Déclaration de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, sur la proposition de loi votée par l'Assemblée nationale sur le génocide arménien et sur le souhait du gouvernement de ne pas l'inscrire à l'ordre du jour du Sénat afin de préserver la paix dans la région du Caucase, au Sénat le 17 mars 1999.

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Circonstance : Déclaration de M. Védrine, au nom du gouvernement, devant la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat le 17 mars 1999

Texte intégral

1.- Durant le premier conflit mondial, en 1915 - 1916, alors que le régime du sultan Mehmet V était entré en guerre contre la Russie voisine, lAngleterre et la France, aux côtés de lAllemagne et de lAutriche-Hongrie, la communauté arménienne de lancien Empire ottoman a été la victime de massacres abominables.
Ces atrocités, cette barbarie programmée marquent de manière indélébile lHistoire. Elles sont gravées dans la mémoire des descendants de leurs victimes, et la France, qui est fière davoir été lune de leurs grandes terres dasile et daccueil, en garde elle aussi le souvenir vivant.
Il est de la responsabilité de la représentation nationale et de celle du gouvernement de veiller à perpétuer ce souvenir, de témoigner de la solidarité de la République à légard des Françaises et des Français dorigine arménienne.
Jen viens maintenant à léventuelle adoption de la proposition de loi déjà votée par lAssemblée nationale sur le génocide arménien. Vous avez souhaité connaître la position du gouvernement. Je vais donc vous la présenter.
2.- En premier lieu, ce devoir de mémoire doit-il et peut-il prendre la forme dune loi qui « reconnaîtrait » ce génocide ? Cette interrogation est dordre juridique et constitutionnel, mais aussi philosophique. Appartient-il en effet à une assemblée parlementaire de qualifier des faits historiques, survenus il y a plus de quatre-vingt ans, dans un autre pays ?
LAssemblée nationale a, par son vote, exprimé son intention politique de reconnaissance du génocide arménien. Le gouvernement en a pris acte. Il peut comprendre les sentiments qui ont inspiré cette initiative parlementaire. Mais est-ce à la loi de proclamer « la vérité » sur cette tragédie historique ? Le gouvernement ne le pense pas, et le président de la République partage cette appréciation.
3.- Après cette question de principe, jen viens à lappréciation de lopportunité de cette initiative. La politique étrangère de la France est une politique de paix. Cest pourquoi il lui est indispensable de comprendre ce qui a conduit aux tragédies du passé, pour mieux en conjurer la répétition dans la réalité du monde daujourdhui, cest pourquoi elle doit aussi pouvoir avoir un dialogue utile avec tous.
De la Méditerranée à la Caspienne, comme partout dans le monde, notre politique extérieure vise à éradiquer les causes des conflits, à surmonter les antagonismes, à trouver des solutions aux problèmes que pose la coexistence entre les peuples. Le vote de cette loi servirait-il ces objectifs ? Renforcerait-il le message de notre pays, sa capacité à parler à chaque protagoniste des conflits dAsie mineure et du Caucase, à les convaincre de régler leurs différends daujourdhui par la voie du dialogue et de la coopération ? Responsables de la politique extérieure du pays, le gouvernement et le président de la République ne le pensent pas.
Vis-à-vis de la Turquie en premier lieu, que veut la France ? Voir ce grand pays évoluer dans le sens de la modernité, de la stabilité, dun respect accru des Droits de lHomme, dun renforcement de la démocratie, dune reconnaissance des droits des minorités. La France soutient ceux qui oeuvrent dans ce sens.
Nous redoutons que ladoption de cette loi serve avant tout ceux que tentent le repli sur soi, le nationalisme autoritaire et la répudiation des valeurs de progrès et douverture.
La situation est particulièrement tendue dans le Caucase. La réconciliation entre les peuples et les divers Etats de cette région, meurtris par leurs luttes passées, mutuellement méfiants, opposés sur la question du Haut Karabakh, y est encore fragile. Les forces du nationalisme le plus ombrageux peuvent y précipiter de nouvelles tragédies, et leur esprit de surenchère pourrait, certes à mauvais droit, trouver de nouveaux aliments dans un vote du Parlement français. La France risque dy perdre son image dimpartialité, de compréhension et douverture, jusquici reconnus par toutes les parties, et le crédit diplomatique qui lui a permis de jouer, dans le cadre du groupe de Minsk, un rôle utile dans la recherche dune solution aux conflits de la région.
4.- Je vous ai dit avec franchise les raisons pour lesquelles le gouvernement en ce qui le concerne, en accord avec le président de la République, na pas inscrit et nentend pas inscrire cette proposition de loi à lordre du jour prioritaire du Sénat, comme lavait déjà indiqué à plusieurs reprises M. Daniel Vaillant.
Mais la Haute Assemblée a la faculté de linscrire à son ordre du jour complémentaire, conformément à larticle 48, alinéa 3 de la Constitution. Au moment où elle va exercer sa responsabilité à cet égard, le gouvernement a voulu que sa décision soit pleinement éclairée.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 mars 1999)