Entretien de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, accordé à l'hebdomadaire allemand "Focus" du 9 avril 2001, sur le refus des Etats-Unis d'appliquer le protocole de Kyoto, l'Union européenne et la coopération franco-allemande comme moteur de la construction européenne .

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Texte intégral

Q - Monsieur le Ministre, vous passez pour avoir un sang froid plutôt british. La politique européenne ne vous a-t-elle pas pour autant déjà fait perdre patience ?
R - Non, justement, ce n'est pas mon style.
Q - Même lors de vos premiers contacts, il y a quelques jours, avec le nouveau gouvernement américain ?
R - George W. Bush déclare ne pas vouloir appliquer le Protocole de Kyoto. C'est un problème grave. Sur d'autres sujets la ligne n'est pas encore arrêtée. Il est important que les responsables européens parlent avec les nouveaux responsables américains dans cette phase de gestation où la tentation unilatéraliste est sensible.
Q - Le chancelier Gerhard Schröder s'est senti choqué...
R - On ne peut accepter qu'un pays qui ne représente que 3 à 4 % de la population mondiale mais 25 % des rejets de gaz à effet de serre considère que cela ne le concerne pas. L'Amérique ne peut pas s'en laver les mains. Les Américains ont l'obligation morale de dire au reste du monde ce qu'ils vont faire, eux, pour contribuer à la solution du problème.
Q - Malgré leur cacophonie, les Européens sont-ils en mesure de se faire entendre ?
R - Nous avons une influence réelle sur les Américains chaque fois que nous sommes unis et cohérents. C'est notamment le cas lorsque nos intérêts économiques sont en jeu. Pour ce qui concerne le bouclier antimissile des Américains, qui reste à préciser, nous avons le temps d'élaborer une position commune. Mais sur l'effet de serre, il n'y va pas seulement de la cohésion européenne mais aussi de l'avenir de l'humanité.
Q - Qui dirige cette humanité ?
R - Dans l'ordre : premièrement, personne - ou le hasard, ou la théorie du chaos -. Deuxièmement, les Américains : épargnants-retraités, chefs d'entreprise, financiers, agence de rating, journalistes, cinéastes, chercheurs, lobbyes, les croyances américaines, le président. Troisièmement, 5 ou 6 autres puissances politico-économico-culturelles d'influence mondiale, dont la France et quelques autres, y compris l'Europe en formation. Quatrièmement, les dirigeants de tous les autres Etats et les Secrétaires généraux d'organisations internationales. Cinquièmement, le crime organisé. Et sixièmement, à la marge, tout ce qui peut introduire des grains de sable dans les mécanismes - peuples, passions, individus, bugs. C'est là une énumération réaliste, factuelle, sans jugement de valeur.
Q - Ne croyez-vous pas que des Etats-nations forts et une Europe forte sont contradictoires ?
R - Non, les Etats-nations existent. Ils ont appris à coopérer en se dépassant. Que l'Allemagne ait sa propre politique étrangère ne pose aucun problème. Il est possible d'harmoniser les politiques étrangères des Etats-nations. Nous le faisons de plus en plus et de mieux en mieux.
Q - Cela suffit-il ?
R - Nous avons les mêmes valeurs, les mêmes objectifs de politique internationale, les mêmes méthodes politiques et démocratiques. Il reste parfois des divergences entre les opinions publiques des quinze Etats, liées à l'histoire. Cela ne se dépasse pas par un simple montage institutionnel ni par décret. On peut fixer la date de l'introduction de l'euro à telle ou telle date. On ne peut pas dire : à telle date nous penserons la même chose sur le Proche-Orient ! C'est un travail de longue haleine.
Q - Et dans la pratique quotidienne de la politique, comme dans le discours de M. Fischer devant l'Université Humboldt sur les Etats-Unis d'Europe, même une date peut devenir une pomme de discorde.
R - Joschka Fischer a fait un discours très intéressant. Mais à un moment - mai 2000 - où nous Français avions d'autres priorités que d'exposer notre vision de l'avenir, notre rôle était de faire aboutir la Conférence intergouvernementale après l'échec d'Amsterdam en 1997.
Q - Le nouveau moteur franco-allemand ne tousse-t-il pas de temps à autre ?
R - Cela peut arriver, mais il repart ! Ainsi Helmut Kohl et François Mitterrand se sont probablement rencontrés une centaine de fois mais ils n'ont eu à aborder l'élargissement de l'UE que de façon générale. Nous abordons aujourd'hui des problèmes nouveaux. Et le débat sur l'avenir dans l'Europe élargie est plus épineux.
Q - Cela veut-il dire que le temps fera son uvre ?
R - Pas tout seul ! L'entente franco-allemande n'a jamais été automatique, elle a été construite. Même entre de Gaulle et Adenauer, entre Giscard et Schmidt ou entre Mitterrand et Kohl. Et puis il y a eu des périodes où cela ne marchait pas. C'est une construction politique, dans le meilleur sens du terme, c'est toujours le cas.
Q - L'influence de la France a-t-elle augmenté ou diminué au cours de la dernière décennie ?
R - Il y a dans ce domaine deux pathologies françaises : la prétention et l'autodépréciation. A mon avis, depuis dix ans, son influence est restée à peu près la même parce qu'elle a bien pris le tournant du monde bipolaire au monde global. Aujourd'hui, je dirais plutôt qu'elle progresse en raison de son dynamisme économique, de ses réussites récentes - grâce aussi à l'influence qu'elle exerce dans l'Union européenne, union que nous souhaitons à la fois forte, respectueuse des identités nationales, plus efficace, utile - et au fur et à mesure qu'elle change de ton : moins donneuse de leçons, plus soucieuse d'être utile. La France est devenue plus coopérative ; à cet égard, la polémique d'après Nice est tout à fait infondée.
Q - Est-il vrai que M. Schröder et M. Fischer ont attendu la fin de la tourmente niçoise avant de reconnaître que seule une étroite concertation avec la France permettait de faire avancer les choses ?
R - Ce qui est vrai c'est que depuis janvier un travail franco-allemand très intense est en cours. Les dîners à cinq tous les deux mois (Gerhard Schröder, Jacques Chirac, Lionel Jospin, Joschka Fischer et moi-même) étant activement préparés par Joschka Fischer et moi.
Q - Au cours de ces rencontres, votre homologue allemand vous a-t-il fait découvrir la nouvelle architecture berlinoise, la chancellerie n'est-elle pas trop grande ?
R - J'ai passé une journée entière à me promener avec Joschka Fischer. J'ai bien sûr également vu la Chancellerie que le chancelier dîtes-vous trouverait trop grande. Personnellement, la taille ne m'a pas choqué. Je ne saurais dire toutefois dès aujourd'hui si je trouve le quartier gouvernemental réussi, car il y a encore trop de chantiers au centre de Berlin.
Q - Vous avez dit récemment : "J'appartiens corps et âme à l'aventure qui s'appelle la France". Etes-vous "fier d'être français" ?
R - Je me définissais culturellement Je n'ai pas parlé de fierté, je n'ai d'ailleurs pas de raison de me mêler au débat allemand sur ce sujet. Simplement, je trouve que les Allemands devraient avoir confiance en eux. Ils tendent à ressasser des questions que les autres ne leur posent pas
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 avril 2001)