Entretien de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avec "LCI" le 29 mars 2001, sur les relations franco-américaines et sur la politique étrangère américaine.

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Circonstance : Voyage de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, aux Etats-Unis, du 26 au 28 mars 2001

Média : La Chaîne Info - Télévision

Texte intégral

Q - Hubert Védrine, Bonsoir.
R - Bonsoir.
Q - Vous êtes de retour des Etats-Unis, je crois que vous avez atterri il y a quelques heures. Vous avez effectué un périple de deux jours et demi, trois jours aux Etats-Unis ; à Washington d'abord puis à Chicago. Vous avez rencontré un certain nombre de personnalités de la nouvelle administration Bush. C'était un peu votre premier contact avec l'ensemble de cette administration - vous aviez eu d'autres contacts auparavant -.
R - D'autres contacts avec le secrétaire d'Etat Colin Powell.
Q - Votre homologue. Et puis vous avez rencontré à Chicago les milieux d'affaires. Alors faisons un point un peu sur ces relations entre la France et les Etats-Unis en voyant les différents dossiers que vous avez pu traiter. Nous avons d'une manière générale, pendant la campagne de Bush, eu le sentiment qu'il avait deux grandes orientations en matière de politique étrangère : d'abord une sorte de radicalisation vis-à-vis notamment des anciens ennemis des Etats-Unis et puis en même temps la volonté d'un désengagement. Alors tel que vous avez senti vos partenaires, vos interlocuteurs américains, est-ce que vous avez le sentiment que ces orientations sont confirmées ou qu'elles sont encore en débat ?
R - Je pense que les deux termes que vous employez sont assez bien vus. Radicalisation : il y a manifestement de ça dans la façon dont cette nouvelle administration exprime, incarne et traduit la puissance considérable de l'Amérique d'aujourd'hui notamment par rapport à la Russie, à la Chine, au Proche-Orient, à peu près partout en fait, face à la défense européenne aussi et, pour certains d'entre eux, à travers le projet de bouclier anti-missiles.
Vous avez parlé également de désengagement, en tout cas de moindre engagement : il est vrai que cela existe aussi.
Donc, c'est ce qui a été dit pendant la campagne, nous le sentons encore, avec peut-être une tonalité un peu différente aujourd'hui de la part de la nouvelle administration. Mais, il est vrai aussi que ces orientations générales ne sont pas encore aujourd'hui traduites en politique précise. Un ensemble d'arbitrages n'ont pas eu lieu. Par exemple, le bouclier anti-missiles est une orientation de cette administration mais personne ne sait ce qui se passera en réalité, ne serait-ce que sur le plan technique puisque personne ne sait ce qui marche ou pas.
En ce qui concerne l'Iraq, ils disent vouloir adapter la politique de sanctions pour la rendre plus intelligente, c'est ce que nous demandons depuis des années, mais le processus de négociations entre eux n'est pas achevé. Il faut que le Congrès arbitre à un moment donné. Les arbitrages ne sont pas encore rendus.
Q - Est-ce que l'on peut - quand on essaie de voir comment se situe cette administration- faire une sorte de clivage entre par exemple un Colin Powell - dont vous avez dit grand bien dans votre conférence de presse...
R - C'est un homme très agréable, un homme de contact et de réflexion, qui est pondéré, qui est cultivé et j'ai vu qu'il était ouvert au dialogue.
Q - Justement, vous venez de prononcer le mot de "pondéré", on peut peut-être aller jusqu'à dire modéré, à l'inverse peut être du chef du Pentagone qui serait lui plus "faucon" ?
R - Ce ne sont pas les mêmes rôles. C'est un peu vain de spéculer trop à ce stade parce que précisément le processus de ce qu'ils appellent la "review" - chez eux ils passent en revue tous les grands sujets - n'est pas conclu. Alors tant qu'on n'aura pas vu cette administration s'arrêter à une idée précise sur chacun des grands dossiers, ni vu dans quel sens allait s'exercer l'arbitrage final du président, on en sera réduit un peu à des spéculations. Bon, on essaiera d'identifier le plan des uns et des autres.
Le secrétaire d'Etat par définition, c'est son métier aussi, est plus ouvert. Il reçoit des visiteurs étrangers, il doit dialoguer, il doit rechercher la concertation.
Q - Et quand vous, vous dites, à la fin de ce voyage, que vous exprimez un certain optimisme sur les relations entre les Etats-Unis et la France, c'est un optimisme diplomatique, parce qu'il faut laisser ouvertes toutes possibilités... Par rapport à l'administration Clinton, il y a quand même un changement ?
R - Ce que j'ai dit dans la relation franco-américaine, j'ai dit cela parce qu'il y a toujours extraordinairement un grand nombre de préjugés du côté américain sur la France. Il y a beaucoup de préjugés en même temps en France sur les Etats-Unis naturellement et là j'ai trouvé que le ton n'était pas a priori négatif, n'était pas a priori hostile. Et je n'ai pas entendu sur la plupart des sujets que nous citons des accusations un peu automatiques, pavloviennes, que l'on entend parfois du côté américain sur la France.
Donc, sur la relation franco-américaine, on a la possibilité d'être dans une relation de dialogue amical tout en ayant dans certains cas des différences, voire des divergences et nous devons gérer nos divergences quand elles sont là. Je n'ai pas eu une mauvaise impression en réalité. Mais ce n'est pas un jugement que j'étends à l'ensemble des sujets de la politique étrangère, les relations américano-européennes en général.
Q - Alors, il y a des sujets qui sont tout à fait problématiques. On évoque beaucoup aujourd'hui le sujet du protocole de Kyoto puisque le président Bush a réaffirmé...
R - C'est un sujet assez grave, potentiellement très grave.
Q - Il a réaffirmé qu'il claquait la porte de ce protocole, qu'il ne l'observerait pas. Alors que les Etats-Unis sont pour un quart le producteur...
R - Ils représentent 20 % des émissions de gaz à effet de serre.
Q - Vous en avez discuté ?
R - Absolument.
Q - Quelles justifications les Etats-Unis peuvent-ils donner de cette position ? C'est purement économique ?
R - La question que je leur ai posée : est-ce que vous contestez le principe, le fait qu'il y ait réchauffement ? Et qu'il y a un danger majeur pour l'humanité ?
Ils m'ont dit "non, nous ne contestons pas l'existence d'un problème, mais nous contestons amicalement les modalités qui ont été envisagées pour le résoudre". Donc, ils contestent la répartition de l'effort prévu dans le Protocole de Kyoto. Ils affirment supporter un effort normal et proportionnel des Etats-Unis, compte tenu de ce que nous venons de rappeler, et très faible par rapport à certains pays en développement, qui objectivement produisent d'ailleurs beaucoup moins.
Donc, qu'ils ne contestent pas le problème, c'est déjà important mais ce n'est pas entièrement rassurant. Ce qui serait extraordinaire, inquiétant, préoccupant et dangereux serait qu'ils contestent le problème.
Donc la balle est dans leur camp. On ne peut pas imaginer que les Etats-Unis qui veulent jouer dans le monde le rôle qu'ils affirment constamment, puissent s'abstraire d'un phénomène aussi grave, s'en laver les mains et considérer que - comme en ce moment - ils ne sont pas d'accord. Point.
S'ils confirment qu'ils contestent les mécanismes de Kyoto, c'est à eux de dire sous quelle forme ils vont participer à cette lutte contre l'effet de serre.
Q - Parce qu'ils ne vous ont fait aucune proposition alternative ?
R - Non, pas encore. Ils ont dit que ce n'est pas l'objet principal.
Q - Mais dans la conversation, ils ont dû vous en parler ?
R - Ils ont dit : nous sommes au travail sur ces questions d'énergie et nous aurons des propositions à faire le moment venu. Mais nous n'avons pas les propositions. Donc aujourd'hui, on a simplement la réaction négative par rapport aux mécanismes de Kyoto, alors qu'il est clair, au contraire, qu'il faudrait être très rigoureux dans la mise en oeuvre du scénario de Kyoto.
Q - C'est un problème qui, pour vous, est important. Mais est-ce que vous n'êtes pas gênés du fait que les Etats-Unis réagissent toujours en fonction de préoccupations purement économiques et mercantiles. Je prends un petit exemple, qui est beaucoup plus anecdotique : la nomination du nouvel ambassadeur des Etats-Unis en France, M. Howard Leach. C'est en réalité l'homme qui a été un grand donateur pour la campagne de George Bush, je crois qu'il a apporté 282 000 dollars à la campagne de George Bush ?
R - C'est une tradition pour les Etats-Unis, qu'un certain nombre de grands postes diplomatiques comme Paris, qui est toujours très demandé, soient attribués selon des mécanismes qui nous étonnent mais qui chez eux n'étonnent pas.
Q - Et vous, cela ne vous gêne pas ?
R - C'est leur ambassadeur, ce n'est pas le nôtre.
Q - Bien. Autre problème, c'est celui de la défense. J'imagine que vous avez évoqué le bouclier anti-missiles. Alors vous disiez tout à l'heure : le problème c'est que l'on ne sait pas exactement quel système va être adopté
R - On va essayer d'en savoir plus.
Q - Mais j'ai cru comprendre qu'on vous avait expliqué que maintenant il y a un nouveau système que l'on se proposait de mettre en place, qui ne concernait pas seulement le territoire américain et qui consistait, si je comprends bien, à intercepter les missiles ennemis, à leur départ. Autrement dit, c'est l'ensemble des alliés des Etats-Unis qui seraient concernés...
R - Tout cela ce sont des spéculations, Monsieur Séguillon, rien n'existe aujourd'hui.
Q - C'est à l'état de projets ?
R - Oui, projets précisément, seulement ce sont des hypothèses qui ne sont pas testées. Justement, il y a eu trois essais à l'époque de Clinton : un essai qui est censé avoir marché, mais la presse américaine l'a contesté ; et deux essais qui ont échoué. Donc, on ne sait pas. Et quand on dit : "ah oui, mais ce système peut protéger ceci ou cela", eh bien on ne sait pas.
Donc, on connaît leur intention politique, politico-stratégique. Ils disent : "nous voulons modifier la répartition entre la composante offensive, la composante défensive, la composante dissuasive." Je leur dis : "qu'est-ce que vous faites de la dissuasion nucléaire ?"
Ils répondent : "Ah, nous la gardons, naturellement ! C'est un élément important à connaître, mais nous voulons augmenter la composante défensive". Comment ? "Nous ne savons pas encore, nous voulons le faire, mais nous ne savons pas."
Donc, cela suppose un temps, à mon avis, assez long de tests et de mises au point techniques et scientifiques, avant même que nous sachions de façon un peu plus précise quel est le projet ; et à ce moment là, nous verrons ; quand je dis nous, il est souhaitable que ce soit à l'appréciation des Européens.
Q - Les Européens ne sont pas d'accord, Monsieur Védrine ? On a vu la France réticente pendant que la Grande-Bretagne disait son accord...
R - D'abord tous les Européens savent très bien que c'est un projet dont ils ignorent encore la nature et d'autre part tous les Européens ont exprimé des interrogations. Alors il y a des nuances dans l'interrogation, et la préoccupation est sérieuse. Alors tout le monde a compris maintenant que cela n'était pas ficelé. On verra. Je pense que les Européens peuvent très bien, notamment en ayant ce dialogue avec cette administration, faire connaître leurs préoccupations mais en même temps il faut en savoir plus. On verra bien dans quelles proportions ils veulent modifier cela.
Q - Mais si le projet consistait progressivement à associer l'ensemble des alliés des Etats-Unis dans la constitution de ce bouclier antimissiles, vous y seriez plus favorable que s'il s'agit simplement de protéger le territoire américain ?
R - Oh, ce n'est pas tellement le problème, parce que cela dépend des systèmes. La plupart des systèmes envisagés ne protégeraient pas un territoire en particulier. S'ils arrivaient à mettre au point - ce n'est pas le cas aujourd'hui - des systèmes qui interceptaient les missiles à leur décollage, ils protégeraient ipso facto le monde entier, toutes les destinations possibles.
La discussion de savoir quel est le morceau protégé à l'arrivée n'a pas de sens dans cette hypothèse là.
Donc, toutes ces spéculations sont prématurées.
Q - Est-ce que vous avez ressenti une réticence des Etats-Unis sur les projets et la mise en oeuvre d'une défense européenne ?
R - C'est un sujet sur lequel ils étaient carrément hostiles pendant la campagne électorale. L'administration Clinton n'était pas enthousiaste, mais enfin plus ouverte.
Avant le 20 janvier, les responsables américains étaient très durs, extrêmement hostiles et là, ils ont atténué leurs réactions. Quand Tony Blair a été à Washington il y a quelques semaines, et qu'il en a parlé avec le président Bush, celui-ci a eu des phrases qui n'étaient pas fermées sur le sujet.
Donc, avec l'attitude américaine actuelle, si elle est confirmée, il est possible de travailler. Les Quinze peuvent continuer à mettre en oeuvre leur projet et la négociation Alliance atlantique/Europe peut se préciser dans le détail, même avec une position plus dure. D'ailleurs nous avons bien l'intention de continuer. Simplement, là c'est un domaine, où leur position s'est un peu assouplie.
Q - Vous n'avez pas senti, peut être à l'avenir, la volonté de reprendre un peu plus de maîtrise de l'OTAN ?
R - Si, bien sûr. Mais les Américains eux-mêmes lorsqu'ils sont sur une ligne dure, comme c'est le cas aujourd'hui, sont des réalistes en même temps. L'Europe est là, elle existe, il y a beaucoup d'Américains qui étaient contre l'euro ou qui espéraient secrètement que l'euro allait se casser la figure ou ne verrait jamais le jour. Bon, ils font avec. Surtout que cette démarche sur la défense européenne est incarnée par les Français et les Britanniques, donc cela perturbe un peu les analyses négatives classiques qu'ils avaient avant. Nous allons continuer.
Q - Au passage, quand le général Kelche qui est le chef d'état-major des Armées dit, - ce qu'il a confié à un quotidien britannique "Le Daily Telegraph" - "la force européenne de réaction rapide doit avoir sa propre structure de commandement indépendante de l'OTAN ?"
R - Pas du tout. Cela fait des mois que l'on négocie parce qu'il s'agit à la fois de donner à l'UE un minimum d'éléments pour évaluer les situations pour mettre en place ces décisions.
Q - Il met les pieds dans le plat là ?
R - Non. Ces sujets de discussions existent depuis des mois. On veut arriver à quelque chose qui permette à l'UE de prendre sa décision en effet et de les mettre en oeuvre, qui ne soit pas double emploi intégral ce qui serait une perte de temps et d'argent absurde avec le système de l'OTAN.
Tout le système est fondé sur ce que ferait l'Europe dans une hypothèse où l'Alliance en tant que telle n'est pas engagée. Il ne faut pas resouligner d'éventuelles contradictions, celles qui nous ont paralysé à propos de la défense européenne pendant des années, des années. Et depuis deux ou trois ans, avec ce que nous avons fait avec les Britanniques, on arrive à surmonter les contradictions et je suis convaincu que l'on peut avoir à la fois une Alliance atlantique avec les Britanniques, ce que veulent tous nos partenaires naturellement et d'autre part une Europe dont la capacité en matière de défense se développe. C'est parfaitement compatible, combinable, complémentaire. Nous sommes quelques-uns en Europe à avoir l'intention de balancer quoiqu'il arrive, mais cela crée des conditions plus commodes pour continuer à avancer que si nous avions un bras de fer sur ce sujet.
Q - Tout à l'heure vous évoquiez cette radicalisation dans la politique étrangère et notamment à l'encontre de la Russie. Alors c'est vrai qu'avec l'expulsion d'un certain nombre de diplomates, les propos très durs qu'a tenus le secrétaire d'Etat à la Défense, et puis d'un autre côté, quand on voit Vladimir Poutine nommer à la Défense un ancien responsable du KGB, on a le sentiment d'être revenu quelques années en arrière. C'est le climat que vous avez éprouvé en discutant avec vos interlocuteurs américains ?
R - Je ne suis pas sûr qu'il faille théoriser sur les deux événements, parce qu'en matière d'espions il y a toujours au même moment des périodes d'entente, des expulsions d'espions, vraies ou fausses, je n'en sais rien, et quant à ce qui se passe en Russie, c'est plutôt M. Poutine qui place à des postes-clés des gens qui sont proches de lui, qui sont de sa génération, qui ont une formation du même type et qui ne sont pas forcément plus durs sur ces sujets que ceux qui étaient là auparavant.
Donc, il faut voir. Quand je parle de durcissement, c'est parce que je fais allusion à une orientation que les autorités américaines mettent en avant, qui est de dire "la Russie n'est plus un vrai grand pays, n'est plus un partenaire en tous cas et nous ne devons pas les traiter sur un pied d'égalité, notamment dans les négociations de désarmement."
C'est lié à l'affaires des antimissiles et cela les amène à considérer que le traité dit ABM de 1972, passé avec l'URSS, n'a plus la même importance, puisque le pays en face n'a plus le même poids.
Tout dépend de la traduction qu'ils donneront à cette orientation, puisqu'il peut y avoir plus ou moins de rudesses dans leur réalisme par rapport à la Russie. L'Europe a un raisonnement un peu différent. Nous considérons que notre intérêt bien compris à tous est d'accompagner intelligemment la modernisation de la Russie, sur 10, 20 ans, enfin le temps qu'il faudra par rapport à cela. Les Américains disent : "nous voudrons réaffirmer notre rang qui est notre statut, qui n'est pas celui de la Russie".
La question qui est devant nous c'est qu'il faut éviter qu'il y ait une contradiction dans cette attitude américaine nouvelle et la politique européenne. Mais est-ce que cette attitude américaine nouvelle va se traduire par des politiques qui créent des divergences d'approche de la question russe entre les Américains et les Européens ? C'est trop tôt pour le dire parce que là non plus ils n'ont pas tout à fait arbitré.
Q - Ils n'ont pas tout à fait arbitré, d'ailleurs l'affaire de l'ABM sera un test.
R - Oui. Beaucoup plus que l'affaire des espions.
Q - Il y a des changements, par exemple, dans le vocabulaire aussi vis à vis de la Chine : on ne parle plus de partenaires stratégiques, comme le disait Bill Clinton, on parle d'un rival stratégique
R - Oui, mais ce n'est pas le langage européen non plus. Nous pensons que c'était un peu peut-être prématuré, un peu optimiste, de dire déjà que la Russie ou la Chine sont des partenaires stratégiques aujourd'hui, mais nous pensons que cela reste de bons objectifs de mener une politique pour aboutir à ce qu'ils soient des partenaires stratégiques.
Donc, la question que nous poserons à nos amis américains à chaque étape, c'est : quels effets recherchez-vous ? Voulez-vous vous durcir par rapport à la Russie ? Dans quel but ? Qu'est-ce que vous recherchez ?
Q - Alors à l'inverse de la radicalisation, j'évoque les autres sujets que vous avez dû discuter avec vos partenaires, il y a ce désengagement par rapport au Proche-Orient
R - Ce n'est pas à l'inverse.
A côté, disons en même temps
Q - Par exemple au Proche-Orient, Bill Clinton avait un envoyé spécial. Il n'y a plus d'envoyé spécial et puis je crois que George Bush disait, "je suis prêt à assister, mais certainement pas à insister en ce qui concerne - je ne sais pas comment il faut l'appeler - des discussions de paix ou la reprise d'un processus de paix". Vous avez ressenti là aussi ce retrait et est-ce que cela signifie qu'au fond ils sont prêts à passer le relais aux Européens ?
R - Non, il n'y a pas de lien entre les deux. C'est un débat interne. Aux Etats-Unis, il y a une énorme discussion permanente entre ce qu'a fait l'ancien Président, puis le nouveau entre le département d'Etat, la Défense, le Conseil national de sécurité, le Congrès, bon, ils discutent sans arrêt. Peut-être beaucoup plus qu'avec les partenaires extérieurs. Ils se situent par rapport à ce qu'ils considèrent comme un excès d'engagement de l'administration précédente du président Clinton, de Mme Albright, en disant qu'ils se sont engagés, qu'ils n'ont plus fait que cela, et que cela n'a pas marché. Donc, nous ne voulons pas procéder ainsi.
Cela ne veut pas dire qu'ils souhaitent que d'autres puissances ou pays jouent un rôle majeur à leur place. A mon avis, ils veulent tout autant exercer un leadership sur le monde et sur ces situations, mais par des procédés plus économes de leur engagement ou de leurs hommes, puisqu'ils parlent aussi de la question des soldats et notamment dans les Balkans, en Bosnie et au Kosovo.
Je ne pense pas que cette administration puisse se tenir tout à fait sur cette ligne. Les Etats-Unis ont des responsabilités mondiales, quoiqu'ils fassent, et il y a beaucoup de domaines où l'Europe souhaite coopérer avec eux, à condition que l'on soit d'accord sur la politique de la monnaie et personne n'est inspiré par une politique un peu bête qui consisterait à dire on va se mettre là où ils ne sont pas. On ne peut pas raisonner comme cela. Nous sommes des membres permanents. L'Europe et les Etats-Unis ont une vision mondiale des choses.
Nous sommes dans une phase intermédiaire, une phase de gestation. Colin Powell a été au Proche-Orient. Il a lui, je crois, bien mesuré l'extraordinaire gravité de la situation qui est la plus préoccupante depuis peut être 15 ou 20 ans en fait et donc, lui ne va pas préconiser que les Etats-Unis aient vraiment une politique d'abstention. Ils auront peut être un engagement sous une forme différente.
Q - Par exemple le veto mis par les Etats-Unis à l'envoi d'une force d'observation sinon d'interposition qui a été demandée par les Palestiniens. Cela vous semble judicieux ?
R - C'est la même position que l'administration précédente. Clinton l'avait dit clairement en disant que c'est tout à fait impossible pour les Etats-Unis d'accepter un texte qui prévoirait l'envoi d'observateurs, et que cela n'a de sens que dans le cadre d'un accord entre les deux.
Q - Vous avez cette opinion ?
R - Je crois qu'il faut arriver à une situation dans laquelle les observateurs puissent se garantir de faire quelque chose, mais s'il n'y a rien à garantir, s'il n'y a pas de cessez-le-feu, s'il n'y a pas d'accord, s'il n'y a pas de processus de paix, les observateurs sont complètement tentés
Q - Cela veut dire que l'on est condamné à voir cette spirale de la violence se poursuivre ?
R - Là vous parlez de débats qui ont lieu à New York. Ce texte palestinien dont il y a eu un veto américain , nous nous pensons, nous les Européens, nous les Français qu'il pourrait y avoir une résolution qui porte sur les choses encore plus urgentes que cette affaire et notamment l'affaire de la retenue de part et d'autre, de la part de l'armée israélienne, de la part des Palestiniens, sur le bouclage des territoires, sur le gel de la colonisation. Il y a un ensemble de sujets qui étaient éventuellement traitables dans un autre texte que peut être les Européens reprendront.
Q - Vous avez le sentiment en discutant avec vos interlocuteurs qu'ils étaient prêts à reconnaître à la fois l'inopportunité, l'inefficacité, voire la cruauté de l'embargo à l'encontre de l'Iraq ?
R - Cela dépend de ce que vous mettez dans le "ils"
Q - Colin Powell d'abord.
R - Ce qui est vrai, c'est que certains responsables notamment le secrétaire d'Etat parle un peu comme nous le faisions il y a quelques années en disant que les systèmes ne marchent pas. Alors que les systèmes doivent être d'empêcher que le régime iraquien ne redevienne dangereux pour sa population et pour ses voisins. Tous les voisins demandent qu'un contrôle demeure, cela doit un système de contrôle, un système de surveillance très strict. Nous avons encore un système de sanctions aveugle et indiscriminé qui prend en otages les populations pour atteindre cet objectif qu'il n'atteint pas.
Nous nous disons cela depuis des années en y concentrant le système.
Le secrétaire d'Etat se pose des questions apparemment. Très bien. C'est encourageant qu'il se pose des questions mais là non plus, ils n'ont pas conclu encore. Ils n'ont pas arbitré. On entend dire à Washington que certains sont pour, d'autres contre. Il faut savoir à quoi les Américains arrivent puisqu'ils sont un élément inévitable de la solution, puisqu'ils sont un membre permanent du Conseil de sécurité et que l'on ne peut changer les résolutions concernant l'Iraq qu'à l'unanimité. Nous les encourageons sur ce point.
Q - D'une manière générale, une politique étrangère qui est encore en gestation, qui est annoncée comme plus dure
R - qui est encore en gestation et dont les traductions concrètes ne sont pas encore tout à fait nettes.
Q - Au moins, il y a un point sur lequel, si j'ai bien compris, vous étiez d'accord c'était sur les Balkans et le soutien à la Macédoine.
R - Là-dessus, il y a eu l'unanimité des Européens et des Américains tout de suite sur le maintien de l'intégrité territoriale de la Macédoine, le respect des frontières, et en même temps une demande faite aux responsables de la Macédoine pour qu'il y ait des gestes politiques ou culturels ou linguistiques en Macédoine, pour qu'ils se sentent mieux en Macédoine et que les extrémistes albanais n'atteignent pas par le biais de la sympathie, de la contagion, leurs objectifs politiques.
Q - Merci beaucoup.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 2 avril 2001)