Texte intégral
Monsieur le Député, cher Dino Cinieri,
Mesdames et Messieurs les élus,
Monsieur le Président de la Cité de l'architecture et du patrimoine, cher François de Mazières,
Monsieur le Président de la Fondation Le Corbusier, cher Jean-Pierre Duport,
Monsieur le Président de l'Association des sites Le Corbusier, cher Marc Petit,
Mesdames, Messieurs,
Avec la fin des grands récits, avec ce que Marcel Gauchet appelle « désenchantement du monde », la raison globale, unique et planétaire s'est effacée devant une pensée souple, plastique, labile désormais intégrée au langage des architectes contemporains. Aujourd'hui, l'utopie architecturale est devenue active : au lieu de « transcender la réalité », elle s'en accommode, elle la commente, elle fait de l'arrangement avec le réel son principe même d'existence. L'Atelier international du Grand Paris dans son fonctionnement comme dans ses réalisations le révèle pleinement.
Il y a sans doute là, si l'on veut bien y penser, l'un des héritages légués par Le Corbusier dans son dialogue constant avec la tradition esthétique comme avec l'idée de l'architecture comme réalisation de l'utopie et promotrice de nouveaux modes de vie.
Permettez-moi donc de vous dire tout le plaisir que j'ai à vous retrouver autour de l'œuvre de Le Corbusier et de cet enthousiasmant projet d'inscription sur la liste du Patrimoine mondial de l'UNESCO.
Cette démarche a été engagée il y a bientôt dix ans par le ministère de la Culture et de la Communication et suivie avec enthousiasme par nos voisins suisses, allemands, belges mais aussi nos partenaires argentins et japonais. Elle est d'autant plus forte qu'elle est fondamentale pour le rayonnement et la cohérence d'une politique patrimoniale que l'UNESCO s'est donnée pour mission de promouvoir et que la France a toujours défendue avec résolution.
Il faut se souvenir de l'émotion d'André MALRAUX, à l'occasion de l'hommage funèbre qu'il rendit au « vieux maître », le 1er septembre 1965, dans la Cour carrée du Louvre, celui dont il disait : « Aucun n'a signifié avec une telle force la révolution de l'architecture, parce qu'aucun n'a été si longtemps, si patiemment, insulté ». Toutes et tous pleuraient la disparition d'un inventeur, d'un esprit révolutionnaire pour qui les manifestes s'écrivaient avec audace dans la puissance des formes et la pureté du béton. Malraux, déjà, ne s'y trompait pas en célébrant l'œuvre avant l'homme, en sublimant le souvenir d'un militant de l'architecture dont les traces monumentales sont, aujourd'hui encore, les témoignages les plus radicaux.
Ce qui nous rassemble tous aujourd'hui, au-delà de notre engagement commun pour une œuvre exceptionnelle, c'est la conscience que la discipline architecturale n'est plus tout à fait la même depuis que Le Corbusier a engagé avec la tradition architecturale un dialogue si intense et si stimulant. Déconstruire pour mieux bâtir, voilà ce qui constitue la « révolution copernicienne » engagée par Le Corbusier. Il a d'abord fallu renverser les fondements d'un langage architectural conventionnel, le confronter à son conformisme pour proposer des principes innovants, soutenus par une méthode nouvelle.
Ce dialogue ne s'est pas fait contre l'architecture : il l'a nourrie, il l'a enrichie. Il n'a d'ailleurs jamais cessé quand on voit à quel point la réflexion portée par Le Corbusier installe ses constructions et ses écrits au cœur de l'actualité. Témoin des progrès de l'industrialisation et des mutations selon lui « tragiques » qui traversent la grande ville, l'architecte propose de nouvelles organisations spatiales face à la concentration urbaine, et avec elles un art de vivre inédit.
Dans ses bâtiments se reflète toute l'ambition de ses recherches : privilégier l'homme, sa place au cœur d'une société en mutation, son rapport au progrès, son rôle dans un vivre-ensemble plus harmonieux, son droit au bien-être. Autant de principes qui apparaissent aujourd'hui comme les priorités différentes politiques architecturales dans le monde, à travers lesquelles l'architecture forme un carrefour culturel, social, environnemental et esthétique de premier ordre. Cette promotion de « l'intelligence du paysage », cet « humanisme à visage urbain » que j'entends promouvoir depuis près de deux années rue de Valois, c'est la pensée de Le Corbusier qui l'a introduit. Ses réalisations l'ont fait entrer dans le champ de l'actualité.
La légitimité de la candidature des sites Le Corbusier à l'inscription au Patrimoine mondial de l'UNESCO n'est pas à démontrer. Elle repose sur l'exceptionnel héritage conceptuel et bâti que l'architecte a laissé en France, en Europe et dans le monde entier. Cette mémoire du geste possède une réalité tangible, parfaitement préservée à travers les 19 sites sélectionnés. Elle se distingue également par sa cohérence, puisque ces sites ont tous contribué à l'épanouissement du Mouvement moderne, dont les questionnements et les réalisations plastiques ont profondément influencé la pensée urbaine du XXe siècle.
Si la France présente avec tant de ferveur ce dossier, si elle se réjouit de pouvoir compter sur l'indéfectible soutien de l'Allemagne, de la Suisse, de la Belgique, de l'Argentine et du Japon, c'est aussi parce que la notion même de patrimoine est en jeu. L'œuvre architecturale de Le Corbusier est, à l'échelle mondiale, une démonstration éclatante de la vitalité du patrimoine. Ce dernier ne peut être et ne doit pas être envisagé comme une mémoire figée et stérile, mais bien comme un élément actif dans la constitution de notre propre cadre de vie, de notre propre culture.
Aujourd'hui, je forme le souhait que la qualité de ce dossier parvienne à convaincre le Comité du Patrimoine mondial de la nécessaire inscription des sites Le Corbusier pour le bien commun. L'UNESCO ferait ainsi œuvre pionnière, tout autant que l'a été l'œuvre de Le Corbusier, en classant pour la première fois un Bien dont la répartition sur trois continents a été déterminante pour chacun des pays concernés.
A bien des égards, la candidature que nous portons ensemble apparaît comme un objet unique. Unique par son homogénéité, unique aussi par sa capacité à rassembler au-delà des frontières. Il ne pouvait en être autrement pour un architecte qui, le premier, a connu un succès planétaire, offrant une dimension nouvelle à la « fabrique de l'architecture » et une ampleur inédite au métier d'architecte. C'est pourquoi l'œuvre architecturale de Le Corbusier a naturellement vocation à constituer un patrimoine d'exception reconnu à échelle mondiale. C'est un patrimoine en mouvement, qui sait voyager, inspirer, émerveiller partout dans le monde, c'est un patrimoine témoin d'un siècle et de son évolution ; c'est en d'autres termes un patrimoine résolument actuel et profondément universel.
De la petite Maison au bord du lac Léman à la Maison du Docteur Currutchet à La Plata, de la Cité Radieuse à Marseille au quartier de Weissenhof-Siedlung à Stuttgart, du Musée d'art occidental de Tokyo au Couvent de la Tourette, le souci constant d'inventer sous toutes ses formes une « maison ordinaire et courante pour hommes normaux et courants » a, lui aussi, valeur universelle.
Le Corbusier a avant tout cherché à créer des modèles d'espace de vie, mêlant innovation technique, recherche sur la ville, démarche sociale et poésie des formes et des couleurs. Cette expérimentation multiple donne à ses projets une force exemplaire, au point de contact entre épanouissement individuel et bien être collectif. S'il est aisé de n'y voir qu'une utopie ' celle héritée des « cités idéales » à la manière de Filarete, celle des expressionnistes allemands des années 20 à la manière de Bruno Taut et de ses Lettres utopiques - je constate pourtant que cette exigence visionnaire reste fondamentale dans la définition d'un cadre de vie innovant et dans un projet durable pour la ville du XXIe siècle.
Vous le comprenez, pour toutes ces raisons, je ressens une grande fierté dans le fait de porter cette candidature à la fois rigoureuse et originale. Comment ne pas être enthousiaste si l'on songe à l'ensemble des partenaires investis : les Etats parties, les propriétaires des sites, les services centraux et déconcentrés de mon ministère, tous les experts, chercheurs et professeurs qui ont mis leur connaissance au service de cette reconnaissance, mais aussi, je veux les souligner, les élus des villes et territoires concernés. Je voudrais à cet égard rendre hommage à mon ami Dino Cinieri, député de la Loire et maire de Firminy de 2001 à 2008. Il symbolise mieux que quiconque la réussite de Le Corbusier. Enfant du quartier populaire de Firminy-Vert, conçu par Charles Delfante dans l'esprit de la « charte d'Athènes », il réussit à convaincre de la nécessité de reprendre le chantier inachevé de l'église Saint Pierre, projet testament de Le Corbusier livré en 1965 au moment de sa disparition. C'est lui, l'ouvrier, fils de migrant italien, devenu chef d'entreprise, qui a eu le courage de transformer ce qui était perçu comme un handicap, objet de polémiques et d'incompréhensions, en un atout pour sa ville et pour l'attractivité de l'agglomération stéphanoise. Une fois le chantier de l'église Saint-Pierre, annexe du Musée d'art moderne stéphanois, conclu, avec l'appui de l'architecte Roger Aujame, compagnon de Le Corbusier, membre de la Fondation, ancien de l'Unesco, c'est lui qui a porté le projet de candidature au patrimoine mondial de Firminy, cette candidature qui nous rassemble aujourd'hui. A travers ces mots, c'est à l'ensemble des acteurs locaux, des élus du territoire, que j'entends rendre hommage, pour leur engagement et leur résolution dans cette inscription qui engage le rayonnement international de la France. Je veux aussi rappeler le rôle du grand Résistant Eugène Claudius Petit, ministre de la Reconstruction et de l'Urbanisme, puis ministre du Logement sous la IVe République, figure du centrisme éclairé et modernisateur, ami personnel de Le Corbusier, qui lui offrit la chance de construire à Firminy ' dont il fut maire à partir de 1953 ' mais aussi à Marseille.
Maintenant que le dossier a été conforté et consolidé, je veux me souvenir des nombreuses réunions qui ont marqué sa gestation. Je veux rappeler l'engagement de toutes les bonnes volontés qui, depuis 2004, s'attachent avec passion et professionnalisme à faire vivre l'œuvre de Le Corbusier. Les promoteurs de ce dossier de candidature sont nombreux, je voudrais tous les remercier chaleureusement. Je voudrais saluer en particulier le travail remarquable de Gilles RAGOT, de Bénédicte GANDINI et de la section française de l'Icomos pour la rédaction et la coordination du nouveau dossier qui sera présenté devant le Comité du patrimoine mondial au mois de juin prochain. Je veux également saluer l'implication totale de la Fondation Le Corbusier et de son président Monsieur le Préfet Jean-Pierre DUPORT, tout comme celle de l'Association des sites Le Corbusier et de tous les élus qui y participent. Leur rôle est absolument décisif pour l'animation, la valorisation et la gestion des sites constitutifs du patrimoine corbuséen.
Je sais combien vous tous ici présents êtes investis dans cette aventure de longue haleine. N'en doutez pas, son issue sera, naturellement, si l'on veut bien suivre l'optimisme de Le Corbusier, « radieuse ».
Je vous remercie.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 10 mai 2011