Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à France-Inter le 18 avril 2001, sur la situation au Proche-Orient et le rôle des Etats-Unis dans la région, la nouvelle administration américaine, le processus de réforme des institutions communautaires, les relations franco-allemandes, la question du jugement de Slobodan Milosevic, l'évolution de la Serbie avec l'arrivée de Vojislav Kostunica au pouvoir et le Sommet des Amériques à Québec.

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Texte intégral

Q - La politique étrangère, avez-vous l'habitude de dire, doit être en permanence expliquée au pays, l'opinion doit connaître l'analyse que les responsables politiques font de l'état du monde, et les raisons de leurs décisions dans ce domaine, c'est au moins un objectif, et votre souci d'information, Monsieur le Ministre des Affaires étrangères, rencontre l'attente des auditeurs de Res publica en cette période d'interrogations. Interrogations sur ce que peuvent faire la France et l'Europe face à l'escalade de la violence au Proche-Orient, qui a atteint cette semaine avec les actions offensives des Palestiniens et l'ampleur sans précédent de la réplique d'Israël, un degré inquiétant pour la paix dans la région ; interrogations sur les intentions de l'exécutif français face aux insuffisances et aux contradictions de l'Union européenne et face aux défis que pose la réorganisation institutionnelle de l'Europe, bientôt élargie aux nations de l'Est ; interrogations enfin sur les équilibres qui se nouent à l'échelle de la planète avec la montée en puissance d'une nouvelle administration américaine apparemment plus soucieuse de ses intérêts domestiques que du sort du monde, d'une Chine qui veut s'affirmer, d'une Russie qui a l'obsession de retrouver son rang et d'une Europe qui se cherche.
(...)
Hubert Védrine, la situation au Proche-Orient a pris, en début de semaine, un tour dramatique avec la dimension préoccupante donnée par les Israéliens à leurs représailles contre les actions armées du Hezbollah et des Palestiniens, raid contre les positions syriennes au Liban, intervention de "Tsahal?" en territoire autonome palestinien. La pression des Etats-Unis a certes conduit Israël a "retiré" ses troupes mais n'est-on pas arrivés là à un stade extrêmement dangereux pour l'ensemble de la région ?
R - Oui, c'est vrai, votre analyse est exacte. C'est la situation la plus grave depuis dix à quinze ans.
Q - Et que faire ?
R - Ce qui est pathétique c'est que cela intervient quelques peu de mois après que nous soyons passés, peut-être, à côté d'une solution. D'une solution que nous recherchons, nous. Et c'est une sorte de nous collectif.
Q - C'est passé à côté de la solution par la faute de qui ?
R - Je ne peux pas dire. Je ne crois pas que ce soit si simple que cela. On ne peut pas dire que ce soit la faute des Palestiniens ou des Israéliens. Il y a certainement une combinaison d'erreurs.
Q - L'incursion sur l'esplanade des mosquées, c'était M. Sharon. Cela a été le début de tous les incidents et maintenant il est à la tête d'Israël ? Vous avez confiance en lui ?
R - Ce n'est pas un élément qui simplifie les choses. Mais déjà cette négociation était très compliquée avant, puisqu'à Camp David, Yasser Arafat ne s'était pas senti en mesure de dire "oui" à Barak, sur les propositions, même pas "oui, mais, oui, si". Après, il y a une série d'événements qui ont dramatisé les choses, y compris ce que vous citiez, mais il y a eu après un rebond dans la négociation, il y a eu une nouvelle espérance à la fin de l'année quand le Président Clinton avait présenté, ce qu'il appelait ses critères, vous vous rappelez que la négociation ultime de Tabah.
Même les gens les plus expérimentés sur le Proche-Orient, les plus sceptiques à la longue, se disaient là "c'est peut-être possible" et je crois que de toute façon quelle que soit la tragédie actuelle et ce que nous allons peut-être encore traverser, forcément il reviendra à un moment où, du côté israélien et du côté palestinien, il y aura des responsables pour dire "on n'a pas d'autre solution, de toute façon que d'organiser cette coexistence". Il y aura toujours Israël, il y aura toujours les Palestiniens.
Ce qui est vraiment insupportable, pour l'esprit et affectivement même, c'est qu'ils aient à traverser ce tunnel avant de revenir à ces évidences.
Q - Justement, quel rôle peut jouer l'Europe ? On a l'impression - quand les Etats-Unis tapent du poing sur la table - qu'une partie du problème est réglée, en tous cas dans l'urgence. On n'a pas l'impression que l'Europe parle de façon unique, de façon unitaire sur cette question du Proche-Orient et on a l'impression de voir à chaque fois qu'il y a une crise, l'Europe arriver à ses limites ?
R - Le fait que les Etats-Unis aient une influence prédominante au Proche-Orient est une évidence depuis quelques dizaine d'années, donc, ce n'est pas une découverte récente. Mais ce pouvoir, tout à fait considérable des Etats-Unis, qui fait qu'au Proche-Orient les acteurs se situent par rapport à eux fondamentalement, n'est pas suffisant pour qu'ils arrivent à imposer la paix. On l'a vu avec le président Clinton. Personne ne s'est engagé autant dans la recherche de la paix que le président Clinton en tout cas du côté américain, cela n'a pas suffit.
Les Etats-Unis ont repris ce que nous avions dit d'ailleurs la veille sur le caractère tout à fait inacceptable de l'incursion de l'armée israélienne dans Gaza, alors que c'est une zone "A" qui fait partie vraiment des territoires qui ont été redonnés dans un processus international avec des traités, des garanties qui ont été données aux Palestiniens. Il y a donc des réactions assez vives, dont celle du secrétaire d'Etat lui-même, Colin Powell. M. Sharon a retiré l'armée et depuis passe son temps à expliquer qu'il ne l'a pas fait sous la pression extérieure, ni américaine, ni autre, bien. Mais c'est une affaire ponctuelle. Cela ne suffit pas pour réimposer la paix, pour obtenir le retrait de l'armée israélienne des territoires, la fin du bouclage des territoires qui est en train de les asphyxier et de mener les Palestiniens à la dernière extrémité. Cela ne suffit pas pour convaincre un ensemble de Palestiniens ou de groupes, de renoncer à la violence, pour arrêter la politique de colonisation dont il est évident qu'elle est une des causes principales du drame, du problème et un blocage en plus tout à fait tragique par ses effets à l'intérieur de la politique israélienne. Cela ne suffit pas.
Mais ce poids américain est une évidence.
Q - L'Europe n'a pas une attitude suffisamment commune, solide ?
R - Les Européens ont, au point de départ pour des raisons historiques, politiques, et variées, des positions très différentes sur ce sujet. Et à quinze, il y a toujours trois ou quatre positions. Au sein de l'Europe, la France fait un vrai travail pédagogique et politique depuis 15 à 20 ans pour faire évoluer les esprits.
Je voudrais rappeler ici, que quand François Mitterrand, le premier dirigeant occidental à l'avoir dit, disait qu'il faudrait un Etat palestinien, que c'était juste pour les Palestiniens et que c'était la sécurité pour Israël, qu'il fallait qu'ils négocient entre eux, c'était un tollé à l'époque, un tollé dans l'ensemble du monde occidental, sans parler d'Israël.
Un certain nombre d'années après, c'est devenu l'évidence même pour à peu près tout le monde, la base même, même Ariel Sharon aujourd'hui dit : "s'il y a un Etat palestinien, il sera sur 42 % du territoire, ce qui évidemment pas acceptable pour les Palestiniens, alors que Barak était tombé à 96 ou 97 % peut-être, mais le concept est passé. Je ne prends que cet exemple, je pourrais en prendre trois ou quatre, où la France a fait un travail formidable à l'intérieur de l'Europe, simplement, il est vrai que pour des tas de raisons, les pays européens, certains d'entre eux en tous cas, hésitent à se mettre trop en avant sur ce sujet et à avoir une expression trop forte. Alors, nous sommes partagés entre deux choses, nous voudrions dire des choses plus nettes et plus fortes sur le Proche-Orient, surtout quand nous traversons des phases tragiques, et en même temps, nous ne voulons pas interrompre notre effort d'élaboration de positions communes aux Quinze au sein de l'Union européenne qui doit se faire étape après étape. En politique étrangère, ce n'est pas comme en matière de monnaie, on peut dire à telle date, tel jour on change de monnaie, on ne peut pas dire telle date, tel jour nous pensons tous la même chose sur le Proche-Orient. Les mentalités ne se décrètent pas sur un tel sujet.
C'est un travail de longue haleine et si vous regardez aujourd'hui l'expression européenne, sa présence même, par rapport à ces questions, elle est plutôt un peu plus forte en tant qu'Union européenne que ce n'était le cas il y a 5 ou 10 ans, où elle était complètement absente. Je sais que c'est lent par rapport à ce que nous voudrions, mais nous sommes quand même engagés dans cette tâche.
Q - Vous êtes intervenu hier devant les sénateurs de la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des forces armées, plusieurs d'entre eux vous ont trouvé extrêmement sévère à l'égard des premiers pas de la diplomatie Bush ?
R - Sévère, je ne sais pas, si c'est le terme. J'essaie d'être juste. Je ne distribue pas les jugements, ce n'est pas mon rôle.
Q - Vous n'êtes pas enthousiaste ?
R - J'essaie de décrire. Je considère que dans le travail d'animation de la politique étrangère française, il y a un travail d'explication dans ce monde plutôt encore plus compliqué qu'avant et donc j'essaie de caractériser la politique étrangère américaine de cette nouvelle administration. Il y a deux éléments qui ressortent : il y a une tendance ou une tentation unilatéraliste d'agir par eux-mêmes directement sans négocier avec qui que ce soit, cela c'est une tendance que l'on voit ; dont je ne sais pas si elle l'emportera finalement. La deuxième chose qui saute aux yeux, c'est que les positions ne sont pas encore tout à fait fixées. On est encore en période de gestation. Il faudra sans doute deux à trois mois de plus et quelques crises, comme l'affaire de l'avion - que je ne souhaite pas - mais qui sont des révélateurs pour que l'on en sache plus.
Ce qui est donc préoccupant dans les deux points, c'est le premier, c'est une tendance unilatéraliste qui fait dire à cette administration que naturellement, il n'est pas question de signer le statut de la Cour pénale internationale, de ratifier Kyoto, que s'ils arrivent sur le plan technique à réaliser vraiment leur système antimissile, ce que personne ne sait, ce n'est pas forcément nécessaire de négocier avec les Russes qui avaient signé le Traité de 1972 contre les antimissiles parce que c'est une autre époque. Voyez c'est ce type d'attitude qui peut poser problème. Je ne sais pas si cela sera leur ligne définitive.
Q - On reviendra sur la nouvelle administration américaine. Je voudrais que l'on parle d'abord de l'Europe. Cette difficulté de l'Europe a faire preuve d'influence dans des conflits comme celui du Proche-Orient, pose le problème de sa montée en puissance, de son organisation et aussi de sa cohérence. Or l'impression que ressent l'opinion au moment où elle s'apprête à échanger des francs contre des euros, c'est une révolution, que les portes de l'Union s'ouvrent aux pays de l'Est, ce qui est une autre révolution, l' impression de l'opinion c'est que les responsables européens ne savent pas ce qu'ils veulent, ne savent pas où ils vont, en tous cas ne prennent pas le chemin d'une montée en puissance de l'Europe. Est-ce que ce n'est pas préoccupant, est-ce que ce n'est pas un déficit finalement assez grave face à l'histoire ?
R - Soyez juste avec l'Europe.
Vous prenez l'exemple du Proche-Orient. On parlé des Etats-Unis tout à l'heure. Les Etats-Unis n'ont pas à se préoccuper de leur forme institutionnelle finale pendant 15 ou 20 ans. Ils sont constitués, ce sont les Etats-Unis, ils n'ont pas à discuter entre eux de leur ligne à quinze, vous voyez bien qu'avec toute leur immense puissance
- que j'ai appelé l'hyper puissance - ils n'ont pas réussi à arracher la paix au Proche-Orient.
Alors, le fait que l'Europe n'ait pas réussi à arracher la paix au Proche-Orient, ne prouve rien sur l'Europe.
Q - Mais il y a un problème d'organisation grave. Vous avez dit vous-même que la veille, vous aviez demandé à Israël de......
R - Il y a un vrai problème, il n'est pas démontré par le Proche-Orient.
Q - Non, c'est un exemple ?
R - C'est un exemple, mais ce n'est pas forcément le meilleur. Je me rappelle aussi une sorte d'injustice à propos de l'Europe il y a une dizaine d'années quand l'ex-Yougoslavie a commencé à se décomposer. C'était tout à fait navrant, cela s'est fait dans les pires conditions et tout le monde disait "c'est épouvantable, c'est la preuve que la politique étrangère européenne ne marche pas, on l'avait décidé quasiment la veille ou l'avant veille et tout le monde était impuissant face à la désintégration de l'ex-Yougoslavie, à commencer par les responsables de l'ex-Yougoslavie, mais aussi les Américains, les Russes, le Pape, la terre entière".
Q - Mais on s'est aperçu assez vite que l'on s'était un peu trompé quand même ?
R - On, c'est le monde entier alors, ce n'est pas l'Europe. Ce que je veux dire c'est qu'il ne faut pas aller chercher des conflits momentanément insolubles pour montrer que l'Europe est inférieure à sa tâche.
Q - Revenons au cur du problème ? Celui de l'organisation de l'Europe.
R Oui, c'est un peu osé, c'est vrai.
Q - C'est que les responsables européens semblent ne pas savoir où ils veulent aller ?
R - Mais parce qu'ils sont respectueux des peuples européens et que l'on ne peut pas trancher à leur place précipitamment dans une réunion des questions fondamentales qui engagent l'identité des nations européennes.
Q - C'est ce qui a toujours été fait jusqu'à présent ?
R - Oui, mais au fur et à mesure que l'on avance, que l'on progresse, qu'on réussit, on arrive à des problèmes nouveaux qui n'ont jamais été abordés avant. Si on avait échoué à Nice, je ne parle pas du pseudo-échec tel qu'il a été commenté après Nice, si on avait vraiment échoué à Nice, si on n'avait pas réussi au Conseil européen de Nice à se mettre d'accord sur les trois sujets - que l'on avait pas réussi à traiter à Amsterdam en 1997 - plus les deux autres que l'on avait ajouté- on serait dans un trou noir sur le plan européen, et on ne serait pas en train de se poser des problèmes encore plus ambitieux, encore plus compliqués sur la nature de l'Europe à long terme, le rendez-vous que nous nous sommes fixés pour 2004.
Donc, je dis simplement au passage que si nous sommes devant ces questions c'est parce que l'Europe malgré cette impression de discussions un peu laborieuses à certains moments, n'est pas un système despotique dans lequel on dirait voilà la direction et les autres taisez-vous, comme il n'y a pas ce système et qu'il y a une grande démocratie européenne en formation, c'est un débat, qui peut être n'en finit pas, mais qui est très important, que l'on ne peut pas éviter.
Nous sommes en train d'aborder une nouvelle phase dans cette construction européenne qui est plus compliquée que ce qu'a eu à traiter Robert Schuman, quel que soit son immense mérite historique, ou Jean Monnet, ou la période de Jacques Delors et de François Mitterrand et d'Helmut Kohl, etc. On peut prendre des grandes thèses comme cela, on n'a jamais été devant le problème que nous avons à traiter maintenant ; on ne peut donc pas le traiter de façon bâclée et il ne faut pas faire l'impasse sur "l'époque" c'est à dire sur le débat démocratique. C'est exactement pour cela, que lorsqu'à Nice nous nous sommes dit : "puisque nous avons réussi, qu'est ce que l'on fait pour l'avenir ?" et là on s'est dit, "il faut se donner un nouveau rendez-vous parce que toute l'Europe veut que l'on clarifie les choses". Il faut pouvoir dire ce qui est géré au niveau européen, au niveau national, régional et quelle est la nature du pouvoir européen ? Est-ce que c'est de l'intergouvernemental classique ou perfectionné ou fédéral, sous quelle forme, etc. ?
On s'est dit : cela il faut vraiment que les peuples se saisissent de cette question. Donc, on ne va pas faire un comité des sages, une convention comme cela précipitée où des gens ultra spécialisés dans le débat sur l'avenir de l'Europe vont imposer leurs vues déjà élaborées à priori, non, on va se donner un an, ou un an et demi, pour que dans tous les pays d'Europe et dans les pays candidats 15 + 12, un vrai débat se développe. Après quoi, on essaiera de rassembler les idées qui seront sorties de tout cela peut être dans une convention, on n'a pas encore décidé sous quelle forme et pour conclure il y aura une Conférence intergouvernementale, un Conseil européen, cela nous mène à 2004. Il faut bien prendre ce temps, parce que nous touchons à des questions qui sont fondamentales.
Q - Phase un de l'opération : le débat français est lancé, mais on a l'impression qu'il n'est pas conduit ? Je veux dire par là que si les Quinze ne savent pas très bien où ils vont, où ils souhaitent aller, les hommes politiques français qui occupent une place majeure dans l'animation de la vie politique s'en fichent un peu pour l'instant et ne montrent pas la voie ?
R - Je répondrai que nous en sommes tout au début, que Nice c'était en décembre, là nous ne sommes qu'en avril, que nous avons un an, un an et demi de débats devant nous, aucun pays européen n'est plus avancé, donc il n'y a pas de retard français par rapport à cela, je crois même que nous sommes parmi les tout premiers à avoir bâti un système pour stimuler ce débat national avec quelques personnalités qui seront chargées, non pas de conclure à la place des gens, mais simplement de l'animer par leurs idées et leur présence. Ce système de débats aura lieu dans toutes les régions et va s'étaler pendant tout le reste de l'année. Nous sommes les premiers à faire cela.
Il faut que cela se développe, pas seulement en France, mais dans tous les pays d'Europe et je le répète, nous voulons associer les pays candidats, ce sera bientôt leur Europe, comme la nôtre, donc il ne faut pas qu'ils soient exclus de cela. Je crois que nous avons le temps, qu'il faut simplement que tout le monde s 'y mette maintenant pour faire monter la discussion. Il faut que le débat soit lancé, stimulé, alimenté, mais pas trop conduit non plus, on ne veut pas enfermer ce débat avant même qu'il ait démarré, sinon on va retomber sur les mêmes spécialistes du débat sur l'avenir de l'Europe, les mêmes organisations, toujours les mêmes. Il faut que tout le monde s'en empare, je veux dire tous les partis politiques, même ceux qui ne le faisaient pas d'habitude, les grandes associations, les syndicats, toutes sortes de mouvements, les intellectuels, les journaux, vos émissions, tout, les gens, les individus, tout ce qui permet un dialogue direct, que ce soit Internet, un certain type d'émissions.
Q - Vous déclarez dans un hebdomadaire allemand à paraître lundi, que la France est suffisante et présomptueuse ? C'est ce que vous disent vos partenaires européens ?
R - Je ne crois pas avoir dit cela comme çà. Vous faites peut être allusion à une interview que j'ai donnée, qui est déjà parue, sur laquelle il y a eu des problèmes de traduction. Je crois que l'on a fait une version faisant foi en quelque sorte.
En tous cas simplifions. Je vais vous dire ce que je dis souvent, je dis qu'historiquement la France doit éviter deux écueils, notamment en matière internationale, en matière de politique étrangère, c'est le risque de la suffisance, en effet, ou de la prétention et le risque inverse. C'est pour cela qu'il y a eu un problème de traduction, parce que le deuxième risque a disparu, alors mon propos est important et dans mon propos il faut bien signaler deux choses : il y a le risque de la prétention et le risque de l'autodénigrement et en matière de politique étrangère, je trouve aussi déraisonnable que les Français se disent "il faut que l'on soit la puissance dominante, nous devons donner un message au monde pour lui dire quoi faire, etc. Je trouve aussi absurde l'attitude de ceux qui disent que nous ne sommes plus qu'une puissance moyenne tout cela ne sert à rien, on n'a plus d'influence sur rien. Les deux sont faux, donc je cherche le point d'équilibre entre les deux, c'est cela que j'ai dit au journal allemand, que j'ai dit de nombreuses fois avant d'ailleurs.
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Pendant la Présidence française on n'a pas eu simplement la négociation institutionnelle avec la discussion de Nice, la Présidence française dans tous les autres domaines, fiscal, social, économique, etc., a réglé plus de problèmes que les cinq ou six présidences précédentes. Il y avait eu aussi un phénomène d'attente : il va y avoir la Présidence française, la France a les moyens, peut-être de débloquer des choses, donc le bilan de la présidence française, et c'est le bilan du gouvernement et du Premier ministre qui a suivi ça jour après jour pour débloquer ces questions, il y a eu un énorme investissement de tous les ministres dans leur domaine.
Q - Le président n'a rien fait ?
R - Si bien sûr, mais compte tenu de la répartition des choses et des responsabilités constitutionnellement en France, on sait bien que tout s'est discuté dans une série de conseils spécialisés, il n'y a pas que Pierre Moscovici ou moi qui avons joué un rôle de coordination, il y a des Conseils ministres des Finances, des Affaires sociales. L'Europe fonctionne ainsi. Il y a eu beaucoup de conseils spécialisés qui ont débloqué des questions qui étaient bloquées depuis cinq ans, dix ans, parfois même presque trente ans comme l'affaire de la société européenne. Sur le plan concret, je crois qu'il y a un vrai bilan qui témoigne pour la suite et pour le projet. Ensuite, il n'y a pas que des questions, puisque justement Lionel Jospin n'a pas fait le discours qu'il fera, dont nous parlions. Il y a simplement une remarque, qui fait que pour lui, il fallait d'abord avoir un projet européen. C'est parce que l'on a un projet en terme de société, de valeurs, d'ambitions, que l'on doit se demander comment ça marche. Et on doit en arriver à la question des institutions. Il ne souhaitait donc pas être aspiré par une sorte de débat institutionnel prématuré qui était déconnecté du contenu.
Q - La position, c'est plus de délégation de souveraineté avant une clarification du problème d'identité et d'organisation de l'Europe ?
R - Il traitera les deux ensemble. Et il n'a pas posé de préalable. Pour l'an dernier, il ne voulait pas s'exprimer pendant la Présidence pour des raisons que je vous ai rappelées, et il trouvait que c'était un peu artificiel, prématuré, pas nécessaire, d'aller parler uniquement de la question institutionnelle, alors que la question reste : qu'est-ce que nous allons faire ensemble, nous les Quinze, étant donné que nous avons fait le choix historique en plus d'ouvrir l'Europe, dans des conditions précises, à douze pays candidats ? C'est l'Europe à 27 et potentiellement à plus.
Qu'est-ce que l'on fait ensemble. C'est cela la question. Il faut traiter en même temps cela et la question des institutions. Comment va marcher cette Europe à vingt-sept ? Ce sont les questions que nous avons prévues à Nice, donc le débat est encadré déjà par cela, il a des lignes directrices. Quels sont les compétences et les pouvoirs au niveau européen ou au niveau national ou au niveau régional ? Et quelle est la nature de chaque pouvoir à chaque étage et notamment au niveau européen où là il y a plusieurs options qui restent en discussion ?
Q - Je voudrais savoir si vous vous entendez mieux, si vous vous comprenez mieux avec M. Fischer depuis que vous vous voyez plus régulièrement ?
R - On s'est toujours très bien entendus lui et moi.
Cela dépend si vous le demandez à titre personnel ou à titre politique. A titre personnel, on s'entend vraiment bien, nous sommes devenus des amis, je crois que je peux le dire dès le début. Nous avons un grand plaisir à nos échanges, simplement nous n'avons pas les mêmes itinéraires, pas les mêmes conceptions sur tous les sujets et il y a un certain nombre de points sur l'avenir de l'Europe sur lesquels nous sommes d'accord et un certain nombre de points sur lesquels nous n'avons pas la même conception.
Q - Vous venez d'employer le mot "itinéraire", effectivement vous n'avez pas eu les mêmes itinéraires. Est-ce que le facteur personnel joue dans la relation franco-allemande, comme cela quand on est chargé de régler des problèmes délicats, difficiles, déséquilibrés ?
R - Oui, cela joue. D'abord, il ne faut pas exagérer l'importance du facteur personnel, mais cela peut, à la marge, compliquer les choses ou les faciliter. D'autre part, cela joue mais de façon aléatoire, on peut avoir des itinéraires identiques et ne pas se comprendre, on peut avoir des itinéraires très différents et s'entendre au quart de tour, mais les deux sont possibles.
Dans le cas de Fischer et moi, on s'entend vraiment bien. Nous avons été très proches constamment. Nous nous sommes bien compris dans toute l'affaire du Kosovo et dans beaucoup de sujets. Pendant le débat sur l'avenir de l'Europe à long terme, il a fait un discours intéressant auquel j'ai répondu par des questions qui demeurent d'une grande actualité. Des questions tout simplement parce que personne n'y a encore répondu, donc cela fait partie du débat qui redémarre maintenant légitimement. Il a sa sensibilité, sa vision des choses qui est partagée par certains Allemands, pas par d'autres, qui est partagée par certains autres en Europe, pas par d'autres. Cela fait déjà partie du débat qui va maintenant prendre toute son ampleur en 2001, 2002, 2003 et qui sera conclu en 2004.
Mais ce n'est pas parce qu'il y aurait - je ne sais quelle différence sur la nature ultime du pouvoir européen ou bien la nature de l'éventuelle deuxième chambre - comment est-elle composée - que l'on pourrait dire qu'il y a un manque d'entente, au contraire.
Q - Que les Serbes veulent juger Milosevic d'abord chez eux pour les crimes qu'il a commis dans son pays avant de le transférer éventuellement devant la justice internationale, cela vous choque-t-il ?
R - Ce n'est pas exactement conforme à leurs obligations internationales et ce n'est pas ce que nous recommandons car la Yougoslavie a pour objectif de se réinsérer complètement dans la vie internationale. Mais je crois que c'est quelque chose que l'on peut comprendre si on le remet dans sa dynamique historique et politique. Il faut savoir quel est notre objectif par rapport à la Yougoslavie, on a à faire à des gens qui ont renversé Milosevic par leurs votes, qui ont eu le courage de faire cela. Ils ont eu le courage d'élire le président Kostunica, qui a eu le courage d'être candidat contre Milosevic. Il fallait le faire, ce n'était pas évident, il fallait un vrai courage et individuel et collectif. Maintenant, cela nous paraît évident, parce que nous sommes là avec nos exigences et nos impatiences vis-à-vis de la Yougoslavie. Si on se reporte à septembre dernier, personne ne croyait que cela était possible. Personne ne pensait qu'il y aurait un candidat valable et que les serbes auraient le courage et l'audace d'aller voter. Ce sont quand même les Serbes qui ont fait cela, il ne faut pas l'oublier.
En plus, le président Kostunica est un juriste, il nous dit sans arrêt qu'il veut réapprendre aux Yougoslaves et aux Serbes ce qu'est la légalité, à chaque étape, que ce mot a perdu tout sens à cause du régime communiste et notamment de celui de Milosevic. Il faut faire les choses dans les formes et tenir compte d'une sorte de vision serbe des choses comme quoi ils ont été constamment victimes de l'histoire, que tout ce qu'il leur arrivent est une sorte de complot de l'étranger. Je crois que Kostunica veut les aider à guérir de cela par une série d'étapes et en faisant redécouvrir ce qui s'est passé.
C'est pour cela que lui et Djindjic d'ailleurs, parce que finalement ils sont d'accord, en réalité, ils pensent qu'il faut à la fois une Commission vérité-réconciliation, - mais avec qui, les Serbes ou bien les autres pays de la région, c'est plus compliqué - pour ouvrir les yeux, pour que les gens se rendent compte de ce qui s'est passé sous Milosevic, que Milosevic soit jugé et que l'on arrive au stade où cela devient évident pour l'ensemble de la Yougoslavie que l'aboutissement normal du processus, c'est le jugement international qui vient compléter, couronner l'ensemble de ce processus de reconstruction politique.
Qu'est-ce qui nous intéresse ? On n'a pas une attente, comment dire, notariale, formaliste, immédiate. Ce qui nous intéresse, c'est que les Serbes soient dans l'Europe de demain un vrai peuple démocratique, convaincus de la démocratie pas à qui on l'a imposé la démocratie, mais convaincu, et c'est comme cela que l'avenir se construit et compte tenu de ce qu'ils ont fait depuis septembre dernier, et Djindjic depuis qu'il est Premier ministre, je crois qu'ils méritent notre confiance. Il faut continuer à dire ce que l'on attend d'eux, dire : bon, c'est bien, c'est un pas dans la bonne direction mais naturellement on attend plus et plus loin. Mais il faut aussi leur faire confiance ; donc il ne faut pas exprimer les attentes d'une façon qui soit mesquine ou humiliante et par ailleurs, il faut se rappeler que toute l'Europe a pris à Zagreb des engagements vis-à-vis de tous les pays des Balkans, y compris la Yougoslavie - Milosevic n'était même pas en prison à ce moment-là - pour accompagner le développement et la modernisation de chacun de ces pays y compris la Yougoslavie. Nous devons tenir aussi nos propres engagements. C'est notre intérêt.
Q - Une question qui va peut-être nous servir de transition avec l'Amérique. Comment interprêtez-vous le Sommet des Amériques qui va s'ouvrir vendredi et où ils ont l'intention de faire une grande zone de libre échange ? C'est un défi pour l'Europe ou un hommage à sa construction . C'est quelque chose qui nous menace ou finalement c'est bien ?
R - Ce n'est certainement pas un hommage, parce que cela ne leur a pas traversé l'esprit dans la démarche, qui est une démarche très ancienne. Pour les Etats-Unis unifier les Amériques ou en tout cas avoir le rôle dominant, c'est aussi vieux que la doctrine de Monroe et cela a été transposé sur le plan économique. C'est un projet ancien qui est porté par l'extraordinaire puissance et vitalité de l'économie américaine et cela a été d'ailleurs déjà lancé sous la présidence du père de l'actuel président, également poussé par le Président Clinton sous une autre forme, c'est relancé maintenant, cela correspond à une logique économique, une sorte de prépondérance économique.
Q - Faut-il en avoir peur, nous Europe ?
R - Nous l'Europe, non. Mais ceux à qui cela posent des problèmes, ce sont les pays de cette zone qui voudraient s'organiser en tant que tels, notamment les pays du Mercosur, qui ont constitué un groupe qui était très bien parti, qui connaît des problèmes parce que l'Argentine est dans une très mauvaise passe économique, dont j'espère elle sortira. Dans le Mercosur il y a le Brésil qui est une très grosse puissance. Ce projet-là est plutôt lancé pour prendre de vitesse le Mercosur. C'est là où il y a le problème n° 1.
Pour nous Europe, ce n'est pas un problème. On a une puissance économique également colossale. Trouver le bon arrangement institutionnel est un peu compliqué, parce que l'on a une quadrature du cercle là dans l'affaire de la fédération d'Etats-nation. On y arrivera, on la trouvera, mais il n'y a pas de raison que l'on se sente menacé par cela et puis en plus on sait que nous sommes dans un monde réfractaire à cette puissance économique américaine énorme, on le sait. C'est un élément qui nous stimule.
Q - Puisque nous sommes aux Etats-Unis, la Réserve fédérale américaine a baissé une nouvelle fois ces taux directeurs, cela va-t-il si mal là-bas ?
R - Ils ont un problème - qui est la formule consacrée ces derniers jours- d'atterrissage en douceur. Il faut qu'ils gèrent la sortie d'une phase qui était exceptionnellement longue de croissance très forte. Ils sont revenus à une croissance plus faible et ce sont des phases de transition difficiles à gérer.
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(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 avril 2001)