Déclaration de M. François Fillon, Premier ministre, à la mémoire de la rafle du Vel d'Hiv et de la déportation, à Paris le 9 juin 2010.

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Circonstance : Discours en l'honneur de Joseph Weissman à l'occasion de la sortie du film de Roselyne Bosch sur "La Rafle" du Vel d'Hiv du 16 juillet 1942, à Paris le 9 juin 2010

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,
Cher Joseph Weismann,
Nous avions prévu d'honorer votre parcours exemplaire lors de la sortie du film La Rafle; et c'est avec beaucoup de regret, vous le savez, que nous avons dû dissocier les deux événements. Ce qui ne m'a pas privé de voir le film naturellement, mais ce qui m'a privé de le voir avec vous.
Ce soir, je veux saluer tous ceux qui ont participé à ce travail collectif de mémoire. Et je veux saluer leur démarche qui a permis, par le cinéma, d'ouvrir à trois millions de spectateurs «la vérité silencieuse des archives. »
Parce que vous croyez, cher Joseph Weismann, que les peuples qui méconnaissent leur histoire s'exposent à son recommencement, et parce que votre trajectoire personnelle est intimement liée à celle de notre pays, vous faites inlassablement entendre votre voix de témoin.
«Quiconque écoute un témoin le devient à son tour», disait Elie Wiesel.
C'est ainsi que la flamme de la mémoire passe de génération en génération, et de coeur en coeur.
En vous écoutant, beaucoup de jeunes Français, mais aussi beaucoup d'adultes, sont devenus à leur tour des témoins, et pour cela, nous voulons vous dire toute notre reconnaissance.
Le 16 juillet 1942, comme beaucoup d'enfants, vous êtes en vacances quand votre univers, en même temps que celui de milliers d'autres, bascule.
Au coin de la rue des Abbesses, une fillette vous avertit qu'il se passe à Paris des choses anormales, et quelques heures plus tard, on vient frapper à la porte de votre appartement familial.
Avec vos parents et vos deux soeurs, vous ferez partie des milliers de personnes qui seront raflés et internés au Vélodrome d'Hiver.
Pendant trois journées effroyables, vous restez là sans manger, dormant sur les gradins, dans une odeur insoutenable. Vous êtes là, encerclé par la répression et l'injustice.
L'aberration d'une concentration humaine de 8.000 personnes et le désarroi profond de la cohue d'hommes, de femmes, d'enfants qui vous entourent, vous les percevez avec la terrible lucidité des enfants.
Craignant plus que tout d'être séparés des vôtres, vous mêlez votre angoisse à celle de quatre mille enfants, une angoisse exprimée de façon bouleversante dans une lettre que j'avais déjà eu l'occasion de citer lors du 65e anniversaire de la rafle du Vel d'Hiv : un garçon de 15 ans écrivait tragiquement à son ami « nous sommes presque fous à force de penser à cela» et lui disait sans illusion : « vois-tu, je crois que nous ne nous reverrons plus, et vois-tu, je crois que c'est vraiment la fin. »
Avec tous ces enfants, au quatrième jour, vous serez embarqués gare d'Austerlitz dans des wagons à bestiaux à destination des camps du Loiret.
Vous endurez la promiscuité étouffante de tous ceux qui partagent votre sort, roulant toute la journée jusqu'à la gare de Beaune-la-Rolande.
Et là, vous découvrez l'enfer du camp d'internement. Un repas par jour, une soupe et un morceau de pain.
Là vous découvrez l'humiliation. Vous êtes assigné à des tâches dégradantes, à des tâches d'adultes qui dépassent vos forces.
Pendant trois longues semaines, vous endurez la brutalité d'un monde assombri par la barbarie, emporté dans la folie du plus grand crime jamais perpétré par l'homme contre l'homme.
Devant ce désastre moral, vous manifestez une force de caractère qui intime le respect.
Un autre enfant de l'enfer des camps, Samuel Pisar, jugera qu'à 13 ans, il était - je le cite - probablement «si jeune, et que sa colonne vertébrale intellectuelle et psychique était si souple, qu'elle ne s'est pas brisée.»
La vôtre a résisté, enfant ; comme adulte, survivant et témoin, elle vous fera affronter les épreuves avec un courage hors du commun.
A 11ans, vous saurez prendre des décisions d'adulte.
Convoqués un matin pour un nouveau départ, vous embarquez le soir même à bord d'un wagon surchargé. Et puis soudain, un officier Allemand se ravise, et désigne au hasard ceux qui resteront sur le quai. Vous en ferez partie.
Ce moment terrible de la séparation, l'arrachement insoutenable à votre père, votre mère, à vos soeurs vous fera toujours dénoncer la cruauté terrible de la Shoah, notamment cette cruauté particulièrement insoutenable envers les enfants.
Comme des milliers d'autres, vous assistez impuissant à leur ultime départ pour une destination sans retour.
La rébellion que provoque en vous la douleur va vous sauver la vie.
Seul au monde, vous balayez les promesses de retrouvailles mensongères et vous prenez le risque de vous évader.
Avec un compagnon de votre âge, vous recouvrez une liberté inespérée qui conserve la marque des barbelés qui vous mutilent lors de votre échappée.
Votre chemin hors du camp est pavé de rencontres qui vous enseignent l'imprévisibilité des réactions humaines.
Il y a d'abord le silence du gendarme du mirador, dont vous ne saurez jamais s'il a été intentionnel ; puis le retournement, au village de Lorris, de cette femme qui vous livre après vous avoir accueillis ; et puis il y a le soutien inattendu des gendarmes qui laissent grande ouverte la porte de votre cellule pour vous laisser fuir.
A travers ces rencontres, qui font chaque fois pencher votre destin dans un sens ou dans l'autre, vous découvrez ces visages humains et ces actions individuelles qui ont incarné l'honneur de l'humanité dans la Shoah ; vous découvrez ces regards et ces gestes, qui ont permis, au final, de sauver la vie de près des trois-quarts des Juifs de France.
A côté de ceux qui se soumettent au diktat de l'occupant et aux ordres du régime de Vichy, à coté de ceux qui détournent les yeux et qui se résignent à la peur, il y a ceux qui ignorent les instructions abjectes et risquent leur destin aux côtés du vôtre.
Dans la Sarthe, il y aura d'abord une lavandière, Mme Grigné, qui vous cache à son domicile de Pont de Gennes de 1943 et jusqu'à la fin de l'été 44 en compagnie de deux petites filles juives, et qui vous confiera à l'orphelinat du Mans à la fin de la guerre.
Et puis il y aura surtout la famille Margel, qui deviendra votre nouvelle famille.
Ces mains tendues, vous saurez les saisir et vous avancerez vers l'âge adulte en ne renonçant pas à la lumière de la confiance.
Vous construisez votre vie, une vie d'entrepreneur : vous suivez une formation d'ajusteur et de metteur en feuilles - je ne sais pas d'ailleurs ce que ça veut dire "metteur en feuilles" mais vous m'expliquerez après -, vous travaillez comme aide-comptable chez les Margel.
Vous vous mariez, vous donnez naissance à trois enfants, et tout au long de ces années, vous regardez vers l'avant.
Pourtant, l'inquiétude qui vous tenaille va durer encore des années.
A la peur d'être repris succèdera l'angoisse de ne pas voir revenir vos parents et vos soeurs à la Libération : une attente infinie, où l'espoir tente de l'emporter sur le désespoir.
S'ajouteront des épreuves difficiles, une maladie qui vous soustrait pendant un an à la vie active, puis le décès en 1951, de Monsieur Margel et la situation critique de son magasin de meubles.
Par fidélité à son épouse, vous assurez jusqu'au bout la gestion de l'entreprise familiale, et vous lui assurez une rente jusqu'à son décès en 1973.
Par fidélité à votre père patriote et à votre pays que vous aimez avec passion, vous partez faire votre service militaire de 1951 à 1953.
Votre fidélité, enfin, va à l'humanité. Malgré ses erreurs et ses crimes, même au fond de ces années noires, vous pensez comme Camus à la fin de La Peste qu'«après la tragédie... il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser ».
En 1965, vous retrouvez aux Etats Unis Joseph Kogan, votre camarade d'évasion, et partez ensemble vous confronter aux routes du passé.
Pourtant, après la guerre, vous êtes resté longtemps sans rien vouloir raconter.
Vous direz même que vous avez souhaité ne plus être juif et changer de nom.
Vous chercherez des refuges illusoires dans le silence et des postures défensives, et y trouvez plutôt une souffrance solitaire.
Il faudra deux rencontres décisives, avec deux femmes, pour vous aider à devenir le témoin inestimable que vous êtes aujourd'hui.
Simone Veil, d'abord, qui entend vos souffrances, mais n'en appelle pas moins au devoir de mémoire qui incombe aux survivants vis-à-vis de tous ceux qui n'ont pas survécu.
Et peu à peu, vous sortez de votre silence.
Vous faites vôtre la mise en garde d'Elie Wiesel contre le fait que « Le bourreau tue toujours deux fois, la seconde fois par l'oubli ».
L'urgence de rendre compte de l'irrémédiable et de l'horreur des camps devient pour vous une obligation morale, une obligation mémorielle, une obligation pédagogique.
Vous intégrez le bureau de la communauté israélite de la Sarthe, devenez son vice-président.
Et c'est là que nous aurons l'occasion de nous rencontrer pour la première fois.
Et depuis 20 ans, vous parlez sans relâche aux enfants des écoles.
Désormais, votre témoignage prend les allures d'un testament que vous léguez aux générations futures.
Auprès des enfants qui ressemblent à celui que vous étiez, vous suscitez des moments bouleversants. Ils vous conduisent à découvrir vos cicatrices et toujours rouvrir vos plaies.
Mais ils vous permettent de poursuivre une réflexion indispensable sur la Shoah. Comment expliquer, comment raconter, comment sensibiliser ? Comment respecter le caractère unique de l'événement en l'inscrivant dans l'histoire européenne, sans le banaliser ? Mais surtout, comment faire pour que cela ne recommence jamais ?
Il y a quelques années, c'est la seconde rencontre, Rose Bosch vous propose de relever un nouveau défi avec Ilan Goldman : cette fois ci, il s'agit de faire surgir le passé par l'image et non plus seulement par la parole individuelle.
Vous qui aviez longtemps pensé que personne n'oserait faire un film sur le sort réservé aux enfants par la Seconde guerre mondiale, vous êtes sollicité pour mettre en image l'histoire de l'enfant que vous étiez.
Cette forme de témoignage n'allait pas de soi.
Etre capable de «visualiser ce que nous savons », selon les mots de Serge Klarsfeld, est une étape supplémentaire dans la confrontation avec l'irréparable et l'impensable.
Parce que vous vouliez qu'on sache ce qu'ont souffert les enfants raflés le 16 juillet 1942, vous avez eu le courage, cher Joseph Weismann, de vous prêter à cet exercice, et vous devez pour cela en être remercié.
L'aventure de ce film vous a en effet infligé des chocs: l'émotion du tournage de la Rafle au coeur du 18e arrondissement de votre enfance, la violence des sensations qui remontent le temps, et qui vous condamnent à traverser l'écran pour «revivre » les événements. Je veux dire que j'ai été presque autant touché par les différents témoignages auxquels j'ai assisté à la télévision notamment, au moment de la présentation du film, que par le film lui-même. J'ai le souvenir d'une émission sur France 2 ou sur France 3 où vous étiez bouleversant dans votre douleur et en même temps dans la clarté de l'expression de cette histoire.
Au moment où la voix des survivants se fait de plus en plus faible, l'humanité vous exhorte plus que jamais à la porter en son nom.
«Si l'écho de leurs voix faiblit, nous périrons » implorait Paul Éluard.
Par l'entremise du petit Hugo, de Raphaëlle Agogué et bien d'autres, vous avez permis, soixante-huit ans après, que des milliers de Français se souviennent avec vous des martyrs des rafles.
Se souviennent aussi qu'au pays des droits de l'homme, sous le coup de la défaite, le régime de Vichy s'employa activement à pourchasser les familles innocentes, les condamnant à une mort atroce.
La France doit célébrer ses jours de grandeurs et elle doit reconnaître ses heures de honte parce que la mémoire d'un grand peuple ne peut pas se diviser.
Pour le rayonnement de votre parole d'évadé, de survivant, de témoin, je veux, devant tous vos amis qui sont ici, vous dire que, cher Joseph Weismann, c'est un honneur pour moi de vous exprimer la reconnaissance de la nation.
Source http://www.gouvernement.fr, le 14 juin 2010