Interview de Mme Christiane Taubira, Garde des Sceaux, ministre de la justice, à France Culture le 15 février 2013, sur les alternatives à la prison et la prévention de la récidive.

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Média : France Culture

Texte intégral

MARC VOINCHET
Surveiller, punir et après ? Aujourd'hui, France Culture passe donc derrière les barreaux et se penche pendant vingt-quatre heures sur la prison. Nous avons tous en tête les images choquantes de la prison des Baumettes à Marseille : surpopulation, insalubrité, les prisons françaises souffrent. Pour venir à leur chevet, Antoine LAZARUS a pris récemment la présidence de l’Observatoire international des prisons. Il sera l’invité des Matins en deuxième partie, à 8 heures 15. Après le succès du mariage pour tous, la ministre désormais superstar Christiane TAUBIRA s’attaque à un nouveau chantier, et quel chantier de taille ! : réformer la justice pénale et éviter la récidive. C’est donc tout naturellement avec la Garde des Sceaux et ministre de la Justice que nous ouvrons cette matinée pour comprendre, au fond, quelle prison le gouvernement veut pour demain. Pour ce faire, hier et aujourd'hui se tient à la Maison de la Chimie à Paris la conférence de consensus sur la prévention et la récidive. C'est là que nous avons rencontré la ministre Christiane TAUBIRA avec Laure DE VULPIAN et Christophe PAYET, notamment aux journées qui préparent d’ailleurs le socle d’une future loi pénale pour juin 2013. Mais d’abord, ce mot « consensus ». Consensus, vous avez dit consensus, madame la Ministre ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Ça veut dire d’abord que l’objectif c’est de travailler à prévenir la récidive, c'est-à- dire de faire en sorte qu’une personne qui a été condamnée, si elle a subi une peine d’incarcération, qu’elle sorte de l’établissement pénitentiaire dans des conditions telles qu’elle ne soit pas amenée à réitérer, à récidiver l’acte délictueux ou criminel.
MARC VOINCHET
Pourquoi la récidive ? Récemment la prison est revenue dans l’actualité en France pour des questions d’hygiène, de salubrité, de mauvais état au fond des prisons et on aurait pu penser que c’était peut-être ça d’abord l’urgence : s’occuper de l’état des prisons. Finalement, ça n’est pas cela. Pourquoi c’est la récidive en premier ?
CHRISTIANE TAUBIRA
De toute façon, tout cela est lié. Simplement parce que la récidive se déconnecte d’une certaine façon de la surpopulation carcérale. La surpopulation carcérale, les conditions d’indignité de détention, les conditions extrêmement difficiles de travail des personnels, de suivi qui sont effectuées, tout cela évidemment interpelle un peu plus mais, à la limite, même s’il n’y avait pas de surpopulation carcérale, une société démocratique doit s’interroger sur le sens de la prison, sur son efficacité. Si l’incarcération n’est pas efficace et si la récidive est importante, ce qui est encore le cas, cela fait de nouvelles victimes. C'est-à-dire que si on ne réfléchit pas à prévenir la récidive, on contribue à l’insécurité des Français ?
MARC VOINCHET
Tout de même, vous dites que c’est une réflexion qui n’est pas partisane. D’aucuns disent : « Voilà ! C’est du TAUBIRA, c’est de la gauche au pouvoir. Encore une question au fond qui sera liée plus au laxisme et à l’idée que, puisqu’il faut mettre moins de gens dans les prisons, et que les prisons sont trop pleines, il faut trouver des astuces pour simplement mettre moins de gens en prison. » Que répondez-vous à cela Christiane TAUBIRA ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Je crois qu’on n’assèchera jamais la mauvaise foi et qu’on ne va jamais tarir les mauvaises querelles. Il suffit de regarder la composition du comité d’organisation. Il y avait un maire UMP, il y avait un maire PS, il y avait un commissaire de police, il y avait un colonel de gendarmerie, il y a des personnalités de sensibilités, de métiers, de parcours extrêmement différents. Vous regardez le jury d’organisation, c’est la même chose. Vous avez un député honoraire, monsieur Étienne PINTE, qui est un député UMP. Vous avez encore un commissaire divisionnaire, un colonel de gendarmerie ; il y a des personnes de sensibilités et de parcours différents. Alors si on considère que sur un comité d’organisation indépendant, plus sur un jury de consensus indépendant, dont la composition est ce qu’elle est pour chacune de ces structures. « TAUBIRA manipule » : je répète, on ne pourra jamais tarir les mauvaises querelles.
MARC VOINCHET
Oui, mais enfin on dit tout de même que cette conférence, c’est une conférence contre Sarkozystes qui souhaitent aboutir à des conclusions qui iront contre plusieurs lois et plusieurs dispositions mises en place sous Nicolas SARKOZY, comme les peines-planchers que vous n’aimez pas, comme le tribunal correctionnel pour mineurs, comme des tas de choses comme ça.
CHRISTIANE TAUBIRA
D’abord, je ne veux pas passer du temps à expliquer les contres et les querelles, pardonnez-moi. Les peines-planchers, ce n’est pas une question de les aimer ou de ne pas les aimer. Vous regardez le fonctionnement des juridictions, vous regardez l’utilisation des peines-planchers, vous voyez que les peines-planchers ont servi surtout à graver des peines très désocialisantes, à graver des peines sur des délits mineurs alors que les peines-planchers n’ont eu aucune utilité sur les crimes. Par contre, les peines-planchers qui est un dispositif automatique réduit la capacité d’appréciation des juges, donc réduit l’apport de la justice dans l’individualisation de la procédure, de la peine et du suivi. Voilà. Ce sont donc des constats objectifs qui ont été faits avant même que la gauche n’arrive aux responsabilités. Ce sont des constats qui sont validés par les magistrats eux-mêmes et par tous ceux qui contribuent à l’oeuvre de justice. Moi, peu importe ce qu’on peut dire. Vous avez pour la première fois un rassemblement de compétences, de personnalités. C'est sans précédent ce rassemblement sur la prévention de la récidive. C’est absolument sans précédent. Alors si on considère que c’est de la manipulation, que c’est de l’anti-sarkozysme, peu importe. Moi, je ne vais jamais interdire cela mais, pardonnez-moi, je ne vais pas non plus y consacrer un gramme de mon énergie. Ce qui est important, c’est de savoir ce que nous faisons, pourquoi nous le faisons, comment nous le faisons. Et ce que nous faisons est quand même extraordinaire, c'est-à-dire que ce pari de l’intelligence collective, ce pari de la liberté de pensée, ce pari de la capacité de mobilisation de personnes de sensibilités extrêmement diverses, ce pari nous sommes en train de le gagner. Et ce n’est pas TAUBIRA qui le gagne, ce n’est même pas seulement la gauche qui le gagne parce que dès l’installation du comité d’organisation, il y avait des sénateurs UMP. Les députés UMP invités ont préféré ne pas venir, mais les sénateurs UMP invités sont venus. Donc ce n’est pas nous qui gagnons, c'est la société qui est en train de gagner. C’est l’intelligence collective qui est en train de gagner. Ce sont ces personnes qui depuis des années travaillent au quotidien sur ces sujets-là. Ils réfléchissent, produisent des travaux, des réflexions, traduisent des travaux étrangers. Ce sont ces personnes-là qui sont en train de gagner et, en définitive, c’est la société qui est en train de gagner parce que si nous gagnons la bataille contre la récidive, nous réduisons le nombre de victimes.
MARC VOINCHET
D’un mot – je vous passe la parole, Laure DE VULPIAN – d’un mot la récidive il faut rappeler que, voilà, cinq ans après leur libération, cinquante-neuf pour cents des détenus sont à nouveau condamnés. Il faut dire que la part des détenus qui sont condamnés pour crime est petite ; elle correspond à 0,5 %. Laure DE VULPIAN ?
LAURE DE VULPIAN
Oui. Madame TAUBIRA, hier matin dans votre discours introductif, vous avez parlé de la lutte contre la récidive mais vous avez une ambition encore plus grande, c’est donc prévenir la récidive. Néanmoins, consacrer ces deux jours plus des mois de travail à la récidive, c’est quand même un constat d’échec.
CHRISTIANE TAUBIRA
Ce n’est certainement pas un constat d’échec sur mon bilan, madame, mais ça aussi c’est sans importance. Sans importance. Il est sans importance pour moi de mesurer statistique par statistique les erreurs. Nous constatons une chose : c’est qu’il y a une accumulation de dispositifs législatifs réglementaires, que cette accumulation de dispositifs a consisté essentiellement à durcir les peines, à rallonger les peines, à accélérer un certain nombre de procédures, à introduire des automatismes et des mécanismes et on constate les résultats. Parmi les résultats, il y a quand même un certain nombre de constats qu’il faut signaler : c’est que par exemple, les personnes qui bénéficient d’une libération conditionnelle récidivent presque deux fois moins que des personnes qui sont maintenues en incarcération. Voilà. Et ça, même ça c’est un élément positif. Je ne le prends pas à mon compte. Je constate, j’essaye d’objectiver. C'est-à-dire que ce qui est important c’est de quoi nous disposons, qu’est-ce que nous savons, qu’est-ce que nous avons pu mesurer, quelles sont les conséquences de certains choix ? – sur des choix de procédures, des choix de peines, les choix de modalités d’exécution des peines, les choix de pratiques à l’intérieur des établissements, les choix aussi en milieu ouvert. Qu’est-ce qu’on sait ? Qu’est-ce qu’on sait ici en France ? Qu’est-ce qu’on sait ailleurs ? Qu’est-ce qu’on a mesuré ? Qu’est-ce qu’on a vérifié ? Sur ça, on fait un premier consensus. Et la deuxième ambition, c’est d’arriver à faire un autre consensus sur le sens de la peine, le sens de la peine en milieu ouvert, le sens de la peine en détention, l’importance de l’accompagnement et puis surtout ce qui est important, c’est la politique gouvernementale interministérielle. Vous savez que par exemple, je me suis battue et le Premier ministre en était tellement d’accord que nous avons obtenu de bons résultats, pour que dans toutes les grandes politiques publiques du gouvernement, il y ait la prise en compte des personnes sous main de justice. Ça veut dire que dans la politique de logement c’est le cas ; dans la politique de l’emploi et notamment des contrats d’avenir, c’est le cas ; dans la politique de la formation, c’est le cas. Nous allons expérimenter un certain nombre de dispositifs dans quelques départements. Voilà. Donc tout ça est pris en compte parce que, effectivement, lutter contre la récidive, prévenir la récidive, c’est aussi faire en sorte que les personnes sous écrou ou sous main de justice, lorsqu’elles sont dans la vie courante, elles puissent entrer dans les dispositifs sociaux, dans les dispositifs d’accompagnement dans les dispositifs d’emploi.
MARC VOINCHET
L’idée, tout de même c’est quand même de savoir comment on va s’y prendre au fond pour lutter contre ce qu’on appelle la surpopulation carcérale tout de même et la condamnation un peu rapide.
CHRISTIANE TAUBIRA
Moi je ne parlerais pas de condamnation rapide, parce que j’ai du respect pour les magistrats, ce que j’essaie de faire c’est de leur redonner la marge d’appréciation, et c’est ça la suppression des automatismes, c’est pas aimer ou ne pas aimer les peines plancher, ce sont des automatismes qui réduisent la marge d’appréciation. Or on voit bien que les résultats sont meilleurs lorsqu’il y a une véritable individualisation. Si le juge ne peut pas individualiser les résultats seront mauvais. Ensuite, il faut arrêter de gaspiller des ressources humaines et des moyens. On a bien vu que lorsque l’aménagement des peines est décidé tardivement, il y a une mobilisation du magistrat, du juge d’application des peines, du conseiller d’insertion, du surveillant etc, ça c’est un gaspillage d’effectifs, c’est un gaspillage de moyens aussi. Donc voilà, nous essayons d’obtenir des résultats. Oui, il faut lutter contre la surpopulation carcérale parce qu’il est inefficace et qu’elle est dangereuse ; oui il faut lutter contre la surpopulation carcérale parce que ça n’a pas de sens de retenir des gens dans des conditions d’indignité ; mais l’objectif ce n’est pas lutter contre la surpopulation carcérale, l’objectif c’est prévenir la récidive, c’est réduire la délinquance, c’est multiplier donc les politiques publiques, ou plutôt croiser, harmoniser les politiques publiques, lutte contre la délinquance, lutte contre l’exclusion, lutte contre la pauvreté, lutte pour l’insertion sociale. C’est ce qu’il y a à faire.
MARC VOINCHET
Est-ce que vous pensez que ce combat va être compliqué, plus compliqué à mener que celui du mariage pour tous dont on lit çà et là qu’il a été mené par vous brillamment, Christiane TAUBIRA, avec tout de même, alors là le tabou majeur, qui est le tabou de la prison, le sujet qu’on ne veut pas regarder encore moins peut-être qu’une question de mariage de gens entre même sexe. Est-ce que vous pensez que cela va être compliqué justement ce combat-là Christiane TAUBIRA.
CHRISTIANE TAUBIRA
Oui, il sera difficile. Il est difficile. Mais nous avons déjà passé des étapes extrêmement importantes, c’est pour ça que j’ai fait le pari du consensus ; c’est un vrai pari, c’est un pari extrêmement risqué que j’ai fait. Et je l’ai fait, risqué, à trois étapes. La première étape c’était le comité d’organisation. Il a fallu le mettre en place, le laisser travailler de façon autonome, et il y avait des risques sur sa composition. Il a travaillé du feu de Dieu. Ensuite, il y a eu le jury de consensus qui été mis en place par le comité d’organisation. Et le jury lui-même est aussi indépendant du comité d’organisation. Ça veut dire j’entre dans une deuxième phase de risque que j’ai acceptée. Et puis il y a la troisième phase, c’est deux journées en débat plénière, où il y a effectivement aussi des risques. Voilà. J’aurais pu faire plus facile, j’aurais pu diligenter …
MARC VOINCHET
Et les risques sont majeurs Christiane TAUBIRA, parce que regardez vous avez entendu hier matin Jean-Marie DELARUE qui est le contrôleur justement général des lieux de privation de liberté, qui a dit des choses qui vont être très compliquées sans doute ensuite pour continuer d’avancer sur le débat : « La prison doit être ouverte et fermée, ou doit être fermée et ouverte », a-t-il dit. Jusqu’où doit-elle s’ouvrir ? Il a parlé d’ouverture et il a ensuite dit « au fond le détenu, la personne qui est condamnée, la personne qui est sous écrou c’est quelqu’un qu’il faut entendre, et il faut revenir à du face à face ». Tout le monde ne sera pas sur ces bases-là.
CHRISTIANE TAUBIRA
Mais bien entendu, mais enfin on ne va pas résoudre tout, on ne va pas éliminer toute controverse dans la société. Ce qu’il y a c’est qu’on vise le consensus. Je rappelle sur ce qu’on sait et sur ce qu’on doit faire, ça n’empêche pas la controverse. Mais d’ailleurs on avance aussi dans la controverse. Donc moi ça ne me dérange pas. Ça peut être dérangeant, ça peut être ingrats d’une certaine façon, mais ça ne me dérange pas parce que je crois que c’est le prix à payer pour que la prison dans une démocratie soit digne et qu’elle soit efficace. Et puis pour le reste évidemment c’est un sujet très sensible et même explosif, la prison. IL suffit d’un fait divers pour que l’opinion publique se transforme en humeur publique, et qu’on pense d’une façon majoritaire qu’il faut enfermer tout le monde. Mais la prison ouverte et fermée ça existe déjà. Il y a notamment dans les établissements de longues peines, il y a des lieux où les portes sont ouvertes dans la journée, où il y a des activités à l’intérieur. Donc la prison ouverte et fermée … Vous avez par exemple la prison de Casabianda en Corse c’est un établissement ouvert avec des activités économiques, donc voilà. Il y a des choses simplement, évaluons les rigoureusement, voyons ce qu’elles valent, voyons ce qu’il faut corriger, voyons ce qu’il faut étendre, voyons ce qui doit rester singulier, c’est un travail que nous faisons ensemble.
MARC VOINCHET
La dernière question Christiane TAUBIRA, désormais partout où vous voulez passer vous êtes accueillie plus comme une rock star que comme une ministre après le succès du mariage pour tous. Vous avez déjà votre champ lexicographique au point pour défendre la loi que vous défendrez au printemps prochain. Alors il y aura quoi pour la prison, par coeur comme ça, du Jean GENET, du DOSTOÏEVSKI, du SADE, du Victor HUGO ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Finalement ce sont les débats qui inspirent l’auteur qui convient au moment et aux propos que j’entends. Ce que je peux vous dire c’est que ce sera un combat difficile mais passionnant, indiscutablement, mais j’ai de nombreux chantiers passionnants, c’est une chance – même si ça demande beaucoup de travail – la réforme du Conseil supérieur de la magistrature et mes autres réformes constitutionnelles sont passionnantes. Même quelque chose qui peut paraitre moins sexy comme la justice commerciale est tellement compliquée à mettre en place que c’est en train de devenir très très intéressant. Donc voilà. Mais ça dépendra de la tonalité, ça dépendra de l’ambiance, ça dépendra de la qualité des interventions, et c’est ce qui va déterminer si c’est René CHAR, si c’est André GIDE, si c’est Aimé CESAIRE, si c’est DAMAS, si c’est … il y a des tas d’autres auteurs, Pablo NERUDA, Nicolas GUILLEN, Vargas LLOSA ; il y en a plein, plein, plein.
MARC VOINCHET
Vous êtes heureuse, vous vous attendiez à cette popularité, alors qu’au début on disait « oh TAUBIRA, elle n’est pas vraiment à sa place, elle n’est même pas socialiste ».
CHRISTIANE TAUBIRA
Etant donné que je n’ai pas été malheureuse des critiques, le reste... je n’ai pas à recueillir du bonheur parce que je n’ai pas souffert, je n’ai pas vécu du malheur.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 15 février 2013