Déclaration de M. Eric Besson, ministre de l'industrie, de l'énergie et de l'économie numérique, sur la question de la neutralité de l'Internet, à l'Assemblée nationale le 17 février 2011.

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Circonstance : Discussion de la proposition de loi relative à la neutralité de l'Internet, à l'Assemblée nationale le 17 février 2011

Texte intégral

Monsieur le Président,
Monsieur le Rapporteur,
Mesdames et Messieurs les Députés,
Internet est devenu aujourd'hui une commodité essentielle au même titre que l'eau ou l'électricité. Il est un des principaux fondements de la révolution numérique. 2 milliards d'individus dans le monde ont désormais accès à Internet. Sous une apparence technique, la question de la neutralité des réseaux revêt un caractère éminemment politique.
Les autoroutes de l'information acheminent un grand nombre de services aux caractéristiques différentes. Ces autoroutes font face à deux révolutions :
- Premièrement, le trafic échangé sur Internet est multiplié par 2,5 tous les 2 ans. Sur les réseaux mobiles en particulier, il est multiplié par 10 tous les 2 ans. Face au risque de saturation, se pose la question de la régulation du trafic : tous les paquets de données sur les autoroutes de l'information doivent-ils circuler à la même vitesse ? Quelles garanties peut-on apporter pour que des services différents soient fournis avec une qualité suffisante et sans discrimination ?
Prenons un exemple : la téléphonie sur IP remplace progressivement en France la téléphonie traditionnelle. Cette évolution de l'usage est permise par les opérateurs qui garantissent la qualité des conversations téléphoniques. Pour ce faire, ils réservent une partie de la bande passante à la téléphonie sur IP. Cela permet, même lorsque que l'on télécharge un fichier et que la bande passante est saturée, de pouvoir continuer à téléphoner. Une forme « d'absolutisme » de la neutralité nuirait au développement de ces services et se retournerait contre l'objectif qu'il entend poursuivre.
Pour continuer à garantir l'ouverture et la neutralité des réseaux, il faut adopter une approche pragmatique et respecter quelques principes essentiels :
1. Développer les réseaux de très haut débit fixe et mobile pour réduire les congestions. Au cours de l'année 2011, le gouvernement va attribuer les licences de téléphonie de quatrième génération, c'est-à-dire le très haut débit mobile, et accélérer le déploiement de la fibre optique.
2. Garantir les libertés fondamentales, c'est-à-dire le droit à l'information et à la communication.
3. Préserver l'innovation sur Internet : chaque start up lançant une activité sur Internet doit pouvoir accéder à tous les utilisateurs avec un bon niveau de qualité de service.
Afin de garantir le respect des libertés fondamentales et de l'innovation, le gouvernement va doter le régulateur, dans le cadre de la transposition des directives européennes du « paquet télécom », du pouvoir de fixer un niveau minimum de qualité pour tous les services.
Par ailleurs, les libertés fondamentales sont parfaitement compatibles avec la lutte contre les usages illicites d'Internet : le blocage de contenus pédopornographiques après la décision d'un juge ou la réponse graduée d'Hadopi ne menacent pas la liberté d'expression sur Internet.
4. 4ème principe : renforcer l'information des utilisateurs et leur capacité à choisir entre les fournisseurs d'accès à Internet.
Avec la transposition du « paquet télécom », une information détaillée sera fournie par les opérateurs sur leurs pratiques de gestion de trafic. En outre, le gouvernement est attentif à ce que l'ARCEP continue de maintenir un niveau concurrentiel élevé sur le marché. Ainsi, les utilisateurs pourront changer de F.A.I. dans le cas où la gestion du trafic par leur opérateur ne leur convenait pas.
5. 5ème principe : préserver l'innovation sur les réseaux avec la possibilité de fournir des « services gérés », c'est-à-dire des services dont la qualité est contrôlée par les opérateurs. Le développement exceptionnel en France de la télévision sur IP et de la téléphonie sur IP s'est fondé sur cette technique.
6. Avoir une vision globale de la neutralité des réseaux : elle dépend également des terminaux et de certains services.
7. Poursuivre un objectif de non-discrimination.
Le Sénat a modifié le texte de la transposition du « paquet télécom » pour inscrire la non-discrimination dans l'acheminement du trafic parmi les objectifs de la régulation. Je crois que cette disposition a été acceptée par la CMP qui s'est réunie hier. Il faudra attendre bien sûr le vote des conclusions de la CMP, début mars pour en avoir confirmation définitive.
8. 8ème principe enfin, s'interroger sur le partage de la valeur.
Le gouvernement va doter, dans le cadre de la transposition, le régulateur d'un pouvoir de règlement des différends entre les opérateurs et les fournisseurs de services.
Deuxièmement, les autoroutes de l'information font face à une autre révolution : une modification de la nature des échanges.
Internet a été initialement prévu pour des échanges équilibrés de pair à pair. J'envoie une certaine quantité de données et en retour je reçois une quantité équivalente. Le modèle de la gratuité a donc été retenu pour les échanges internes au réseau.
Aujourd'hui, la consommation de certains services remet en cause ce modèle : la diffusion de contenus volumineux, comme des vidéos, est caractérisée par des flux fortement asymétriques. Des investissements importants dans les réseaux sont nécessaires pour supporter cette diffusion de vidéos. Sans incitation à l'utilisation efficace de la ressource, ce modèle n'est pas viable. Il est donc légitime de s'interroger sur la contribution au déploiement des réseaux de fournisseurs de services dont les échanges se font de manière très asymétriques.
La réflexion sur un encadrement législatif complémentaire est largement engagée, avec de nombreux travaux en cours :
- au niveau européen, une réflexion a été lancée par la Commission européenne afin de déterminer l'opportunité de prévoir des mesures complémentaires au Paquet télécom. Elle devrait aboutir au printemps ;
- au niveau national, la commission des Affaires économiques a créé une Mission d'information sur ce sujet - je salue à cet égard Corinne ERHEL et Laure de La RAUDIERE, respectivement Présidente et Rapporteur de cette Mission - et a engagé une analyse de fond sur cette question ;
- enfin, l'ARCEP a entamé un suivi des pratiques de gestion de trafic des opérateurs et du marché de l'interconnexion entre fournisseurs de service et opérateurs.
Est-il nécessaire d'avoir un encadrement législatif complémentaire ? C'est une question complexe, avec un risque très important de déstabiliser l'économie d'un secteur par une règlementation inadéquate. La réflexion mérite de se poursuivre compte tenu de l'importance des enjeux.
Le texte que nous examinons ce matin présente plusieurs défauts majeurs :
- premièrement, il ne tient pas compte des réflexions en cours, en particulier de la Mission d'information de l'assemblée nationale. La proposition de loi est donc prématurée.
- deuxièmement, ce texte pose des difficultés de fond :
* la proposition de loi est incomplète en visant uniquement les opérateurs : à quoi cela sert-il d'encadrer les réseaux avec des procédures d'une grande complexité, si en parallèle les moteurs de recherche vous orientent uniquement vers des liens commerciaux et si les équipements terminaux bloquent une grande partie des contenus ?
* la proposition de loi est d'une grande complexité avec des résultats pour le moins incertains. Elle définit un principe général de neutralité et encadre les cas de dérogations, par ce qu'il faut bien qualifier de véritable « usine à gaz ».
Comment la téléphonie et la télévision sur IP auraient-elles pu se développer en France si nous avions adopté un tel mécanisme ? Par ailleurs, si une congestion importante menace le réseau, les opérateurs ne pourront pas réagir pour préserver la fluidité du réseau sans consentement préalable de l'ARCEP dans un délai de 7 jours ! Cela signifie potentiellement 7 jours de blocage d'affilée et une liberté d'expression pénalisée par ce manque de flexibilité.
Pour l'ensemble de ces raisons, le Gouvernement est défavorable à cette proposition de loi.
La réflexion sur la neutralité des réseaux est en cours ; le livre blanc de la Commission européenne, la mission d'information de la l'Assemblée nationale et le rapport du régulateur devraient être disponibles avant la fin de l'année 2011. Je souhaite donc que nous puissions tous ensemble nous concerter, travailler, puis présenter nos analyses et nos propositions, dans la perspective des prochaines Assises du numérique, le 30 novembre 2011.
source http://www.minefe.gouv.fr, le 21 février 2011