Déclaration de M. Claude Bartolone, ministre délégué à la ville, sur la place des femmes dans la politique urbaine, notamment les inégalités sociales, la garde des enfants et l'emploi des femmes, Poitiers le 18 mai 2000.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Rencontres nationales "Temps des villes, temps des femmes" à Poitiers le 18 mai 2000

Texte intégral

1. Lorsque j'ai entendu parler d'un programme intitulé "Temps des villes", j'ai tout d'abord été un peu intrigué. Je ne comprenais pas très bien le sens de cette expression. Quel était son rapport avec les femmes ? S'agissait-il d'ailleurs de temps ou bien de rythme ? Et puis, en quoi le temps des villes était-il si spécifique ?
Bref, la terminologie employée à la fois dense, abstraite et quelque peu énigmatique, avait le mérite de stimuler le questionnement.
Très vite cependant ma réflexion a ricoché sur la très grande pertinence de placer le temps, en ce début de siècle nouveau, au cur de débats centrés à la fois sur la ville et sur les femmes.
En effet, réparer la ville d'aujourd'hui et préparer celle de demain, avoir une vision nouvelle et anticipatrice, nécessite de prendre du recul d'avec les questions strictement techniques, d'aborder des concepts ambitieux qui font le propre de la nature humaine, et dont la perception intime, personnelle, constitue la clé de voûte de la vie de chacun.
Il est vrai que les entrelacements serrés entre le temps et l'espace, dans les villes, sont vécus comme tacitement, sous la pression de la vie sociale, et non sur le mode du choix ou du consentement. Il suffit de considérer la ritournelle familière " j'n'ai pas le temps ", que tout le monde répète sans cesse sur le mode de l'anxiété, pour comprendre que ce vocabulaire commun au monde du travail comme au monde familial et privé, nous rassemble tous dans un sentiment un peu vertigineux de fuite constante.
Les femmes en savent quelque chose. Celles des quartiers populaires encore plus que les autres. Loin d'une vision du temps mythique ou idéale, elles ressentent les violentes disparités qu'elles ne cessent de dénoncer, avec le sentiment de subir une injustice de plus.
En effet, le luxe du temps, celui du temps perdu ou du temps des loisirs, fait cruellement défaut aux plus pauvres.
L'étude qualitative, faite à l'occasion de votre rencontre, dit la réalité du marathon quotidien accompli par ces femmes, toujours dans l'urgence et à la recherche d'un équilibre jamais atteint, entre le temps de travail et celui de la famille, en oubliant le plus souvent le leur propre.
C'est pourquoi considérer la ville avec un oeil de femme, faire la ville avec elles, pour préparer un changement de culture, un renversement, qui permettra de redéfinir des modes de vie en ville, qui soient enfin harmonieux, au bénéfice de tous, est décidément une initiative dont je vous félicite, mesdames et messieurs les élus, qui êtes à l'origine de cette journée.

2. La politique de la ville s'est construite dès l'origine avec et pour les femmes des quartiers populaires. Cependant leurs conditions de vie quotidienne restent particulièrement dures.
Elles connaissent des situations à l'égard de l'emploi que l'on peut résumer ainsi : faible qualification, temps de travail souvent non choisi avec le développement du travail à temps partiel, emplois atypiques, notamment sur le plan des horaires, salaires faibles.
Les femmes au chômage ou sans qualification, quant à elles, sont retenues d'office à la maison et souffrent d'exclusion. Le taux de chômage, évidemment supérieur à celui des hommes, est très élevé dans les quartiers et marque un différentiel avec les chiffres nationaux de 10 points.
Sur le plan privé ou celui de la vie sociale, elles subissent des violences symboliques ou réelles et vivent la différence des sexes de façon plus brutale que les autres. Les familles monoparentales, par exemple, représentent quasiment 20% des ménages, et la responsabilité repose encore bien souvent sur les seules femmes.
Partout, donc, elles peinent à être reconnues et à bénéficier du droit commun. Et pourtant, ce sont les mêmes femmes qui, avec une énergie et un courage dont elles ne parlent même pas, prennent des initiatives remarquables et inventent des stratégies audacieuses pour dépasser leurs difficultés, que ce soit en matière d'emploi ou de vie associative.
De ce point de vue, les femmes et les jeunes filles issues de l'immigration occupent une place particulière et centrale dans bon nombre de nos quartiers populaires.
Elles jouent naturellement le rôle de médiatrices, de " passeuses " entre les familles et la société, entre les familles et les institutions. Elles ont su s'adapter, évoluer, prendre des responsabilités auxquelles elles n'étaient pas a priori préparées. Elles ont su vaincre les résistances culturelles et cultuelles sans trahir leurs origines.
Elles sont souvent ces femmes relais que tout le monde connaît, ces actrices incontournables qui ont donné l'exemple d'une intégration intelligente, qui bouscule les idées préconcues et résiste aux injustices discriminantes.
Elles font la preuve tous les jours qu'il n'y a pas contradiction à être femme musulmanne et citoyenne française. A elles aussi je voudrais rendre un hommage particulier.
C'est pourquoi j'ai voulu, en tant que Ministre délégué à la ville, que dans les contrats de ville de la nouvelle génération, une place particulière leur soir réservée.
J'ai voulu un programme d'appui, pour promouvoir l'égalité des sexes et le droit des femmes des quartiers populaires.
Notre action, en partenariat étroit avec le Secrétariat d'état aux droits des femmes, s'organise selon trois priorités complémentaires :
- D'abord, en matière d'emploi.
Il s'agit de permettre à ces femmes d'acquérir un statut, de voir reconnu leur courage et leurs initiatives. C'est pourquoi la décision, prise lors du comité interministériel des villes de décembre dernier, de créer 10 000 adultes relais, devra bénéficier en priorité aux femmes. Ce ne sera que justice, puisque ce sont elles qui ont en quelque sorte inventé l'activité et qui ont su prouver à quel point ces fonctions de lien social sont indispensables dans nos cités.
Toujours pour ce qui concerne l'emploi, je tiens à dire que les femmes dans les quartiers de la politique de la ville peuvent, savent, créer des entreprises. La demande est réelle, leur compétence avérée. Nous voulons encourager leurs initiatives. C'est pourquoi, parce que le plus difficile est de trouver des fonds pour commencer, j'ai mis en place un dispositif de revitalisation économique qui permet de financer le démarrage d'activité, surtout pour les chômeurs. Je profite de l'occasion qui m'est donnée pour dire aux femmes "saisissez-vous de cette opportunité", n'hésitez-pas à entreprendre, vous serez aidées.
- Deuxième priorité : la garde d'enfants.
Si l'on veut que les femmes accèdent à l'emploi, il faut impérativement répondre aux besoins qu'elles expriment en matière de garde d'enfants.
Les femmes cadres, qui travaillent le soir, prennent des baby sitters à la maison pour garder leurs enfants. Les femmes des quartiers populaires, les techniciennes de surface qui partent à 4 heures du matin nettoyer les locaux commerciaux, ou les caissières qui rentrent tard le soir pour nous aider, nous, à faire nos courses à notre rythme, ont le choix entre l'angoisse de laisser leurs enfants seuls, être dépendantes des voisins ou des aînés ou d'abandonner leur travail.
La trappe à pauvreté produit alors tous ses effets.
Le plus souvent, alors, l'enfant qui passe en CP devient " l'enfant à la clé " que décrivent les sociologues. On le sait, ces enfants laissés, parfois tard le soir, à l'unique responsabilité de leurs frères ou surs, sont dans une situation d'insécurité qui creuse le lit de la délinquance.
C'est pourquoi, dans un double souci de faciliter l'emploi des femmes et d'organiser une veille éducative, j'ai proposé au Premier Ministre, qui l'a annoncé lors du comité interministériel des femmes le 8 mai dernier, un programme de soutien aux modes de gardes innovants.
Il concernera les enfants de 0 à 13 ans, dont la mère travaille à des horaires atypiques et qui pourront désormais être gardés à domicile.
Cette politique solidaire du gouvernement, qui affiche son souci d'égalité, permet ainsi que toutes les femmes aient une vie normale et éprouvent un légitime sentiment de sécurité pour leurs enfants.
Pour autant, on ne saurait se satisfaire de progrès à court terme.
En effet, la garde des enfants ne doit pas être rythmée uniquement par les besoins productivistes. Autrement dit, organiser la garde des enfants au rythme de l'entreprise, c'est n'écouter qu'un seul intérêt. Cette vision light, à bon compte, de l'organisation de la société, ne nous convient pas.
La modernité nous la voulons humaine plutôt que libérale. Une démarche complémentaire est donc nécessaire. Elle consiste à réfléchir à une société transformée, qui penserait le bonheur des hommes et des femmes, dans laquelle à la domination masculine ne se substituerait pas celle d'un travail mal organisé.
- Troisème priorité donc, comme vous l'a dit Nicole Péry, et pour préparer ce chantier, nous avons confié une mission à Edmond HERVE, maire de Rennes. Il fait partie des ces élus qui ont su oser avant les autres pousser la réflexion concernant la question du temps des femmes dans la ville pour prévoir une meilleure articulation entre la vie privée, professionnelle et familiale.
Il s'agira d'élaborer une charte, sur la base des préconisations auxquelles vous avez déjà travaillé, et qui ont fait l'objet des débats d'aujourd'hui.
Elle est en effet nécessaire pour diffuser les initiatives locales et aider municipalités et services publics à se mettre au rythme des femmes, que ce soit en matière d'emploi, de transports ou d'accès aux loisirs. La dynamique nationale en faveur des femmes ainsi créée permettra une mise en réseau des villes porteuses d'initiatives pour inventer des nouveaux modes de vie collectifs favorisant la place des femmes pleine et entière dans les villes.

4. Mesdames et messieurs, cette journée symbolique répondait à un double enjeu : d'abord rendre hommage aux femmes des villes, parce que quotidiennement ce sont elles qui rendent la ville possible, qui font l'impossible, qui réussissent à concilier toutes les contraintes.
Nous voulions également valoriser les collectivités locales pionnières, que je tiens à remercier encore pour leur sens de l'anticipation et de l'innovation.
Il va falloir désormais faire rentrer dans le quotidien ce que vous avez fait d'extraordinaire et compléter l'ordinaire gestion de l'espace, par des politiques temporelles audacieuses.
Nicole Péry l'a rappelé, ce gouvernement a fait progresser la condition des femmes de façon qu'on peut qualifier, sans craindre l'emphase, d'historique.
Le vote du projet de loi sur la parité, mais aussi la réduction du temps de travail, sont des occasions de renouveau dont notre pays peut se réjouir. Le paysage politique va changer et nous aurons préparé ainsi une société dans laquelle les femmes prendront enfin la place qui leur revient.
Les femmes ont souvent jusqu'alors, surtout pour les plus pauvres d'entre elles, suivi les figures imposées d'un rythme irréfléchi et mécanique, parfois jusqu'à l'insupportable, dans des villes oublieuses de qualité.
Désormais, un renversement s'impose, afin que les villes soient organisées au rythme non imposé des désirs communs, désirs discutés, partagés entre les femmes et les hommes, dans une égalité vécue pleinement.
( source http://www.ville.gouv.fr, le 24 mai 2000)