Texte intégral
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
Je vous remercie de m'accueillir ainsi pour ces 3èmes Assises du numérique, dont je peux mesurer, devant l'assistance aujourd'hui réunie, l'importance et la pertinence, en tant que forum d'échange et de dialogue. « Le numérique, pour une nouvelle politique des savoirs » : tel est l'ambitieux thème dont nous allons débattre, et qui anime mon action au sein du ministère de la culture et de la communication.
De longue date et bien avant l'âge de l'immatériel, agir sur les conditions de la production des savoirs, en maîtriser la diffusion et l'accès ont toujours constitué un enjeu stratégique majeur pour les acteurs de l'économie et de la politique. À l'heure du numérique, cette « politique des savoirs » est en pleine redéfinition. Elle porte parfois de nouveaux noms : l'indexation, le référencement, le « facteur H » bien connu des chercheurs... Face à des modèles économiques qui se cherchent, encore incertains quant à leur pérennité, les pouvoirs publics ont à coup sûr un rôle majeur à jouer dans la redéfinition de ce paysage.
Afin de pallier les limites de la notion « d'économie de la connaissance » qui était au coeur de la stratégie de Lisbonne, d'autres enceintes comme l'UNESCO ont proposé de promouvoir l'idée « sociétés du savoir ». Elle venait opportunément nous rappeler que la politique des savoirs n'est pas seulement une question de structuration de marchés globaux liés aux nouvelles technologies ; mais qu'elle implique également des responsabilités essentielles des pouvoirs publics, au niveau local, national et global, afin de garantir l'accès aux biens et services culturels en ligne - sachant que la fameuse « fracture numérique » n'est pas seulement une question d'équipement, mais également d'acquisition de compétences et d'accompagnement vers de nouvelles approches du savoir.
La politique des savoirs, pour les pouvoirs publics, ne se résume pas à cet accompagnement social du tournant numérique, aussi essentiel soit-il. La Convention sur la diversité culturelle de 2005, en reconnaissant la nature duale des biens culturels, leur valeur culturelle et commerciale, nous a selon
moi donné le cadre de référence qui doit nous guider si nous voulons veut éviter que ces « sociétés du savoir » ne se résument en fin de compte, pour les citoyens, qu'à être des économies de la connaissance avec un léger supplément d'âme.
C'est sur cette base que je voudrais souligner deux priorités majeures de mon Ministère, dont de nombreux secteurs d'intervention - je pense évidemment au livre et aux bibliothèques, à l'audiovisuel et aux cinémas - sont en prise directe avec la redéfinition en cours de cette politique des savoirs. Ces deux priorités sont d'une part la préservation du pluralisme dans la production et la diffusion des biens culturels, et de l'autre la question de la rémunération et du financement de la création, afin d'en préserver la diversité.
Ceci étant posé, je voudrais évoquer avec vous quelques actions du Ministère de la Culture et de la Communication qui relèvent de cette logique.
La politique de mon Ministère concernant le livre numérique constitue un bon exemple. Les objectifs de cette politique peuvent être définis de la manière suivante :
Favoriser le développement d'une offre attractive, abondante et variée. Les technologies de l'information et de la communication démultiplient aujourd'hui les possibilités d'accès aux oeuvres culturelles ; de plus en plus de nos concitoyens souhaitent trouver les livres qui les intéressent dans des formats numériques. Si rien n'est fait pour répondre à cette demande, c'est le piratage qui se développera, au détriment de la qualité de l'offre et de la rémunération des créateurs.
Donner aux créateurs la garantie d'une rémunération acceptable.
L'économie des réseaux est principalement une économie de flux : les grands opérateurs tirent leurs profits de la bande passante, de la publicité ou de la vente de terminaux de lecture. Les oeuvres culturelles, qu'ils appellent des « contenus », servent essentiellement de produits d'appel. En position de force face aux créateurs, ils sont susceptibles d'imposer des modèles économiques défavorables à ces derniers.
Sur ce point, je ne peux que saluer la démarche entreprise par certains de ces acteurs majeurs, qui intègrent progressivement les principes du droit d'auteur dans leur stratégie, en passant notamment des accords avec les sociétés d'auteurs françaises. Je veux parler bien sûr de l'accord qui vient d'être signé entre YouTube, la SACD, la SCAM et l'ADAGP. Mais il faut poursuivre et aller plus loin, en réglant notamment les différends passés et actuels.
Préserver la diversité de la création.
L'un des plus grands risques de l'économie numérique appliquée aux biens culturels est l'uniformisation. Les opérateurs de l'internet sont souvent en position dominante, dans leur secteur. Si demain, l'accès aux oeuvres se fait par un seul acteur, il est très probable que l'on assistera à une « best-sellerisation » des ventes très dommageable. Il y a là un enjeu culturel, bien sûr, mais aussi un enjeu de démocratie.
La proposition de loi relative au prix du livre numérique récemment votée par le Sénat constitue une étape importante dans la poursuite de ces objectifs.
En instaurant un environnement de confiance pour les auteurs et les éditeurs, elle favorisera la numérisation des livres et permettra d'accroître une offre aujourd'hui très limitée, au bénéfice de tous ;
En instaurant le principe du contrôle du prix de vente par les créateurs, elle permettra de rééquilibrer le dialogue inégal entre ces derniers et les grands opérateurs des réseaux ;
En neutralisant la concurrence sur les prix entre les détaillants, elle favorisera une plus grande diversité dans la distribution ;
Conformément à l'avis qui m'a été rendu par l'Autorité de la concurrence, cette proposition de loi a un champ d'application limité et n'a pas la prétention de réguler l'économie d'une création encore à venir. Certains critiquent ce parti pris de modestie en le qualifiant de méconnaissance de l'univers numérique : je salue au contraire la prudence des Sénateurs dans leur définition. Je rendrai au Parlement un rapport annuel qui lui permettra d'envisager dans le futur des aménagements progressifs à ce texte.
Je voudrais également évoquer, plus largement, la nécessité de donner à nos industries culturelles les moyens de leur compétitivité à l'ère numérique. Pour ce faire, une réforme de la TVA, au niveau communautaire, s'impose en ce qui concerne les biens culturels en ligne. La communication de la Commission sur la stratégie numérique soulignait d'ailleurs très justement que « les défis de la convergence devraient être abordés à l'occasion de tout réexamen de la politique générale, y compris en matière fiscale ».
À l'heure actuelle, la réglementation communautaire en vigueur empêche les États membres qui le souhaitent d'appliquer un taux de TVA minoré pour les services culturels en ligne (vidéo à la demande, musique ou presse en ligne, livres électroniques), alors même que la majorité d'entre eux (les livres, la presse, la télévision payante) en bénéficient dans l'univers physique.
Cette situation est paradoxale, alors que nous sommes tous conscients que l'avenir de nos industries culturelles passe par le numérique. Il est d'ailleurs révélateur qu'au Japon, comme dans la majorité des États fédérés des États-unis, les contenus culturels en ligne bénéficient de taxes allégées.
Il me paraît donc urgent d'ouvrir ce débat, notamment dans le cadre du prochain Livre vert de la Commission européenne sur la TVA, afin de donner à nos industries culturelles les moyens de leur compétitivité à l'ère numérique.
Nos soutiens se font de plus en plus nombreux au sein de la Commission européenne. J'ai eu en effet l'occasion d'en discuter à plusieurs reprises avec Neelie Kroes, et je me réjouis que nous partagions une communauté de vue. La Vice-Présidente de la Commission, en charge de la stratégie numérique, s'est en effet exprimée en faveur d'une TVA à taux réduit pour les biens et services culturels lors du Forum d'Avignon début novembre. De la même manière, Madame Androulla Vassiliou, Commissaire européenne à la l'éducation et à la culture, a soutenu cette idée lors du Conseil culture-audiovisuel du 18 novembre 2010 à Bruxelles, au cours duquel nous avons à nouveau appelé l'attention des ministres et des commissaires sur cette question fondamentale. Pour ma part, je mène également un dialogue avec le Commissaire Michel Barnier afin que nous puissions avancer ensemble au niveau communautaire. Soyez, à cet égard, assurés que le Gouvernement va redoubler d'efforts auprès de ses partenaires européens pour progresser sur ce dossier certes difficile, mais fondamental.
Je voudrais maintenant évoquer avec notre action dans le domaine des contenus numériques pédagogiques.
Les organismes de l'audiovisuel public se sont emparés depuis plusieurs années de la question des contenus pédagogiques, en s'appuyant sur les nombreuses ressources à leur disposition.
Grâce aux travaux menés en étroite collaboration avec le Ministère de l'Éducation Nationale, les outils de numérisation des contenus sont aujourd'hui largement accessibles et utilisés par nos opérateurs.
Le département éducation de « la Cinquième », devenue depuis France 5, travaille depuis la création de la chaîne en 1994 à la mise à disposition de contenus audiovisuels éducatifs en classe. En 2003, le groupe France Télévisions a proposé un service de vidéo à la demande à destination des établissements scolaires, en partenariat avec le Centre national de la documentation pédagogique. C'est de cette proposition qu'est né le groupement d'intérêt économique lesite.tv. Cette offre numérique est aujourd'hui accessible par plus de 6 000 établissements scolaires abonnés et constitue la première ressource numérique éducative en France.
Dans le même esprit, cette année, sous l'impulsion du Président de la République, France Télévisions a également mis en place l'offre Ciné-Lycée en s'appuyant sur le réseau et l'expertise de Lesite.tv. Un catalogue d'oeuvres majeures du cinéma est désormais accessible dans les lycées en respectant les ayants droit.
L'Institut national de l'audiovisuel (INA) a également développé des outils numériques éducatifs autour de ses archives audiovisuelles, notamment les émissions d'actualité et les journaux télévisés. Parmi ces outils figurent les « Jalons pour l'histoire du temps présent », une fresque chronologique et thématique permettant d'accéder à des contenus audiovisuels liés.
TV5 Monde enfin propose pour sa part une offre à destination de ceux qui veulent apprendre le français comme langue étrangère, et qui vient également en soutien à ceux qui l'enseignent à travers le monde.
Ces initiatives, mises en place dès le début de la révolution numérique et guidées par le souci du service public, doivent encore se développer, se renforcer et être diffusées auprès de l'ensemble des établissements scolaires, dans le respect des ayants droit sans qui ces contenus n'existeraient pas. Il ne doit pas y avoir de concurrence entre ces différentes sociétés et leur action doit être guidée aujourd'hui par la recherche de la complémentarité, tant sur le plan éditorial que sur la question de la distribution.
Les sociétés de l'audiovisuel public ne sont pas les seules dépositaires de collections audiovisuelles, numérisées ou non, susceptibles de nourrir une politique des savoirs, mais je suis convaincu que par leur expérience déjà acquise, elles peuvent se mettre efficacement au service de l'intérêt national.
Dans le même esprit et dans le cadre des actions de mon Ministère pour promouvoir l'accès aux contenus culturels en ligne, figure également le « plan lecture ». Ces « 14 propositions pour le développement de la lecture » que j'ai annoncé avant l'été visent entre autres à adapter les établissements de lecture publique aux nouvelles pratiques et aux nouveaux usages des lecteurs, à accompagner des projets innovants dans les milieux les plus éloignés de la lecture, mais également à renforcer le soutien à l'informatisation, avec des objectifs précis, notamment celui d'atteindre une informatisation complète des bibliothèques pour les collectivités de plus de 20 000 habitants d'ici à 2015.
La politique des savoirs, c'est également se donner les moyens d'agir sur les nouveaux classements, les nouvelles formes d'évaluer ce qu'on appelle les « contenus » en fonction de leur visibilité en ligne. En tant que Ministre de la langue française, je pense en particulier aux chercheurs, désormais jugés sur leurs taux de citations en ligne, dans des publications essentiellement en anglais. S'il y a bien un domaine où le risque d'uniformisation est aujourd'hui réel, c'est celui des modalités linguistiques de conceptualisation, notamment pour les sciences humaines et sociales. Dire cela, ce n'est pas contester vainement la fonction véhiculaire formidable assumée par l'anglais, bien au contraire. Mais les langues sont porteuses de façons de penser, et favoriser la production en français dans le domaine des sciences humaines, c'est là aussi se donner les moyens de préserver plusieurs angles de vue pour déchiffrer le monde. C'est sur la base de l'enquête ELVIRE sur l'usage des langues dans la recherche publique en France de l'INED que la Délégation générale de la langue française et des langues de France, en coordination avec le Centre National du Livre, étudie actuellement les possibilités qui s'offrent à nous pour soutenir la traduction et la mise en ligne en anglais de cette production scientifique française, suivant un principe simple : traduire et mettre en ligne en anglais pour pouvoir penser en français - tout en garantissant au chercheur le référencement et la visibilité internationale dont il a besoin.
Ces différentes actions de mon ministère, si elles relèvent bien d'une politique des savoirs, ne pourraient faire sens si elles ne s'appuyaient aussi sur des partenariats qui les inscrivent dans les dynamiques que portent le secteur privé. À cet égard, les « investissements d'avenir », qui ont pour objet de renforcer et de stimuler le potentiel de croissance de notre pays, vont permettre des avancées déterminantes.
Comme vous le savez, une enveloppe de 4,25 Mds d'euros est consacrée au " développement de l'économie numérique ". Dans ce cadre, l'État apportera son soutien aux projets lui offrant le meilleur retour sur investissement et ayant le plus fort impact en termes de création d'activité économique, d'emplois et d'aménagement du territoire.
Les contenus culturels sont au coeur de cette ambition politique. Dans ce domaine, le passage au numérique a longtemps été « subi » ; l'ambition du Grand Emprunt consiste précisément à anticiper et prendre les devants.
Au-delà du développement de l'offre légale, il s'agit de servir la création et l'offre culturelle, à travers la mise en place d'une véritable filière numérique culturelle.
La vaste consultation publique sur les usages du numérique, lancé en juin dernier par le Gouvernement, a permis de mettre en évidence un fort intérêt de la part des acteurs du numérique, qu'il s'agisse de grands groupes, des PME, des TPE, des associations, d'acteurs publics ou de particuliers. Cette consultation a également permis de faire émerger 141 contributions portant sur tous les types de contenus culturels : l'écrit - presse et imprimé -, la musique, le cinéma, l'audiovisuel, la photographie et l'image fixe.
Au sein du volet « usages, services et contenus », plusieurs champs thématiques ont été identifiés dès l'origine : parmi eux, celui de la « numérisation des contenus culturels, éducatifs et scientifiques », doté de 750 Meuros.
À travers ce soutien, l' État poursuit plusieurs objectifs :
- l'émergence de produits et de services innovants utilisant les contenus culturels, éducatifs et scientifiques ;
- la création d'un effet de levier sur l'investissement privé, permettant un développement durable de ce secteur de l'économie ;
- un appui à la démocratisation culturelle et à la transmission des savoirs, la valorisation culturelle et économique du patrimoine numérisé.
Quatre premiers grands chantiers du Grand Emprunt se dégagent d'ores et déjà de la consultation.
- C'est le développement de l'offre légale dans le domaine du cinéma.
- Egalement concerné, le domaine de l'audiovisuel, dont les contenus déjà numérisés ou non pourront être fortement valorisés par le développement de services tant pour les particuliers que pour les entreprises.
- C'est également la presse, avec la création d'un kiosque numérique qui peut assurer la commercialisation de contenus provenant de plusieurs éditeurs de presse.
Mon Ministère est par ailleurs particulièrement engagé, vous le savez, dans la constitution du nouvel écosystème des services de presse en ligne, notamment via fonds d'aide au développement des services de presse en ligne : c'est pour moi une priorité dans la nouvelle politique des savoirs qui se met en place.
C'est enfin, dans le domaine de l'écrit, la volonté de favoriser le pluralisme des acteurs et des partenariats. Je pense tout particulièrement au programme de numérisation de masse de la BNF engagé depuis 2007, qui concerne 100 000 livres par an. Ces programmes concernent les oeuvres tombées dans le domaine public antérieures au XXe siècle.
L'ambition des investissements d'avenir, c'est bien d'aider, vous l'aurez compris, à structurer la filière française des acteurs du numérique et de la culture afin de proposer une alternative crédible aux initiatives prises aujourd'hui par des acteurs en position dominante.
Mais ce rappel des principales orientations stratégiques de mon Ministère a avant tout pour but de venir nourrir votre discussion. Je vous souhaite un débat aussi riche que possible.
Je vous remercie.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 30 novembre 2010