Texte intégral
La proposition de loi qui nous réunit aujourd'hui trouve sa source dans une idée simple et pourtant si essentielle : quelles que soient ses métamorphoses, le livre demeure un objet culturel singulier, irréductible à sa seule dimension commerciale.
Parce que notre responsabilité est de faire vivre cette idée à l'ère numérique, je me réjouis de l'attention remarquable que la Représentation nationale, notamment au sein de cette assemblée, porte à un tel enjeu. Cette proposition de loi sur le prix unique du livre numérique nous fournit l'occasion de définir le cadre de régulation indispensable pour accompagner la filière du livre dans un processus de transformation sans précédent depuis l'invention de l'imprimerie par Gutenberg il y a cinq siècles.
Je tiens donc à saluer l'immense travail accompli au cours des réflexions préparatoires et de la concertation interprofessionnelle qui s'est tenue sous l'égide de mon ministère. Je tiens aussi à rendre un hommage tout particulier au rapporteur de ce texte, cher Hervé Gaymard, dont l'intelligence, l'énergie et la connaissance intime du secteur nous aurons été infiniment précieuses.
Alors que nous célébrons cette année les 30 ans de la loi Lang du 10 août 1981, il n'est pas nécessaire de rappeler combien cette régulation a contribué à préserver la diversité culturelle et la créativité éditoriale, tout en accompagnant la croissance quasi continue du marché du livre français depuis trente ans. Le rapport remis en 2009 par Hervé Gaymard l'a illustré avec une remarquable précision.
Nous savons le rôle joué par cette loi pour permettre à tous les réseaux de vente au détail de cœxister, en premier lieu les 3500 librairies indépendantes.
Nous savons aussi que le prix fixe du livre - je crois utile de le rappeler dans le contexte actuel - est favorable au public.
Disposer d'une offre riche et variée, et non d'un choix standardisé, réduit à quelques best sellers, voilà l'intérêt du lecteur. Et ce d'autant que la loi Lang, loi fondatrice pour la régulation des industries culturelles, qui a inspiré près de la moitiés des pays de l'Union européenne, n'a pas eu d'effets inflationnistes et qu'elle s'est révélée compatible avec une large gamme de tarifs ' ainsi le prix d'un livre de poche est-il en moyenne de 6 euros.
Je suis convaincu que, moyennant les adaptations indispensables, une régulation directement inspirée des principes de la loi Lang doit être appliquée au livre numérique homothétique.
Un récent déplacement aux Etats-Unis m'a confirmé les effets dévastateurs d'une concurrence sauvage sur le marché du livre numérique. La guerre des prix exacerbée que se sont livrés les principaux réseaux de ventes de livre numérique aux Etats-Unis en 2009-2010 a conduit certains opérateurs à pratiquer de considérables rabais voire des ventes à pertes sur les meilleures ventes, au détriment des équilibres de l'ensemble de la chaîne du livre.
Mais l'effort de régulation, de structuration du marché entrepris récemment aux Etats-Unis mérite aussi d'être souligné. Comme vous le savez, depuis 2010, les plus grands éditeurs américains ont obtenu le passage au système du contrat d'agence où l'éditeur contrôle son prix, avec l'appui notable de Google et d'Apple.
Il est clair dans ce contexte que l'objectif consistant à préserver la diversité éditoriale, en prenant appui sur un riche réseau de détaillants, reste pleinement d'actualité à l'heure numérique. S'il est normal que l'arrivée du numérique s'accompagne de transferts de valeurs à l'avantage d'acteurs nouveaux, nous devons veiller à ce que cette transformation n'aboutisse pas à une baisse globale de la valeur produite comme ce fut le cas pour la musique. Il convient d'éviter que des acteurs en position de force n'imposent des conditions défavorables à toute la chaîne du livre.
Il convient aussi de défendre à l'heure numérique le rôle essentiel de médiateur culturel joué par les libraires, pour qui le livre ne se réduit pas à un produit d'appel.
Dans ces conditions, une régulation est plus que jamais nécessaire. Il nous faut naturellement l'adapter à la réalité de ce nouveau marché, notamment en la ciblant sur le livre homothétique, lequel devrait représenter l'essentiel du marché du livre numérique dans les quatre ou cinq prochaines années. Mais son intervention à un stade précoce est la meilleure garantie que le développement du marché s'effectue dans des conditions harmonieuses, sans captation de la valeur par des acteurs dominants.
J'ajoute qu'il est tout à fait normal, et même tout à fait souhaitable, que les éditeurs soient en mesure de contrôler la valeur du livre, quel que soit le lieu d'implantation du diffuseur. Afin d'assurer la cohérence du dispositif proposé en évitant les risques de contournement, ce principe doit s'appliquer à l'ensemble des ventes de livres numériques effectuées en France.
Je rejoins donc entièrement l'objectif, partagé par l'ensemble de la filière, que les distributeurs établis en France puissent jouer à armes égales avec ceux établis hors de nos frontières. Il serait en effet paradoxal que certaines plateformes de distribution de livres numériques échappent à une régulation de cette nature lorsqu'elles s'adressent à des lecteurs français.
Je relève à cet égard que l'approche retenue par votre commission au deuxième alinéa de l'article 3 correspond à cet objectif puisqu'elle conduit à imposer, sous peine nullité contractuelle, le respect du prix minimum fixé par l'éditeur, quel que soit le lieu d'implantation du détaillant.
Je relève également que l'application de la loi française au commerce électronique transfrontalier effectué auprès - et c'est là le point important - d'acheteurs situé en France ne présente en elle-même rien d'exceptionnel. Parmi d'autres exemples, la récente loi du 12 mai 2010 relative à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne procède d'une même logique en définissant une réglementation applicable à tout opérateur dès lors qu'il entend s'adresser à des joueurs français. Il est donc en partie inapproprié de parler alors « d'extra territorialité » s'agissant de vente effectuées auprès d'acheteurs français.
Il est vrai cependant que ce sujet est suivi avec une grande attention par la Commission européenne, qui a rendu deux avis très réservés sur la proposition de loi française. Nous devons donc avoir conscience des interrogations sérieuses que l'approche développée ici soulève du côté de la commission européenne.
C'est la raison pour laquelle le gouvernement entend poursuivre le dialogue entamé depuis plusieurs mois déjà avec les institutions européennes. Attentif aux remarques et aux interrogations légitimes de la commission européenne, le gouvernement fera valoir en particulier, par une analyse juridique et micro économique très rigoureuse, que la loi sur le prix unique du livre numérique répond à un enjeu crucial de diversité culturelle. La préservation de la diversité culturelle, consacrée par la convention de l'UNESCO, mais aussi par les traités et la jurisprudence européenne, est un principe cardinal auquel il nous faut donner toute sa portée à l'heure numérique.
J'ai eu l'occasion de la souligner au conseil « culture » informel où je me suis rendu il y a dix jours en Hongrie ; je m'en entretiendrai également lundi prochain avec le commissaire à la concurrence Joaquin Almunia.
Au marché « dérégulé » qui, au nom d'une vision très abstraite de l'intérêt du consommateur, fait le jeu de certains acteurs à prétentions hégémoniques, pour lesquels le livre n'est qu'un produit d'appel, l'Europe doit préférer le développement équilibré de l'écosystème des industries créatives, et le soutien à la compétitivité des acteurs industriels européens, ce qui passe aussi - je m'y emploie fortement - par une TVA à taux réduit pour le livre numérique.
Sans me prononcer sur le fond de la procédure d'enquête récemment engagée par la commission, je ne manquerai pas, dans le cadre ce de dialogue, de souligner mon étonnement devant la disproportion des moyens employés, alors que le marché du livre numérique est tout juste naissant. Etait-il nécessaire de jeter à terre les rayonnages et les livres de certains de nos plus grands éditeurs ? Qui peut justifier cette manifestation d'hostilité sans précédent à l'égard d'acteurs majeurs du monde culturel ?
Je n'accepte pas l'idée que les grands supermarchés numériques, étrangers à toute préoccupation de diversité éditoriale, et de rémunération de la création, soient le seul visage du marché intérieur culturel.
Mesdames et Messieurs les députés, la proposition de loi examinée aujourd'hui ne créera pas les conditions d'une économie de rente pour certaines acteurs mais celles du développement d'une offre légale abondante, attractive pour le lecteur, tout en préservant une assiette stable de rémunération pour les ayants droit, en particulier les auteurs, qui doivent pleinement bénéficier de cette « nouvelle frontière » du monde de l'édition.
Je regrette donc que les discussions entreprises depuis plusieurs mois entre auteurs et éditeurs aient été interrompues à l'orée du Salon du livre, alors que d'importantes avancées paraissaient à portée de main. Il n'est pas interdit de se demander, à cet égard, si la loi ne devrait pas sanctionner très vite les résultats les plus solides de ces discussions. Je pense aux avancées les plus susceptibles d'enrichir notre Code de la propriété intellectuelle, lequel, s'il mérite d'être adapté au monde numérique, ne peut l'être qu'après une instruction rigoureuse par les pouvoirs publics. Dans tous les cas, j'invite les parties à reprendre leurs négociations le plus rapidement. Je relève aussi l'attention que votre commission porte, à travers l'article 5 bis, à la juste et équitable rémunération des auteurs, afin que celle-ci soit garantie dans le cadre du contrat d'édition.
« Quand on légifère dans la littérature, il faut avoir au moins la courtoisie et la prudence de dire aux œuvres « après vous » nous avertit Julien Gracq.
Mesdames et Messieurs les députés, la proposition de loi trouve sa place ' une place éminente ' dans la stratégie que je conduis, une stratégie qui place précisément les œuvres de l'esprit, et leur numérisation, au centre de ses priorités.
Vous savez que la France est le seul pays d'Europe à avoir mis en place un système de financement ambitieux de numérisation des livres, d'un montant de 10 millions d'euros par an, qui a permis de numériser, d'une part, les fonds patrimoniaux de la Bibliothèque nationale de France - plus d'un 1,2 millions de documents sont à ce jour disponibles dans Gallica - d'autre part les catalogues papier « vivants » des éditeurs, soit à ce jour un total de 600 000 titres.
J'ai également eu le plaisir de signer, il y a quelques semaines, avec René Ricol, commissaire général à l'investissement, et les professionnels concernés, un accord-cadre de portée historique qui permettra la numérisation de 500 000 livres du XXe siècles indisponibles dans les librairies compte tenu notamment de la difficulté de réactualiser les contrats de manière simple pour les éditeurs. Alors que la justice américaine vient de rejeter le projet d'accord entre Google et les auteurs et éditeurs de ce pays concernant l'exploitation de plusieurs millions d'œuvres protégées, la stratégie ainsi mise en œuvre en France par le ministère et les professionnels français du livre pour favoriser la diffusion des œuvres dans l'univers numérique tout en respectant le droit d'auteur se trouve pleinement confortée.
Outre l'action en faveur de la lecture, en lien avec les bibliothèques et médiathèques de nos territoires, à travers les quatorze propositions de mon « plan lecture », et le soutien à près de 500 libraires indépendants, à travers le label « librairies indépendantes de référence, j'ai placé l'adaptation de la librairie traditionnelle au numérique au cœur de mes priorités.
Je m'attache ainsi à soutenir, via le Centre National du Livre, la plateforme 1001libraires.com, tout récemment lancée, qui entend fédérer, sur internet, l'offre du plus grand nombre de libraires.
Mesdames et Messieurs les députés, le prix unique du livre, comme l'avait souligné en son temps Jérôme Lindon, n'est pas tant une affaire commerciale ou juridique, qu'une question de civilisation. Je suis convaincu que la proposition de loi examinée cette après-midi, cette loi de développement durable du livre numérique, constitue une contribution essentielle à la construction civilisée du marché du livre numérique que nous appelons de nos vœux. Elle recueille donc mon plein soutien.
Je vous remercie.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 13 avril 2011