Entretien de M. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères et européennes, avec "France 24" le 20 juillet 2010 à Kaboul, sur la poursuite de l'engagement de la France en Afghanistan malgré la mort de soldats français.

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Média : France 24

Texte intégral

Q - Bonjour, Monsieur le Ministre, merci de nous recevoir ici à l'ambassade de France. Vous êtes à Kaboul à l'occasion de la Conférence internationale des donateurs pour l'Afghanistan. Vous allez rencontrer vos homologues des nations contributrices aux forces de l'OTAN en Afghanistan. Qu'attendez-vous réellement de cette réunion ?
R - Tout d'abord, que cette réunion se tienne à Kaboul et elle se tient en effet à Kaboul. Ce qui est un vrai tournant dans l'histoire de notre engagement, celui de la France et des alliés, pour ce pays et pour les Afghans.
Q - La réunion a-t-elle lieu à l'initiative du président Karzaï ?
R - Oui, et sur un programme afghan, avec un certain nombre de points, aussi bien dans le domaine de la gouvernance, de la corruption, de l'agriculture, de la santé et de l'engagement envers les populations civiles.
Q - Si on en croit les sondages en France, la population ne semble pas très bien comprendre l'engagement de la France en Afghanistan. Toujours selon ces sondages, on pourrait même croire que les Français sont probablement défavorables à l'engagement en Afghanistan...
R - Vous avez raison, c'est très difficile à comprendre. Je vois même des personnes, ici, qui croient comprendre et qui ne comprennent pas, parce qu'il faut des années pour comprendre l'Afghanistan.
Doit-on faire la guerre ? Bien sûr, la population est contre. Mais si vous posez la question suivante : doit-on abandonner le terrain à ceux qui oppriment les femmes ? Vous aurez une réponse complètement opposée. Je sais qu'il faut beaucoup expliquer. Il faut maintenant se battre pour la paix.
Q - Est-ce que ce n'est pas cela que les Français ont du mal à comprendre, que l'Occident veut pondre une démocratie à l'occidentale ?
R - Je ne vous le fais pas dire. Vous avez répondu à votre propre question. Ce n'est pas possible, ce n'est pas comme cela que ça se fera, mais si nous pouvons respecter le plus possible, grâce à l'engagement afghan, le droit des femmes par exemple dont j'ai déjà parlé et qui est d'ailleurs dans la Constitution, ce serait formidable. Si on peut transformer cette guerre, même si c'est une guerre de soutien à l'armée afghane...
Q - Vous voulez bien appeler cette guerre une "guerre" ?
R - Lorsqu'il y a tant de victimes, je crois qu'il faut arrêter de tourner autour du pot. Il faut maintenant se battre pour la paix. Je l'ai dit à nos valeureux soldats qui défendent les vallées de Kapisa et de Surobi, non pas contre mais avec la population civile afghane. Ils ont pris cet engagement et ils comprennent très bien qu'il faut s'approcher le plus possible des populations et leur offrir des projets civils. Voilà ce que font nos soldats avec beaucoup de risques et beaucoup de réussite.
Q - C'est le propos que vous tenez aux troupes lorsque vous leur rendez visite sur le terrain ? Avez-vous l'impression que les militaires - qui meurent en Afghanistan, le 45ème soldat français a été tué il y a quelques jours -, je pense aux chefs notamment, comprennent la volonté de la France en Afghanistan ?
R - Je le crois. Ils ont une approche souvent différente parce que, vous le savez, les brigades changent bien sûr et à chaque fois je trouve des gens différents mais l'engagement commun, malgré les risques et malgré la mort de nos soldats - mais c'est cela la guerre et je plains les familles et je comprends les souffrances -, je crois qu'il faut continuer dans ces projets que l'on donne, non pas comme une espèce de charité mais que l'on donne parce c'est à eux, c'est leur pays, c'est leur souveraineté nationale.
Cela va être compliqué mais encore une fois, la Conférence de Kaboul, est un tournant. Se battre pour la paix nécessitera une compréhension encore plus grande que celle qui, d'après vous et un peu d'après moi, n'existe pas assez. Oui, il faudra beaucoup expliquer : avec qui, comment, pourquoi, selon quels critères.
Q - Que répondez-vous aux sceptiques ? Je pense à l'opposition en France effectivement qui a pris une position assez ferme à l'encontre de l'engagement de la France en Afghanistan, mais je pense aussi à quelques généraux français qui ont d'ailleurs été qualifiés de défaitistes à l'intérieur même de l'armée française et qui ont été rappelés à l'ordre fermement par le chef d'état-major des Armées récemment. Que répondez-vous à ces gens qui disent : la France ne doit pas être en Afghanistan ?
R - D'abord, l'opposition n'est pas aussi fermement convaincue que vous semblez le dire. Je débats avec l'opposition et d'ailleurs souvent je discute avec tous nos amis qui connaissent l'Afghanistan. On sait bien que cela n'est pas simple. Pourquoi sommes-nous venus ici ? Parce qu'il y avait une solidarité vis-à-vis de nos amis américains, parce qu'il y avait eu le 11 septembre.
Q - Justement, est-ce que finalement ce n'est pas par solidarité avec nos alliés, ce qui serait finalement assez défendable, que la France a hérité du conflit afghan sans l'avoir réellement désiré ?
R - Mais elle n'en a pas hérité seule ! Nous ne sommes pas ceux qui fournissons les plus grands efforts. Non, il y en a d'autres, il y a une coalition formidable. Il faut maintenant aborder ce tournant de la paix qui mettra très longtemps, la paix ne va pas être décrétée à la Conférence de Kaboul, elle a déjà été annoncée à la Conférence de Londres et elle a été surtout annoncée à la "Jirga de paix" ici à Kaboul en mai.
Q - Vous croyez que la voix de la France au sein de la coalition peut peser en faveur de l'Afghanistan ou en faveur de l'issue d'une sortie de crise ?
R - J'en suis sûr. La voix de la France est différente ; c'est comme cela qu'elle est vécue, ressentie, entendue.
Q - En quoi est-elle différente ?
R - Il y a un côté rétif et un peu universel dans cette voix de la France, dans cette culture française que, bon gré mal gré, nous devons incarner. Ce que les Afghans nous demandent, c'est d'être différents, de les soutenir, de ne pas les abandonner et, en même temps, de respecter leur souveraineté nationale naissante.
Et puis, il faut aussi penser à nos amis américains, britanniques, canadiens, polonais, italiens espagnols, hollandais, tous ceux qui sont là et qui annoncent 2011 comme un tournant. Il y a cela aussi dans les déclarations américaines et afghanes.
Q - A propos de ce tournant de l'année 2011, alors que la situation semble se dégrader ou en tout cas ne s'arrange pas réellement, on entend vos homologues britannique et américain parler de calendrier de retrait. Est-ce que cela n'est pas un peu prématuré ? Est-ce que cela n'est pas une manière de forcer le sort finalement ?
R - Je ne suis pas sûr que l'interprétation soit bonne. Je pense que les Américains disent qu'en 2011 il y aura un partage des tâches. Certaines situations, après d'ailleurs nous avoir consultés, seront "ouvertes" aux autorités afghanes et aux responsabilités afghanes. C'est cela, je crois, qu'il faut comprendre. Maintenant, qu'il y ait certains pays, je le comprends très bien, qui se retirent, c'est vrai. Ils l'ont annoncé et 2011, pour toutes ces raisons, sera une année importante. C'est pour cela qu'il faut préparer cela ici, en 2010, à Kaboul.
Q - Est-ce qu'il est envisageable qu'un jour on retrouve les Taliban au pouvoir dans ce pays ?
R - Il faudrait en débattre plus longuement mais je pense que l'ouverture aux partis politiques était contenue dans la "Jirga de paix" et même dans la Déclaration de Londres. Nous verrons bien comment elle se fera. Nous ne sommes pas naïfs, nous ne voulons pas être abusés, mais, en même temps, ici, ce n'est pas notre pays.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 juillet 2010