Interview de M. Alain Richard, ministre de la défense, sur LCI le 17 septembre 2001, sur la question d'une participation de la France à une éventuelle intervention militaire américaine en réponse aux attentats du 11 septembre 2001,

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Média : La Chaîne Info - Télévision

Texte intégral

Vous êtes au nombre de ces ministres que l'on peut dire prudents, qui à la fois affirment une pleine solidarité avec les Etats-Unis et en même temps, ont formulé quelques réserves, quant à la forme que pourrait ou que pourra prendre la riposte des Etats-Unis. Quand le président de la République, qui est le chef des armées, explique à CNN que la France sera totalement aux côtés des Etats-Unis au moment de la sanction, quelle exégèse le ministre de la Défense fait-il de cette phrase ?
Nous partageons au fond le sentiment et le réflexe politique des Etats-Unis qui seraient, je crois, ceux de toute démocratie et de tout Etat de droit. Le forfait, le crime de masse qui a été perpétré contre des milliers de personnes dans leur travail, dans leur vie personnelle en faisant, par conséquent, des milliers d'orphelins, en déchirant des milliers de familles, est hors du politique. C'est un forfait, un acte hors normes à tous égards, et je ne pense pas que nous puissions l'apprécier, surtout le mettre en connexion avec des questions de politique ou de stratégie ordinaires. Je ne crois pas qu'il soit juste d'opérer une mise en relation avec tel ou tel choix antérieur de la politique américaine, parce que ce fanatisme destructeur a ses propres objectifs, et il ne faut pas penser qu'une quelconque inflexion de la politique des Etats-Unis ou d'un autre Etat lui retirerait ses propres objectifs de destruction et de déstabilisation. Dans cette mesure, toutes les démocraties et tous les Etats de droits, et cela va bien au delà de l'Europe et de l'alliance atlantique, doivent avoir en effet une solidarité et une convergence.

Mais quand on dit être aux côtés au moment de la sanction, est-ce que cela signifie automaticité du soutien, sinon automaticité de la participation ?
Le terme d'automaticité est forcément réducteur. Cela signifierait que les Etats-Unis auraient pris une décision totalement unilatérale, en disant " nous allons faire ceci ou cela, et nous demandons à toutes les autres nations souveraines de s'aligner derrière nous ". Je ne vois pas les Etats-Unis agissant ainsi. Ils peuvent faire le choix de mener certaines de leurs actions de manière singulière, unilatérale, et si j'essaie d'imaginer ce que seraient nos propres dialogues en France, si nous étions la victime, je pense que cette tentation, cette tendance, a sa logique. Mais à partir du moment où il y aurait convergence et concertation sur une politique suivie de lutte contre le terrorisme, alors oui, je crois que nous devons y participer, sans réserve.

A ce sujet, entre le chef des Armées, le président de la République, et le responsable de la Défense, le Premier ministre, estimez-vous qu'il y a totale convergence ?
Oui, les dialogues ont eu lieu, l'appréciation, l'évaluation de la situation se poursuit en temps réel, mais je ne vois pas une divergence s'exprimer.

A cette heure-ci, est-ce que vous êtes toujours dans l'ignorance de ce qu'ont décidé ou de ce que vont décider les Etats-Unis, est-ce que vous êtes informé, ou est-ce que vous en êtes cantonné à des supputations ?
Non, je crois que nous réfléchissons chacun pour son compte, qu'en particulier les Européens dialoguent beaucoup entre eux et que les Etats-Unis, dans une telle phase de choc, c'est, me semble-t-il logique, sont en train de définir graduellement leur propre position. Et ce qui est frappant dans l'expression des principaux responsables américains depuis ces derniers jours, c'est la montée de la formulation d'une action à long terme et très collective. Les Etats-Unis savent bien que si nous souhaitons agir ensemble et si eux, premier Etat victime, veulent agir efficacement contre le terrorisme, il peut y avoir des mesures d'action militaire immédiate. Mais les solutions, en tous cas, la progression pour priver ce terrorisme destructeur de capacité de nuire, suppose une action longue, déterminée et multilatérale.

Vous en êtes réduit, si je comprends bien, à une interprétation ou à une lecture des propos, par exemple, du président Bush ou de Colin Powell.
Si nous étions la victime, cela serait exactement pareil. Nous commencerions par réfléchir entre nous
Mais trouvez-vous normal qu'il n'y ait pas de concertation pour le moment ?
Naturellement. Nous aurions 5 000 morts, nous serions en train de les pleurer et de faire les cérémonies de deuil, et serions en train de réfléchir à ce que nous allons faire ensuite, nous commencerions par le faire entre nous. C'est ce que les Américains sont en train de faire, avec en plus un champ de responsabilités et un champ de prises de risques qui n'appartiennent qu'à eux. Les contacts ont déjà lieu quotidiennement sur divers plans, et nous allons probablement avoir des échanges très étroits avec eux sur les conclusions politiques de leurs investigations, c'est-à-dire conclure ensemble qui est responsable de l'instigation et de l'organisation de ces attentats de masse. Puis, dans les jours qui viennent, nous allons partager nos réflexions sur les différents plans d'action qui doivent être développés.
Vous évoquiez l'assemblée des supputations, est-ce qu'il vous semble que l'on va vers, d'une part, une réponse immédiate et d'autre part une réponse à long terme ? Une réponse immédiate, j'entends une frappe pour manifester que l'on réagit tout de suite, et d'autre part, une réponse à plus long terme qui, elle, associerait l'ensemble des partenaires européens et de l'OTAN.
Une chose est sûre, l'atteinte aux intérêts, aux moyens surtout, et aux capacités du terrorisme organisé va supposer une action multilatérale et une action systématique.
C'est le long terme, cela.
Oui, mais nous pouvons commencer rapidement sur des moyens juridiques, sur des moyens financiers, sur le partage de renseignements. Et il ne s'agit pas seulement de l'OTAN ou du partenariat euro-américain. Il y a beaucoup d'autres Etats démocratiques, beaucoup d'autres Etats qui veulent être partie prenante de la communauté internationale et assumer leurs responsabilités dans cette tâche d'intérêt mondial, qui demandent à être associés et doivent l'être. C'est évident pour la Russie, mais c'est vrai aussi pour les nombreux Etats arabo-musulmans qui veulent jouer le jeu de la communauté internationale. Et je pense qu'il faut agir ainsi pour priver de base et de moyens d'action le terrorisme organisé. Vous faites l'opposition, logique intellectuellement, entre cela et une action à long terme, qui demandera la poursuite d'une détermination. Ce n'est pas parce que le moment du drame et de ces massacres s'éloignera qu'il faudra laisser ensuite la volonté politique se dissoudre. Mais ensuite, est-ce que pour autant une action punitive, militaire, serait sommaire ou réductrice ? Cela, c'est déjà faire un choix. Je pense que les stratèges et les politiques américains savent que même pour une action relativement immédiate, il faut avoir prévu la suite. Et ils y travaillent.

Le coup présent semble se diriger vers l'Afghanistan ?
Il y a, en effet, un travail de préparation qui porte sur cette zone géographique, puisque nous savons que c'est là que se trouve Ben Laden et un certain nombre de bases de préparation des actions de son mouvement, de sa mouvance. Mais malgré le caractère odieux et déstabilisant de son régime, ce pays n'est pas seul au monde. Si nous entreprenons une action de force contre l'Afghanistan, il faut qu'elle soit efficace, et nos partenaires américains le savent. Ils ont suffisamment d'expérience, y compris d'expériences au pluriel douloureuses, pour savoir qu'une simple frappe momentanée peut être non seulement inefficace, mais éventuellement contre-productive, et c'est pour cela que certains parmi les responsables américains, notamment mon collègue Donald Rumsfeld, ont dit que nous n'allions pas nous contenter de frappes, parce qu'ils connaissent les limites de l'efficacité.

Pensez-vous qu'un régime comme le régime taliban qui existe en Afghanistan et qui protège, semble-t-il, Ben Laden n'a pas de raison d'être, autrement dit, qu'il faut tout faire pour faire tomber ce régime ?
Justement, pas tout faire. Avec un facteur de déstabilisation considéré comme dangereux, et j'ai la conviction que c'est le cas, il faut choisir les bons modes d'action pour réduire ce danger. Et l'Afghanistan est ce qu'il est sur le plan des réalités politiques et sociétales, il n'a aucun passé démocratique, il n'y a pas facilement de structures politiques de remplacement. Et donc, toute menace, toute action de force exercée contre ce régime doit être assortie d'une stratégie qui vise à stabiliser de nouveau cette zone et à ne pas, au contraire, ajouter des facteurs de déstabilisation. Nous savons bien que l'évolution récente très inquiétante du Pakistan est un sujet dont nous avons parlé entre responsables internationaux à plus d'une reprise ces dernières années, qui fait qu'une action de force dirigée contre l'Afghanistan, si elle n'a pas un débouché politique crédible juste après, est un facteur de menace contre la cohésion et contre la stabilité du Pakistan, pays important en population avec des risques de soubresauts qui peuvent menacer un ensemble régional.
Parmi les craintes que l'on peut cultiver, il y a celle des effets d'aubaine. On entend, par exemple, au niveau de l'administration américaine, certains dire, d'une part, qu'un acte terroriste de ce type n'a pu avoir lieu sans l'aide ou sans le soutien d'un Etat et que cet Etat peut être l'Irak. La tentation est de frapper l'Irak, elle existe.
Oui, vous faites bien d'employer le terme de tentation. Dans une situation comme celle-là, un certain nombre de partenaires, aux Etats-Unis et ailleurs, ressortent leurs dossiers permanents. Vous parlez d'aubaine, moi, je parlerai d'opportunité. Il est indéniable que les autorités russes saisissent aussi cette occasion pour rappeler ce qu'étaient leurs positions vis-à-vis du terrorisme islamiste qui leur a servi de justification à leur action de répression en Tchétchénie. Et nous pourrions multiplier les exemples de ricochet de ce genre. Cela ne change pas l'équation de décision, des autorités américaines d'une part, de l'ensemble des démocraties des Etats de droit d'autre part, démocraties qui ne doivent pas se laisser détourner de ce qui est l'objectif central, c'est-à-dire affaiblir durablement et par des procédés démocratiques le terrorisme.

Autre exemple d'opportunité ou d'opportunisme ou de tentation d'aubaine, la tentation que peut avoir ou qu'a le Premier ministre israélien de profiter de la situation pour tenter d'en finir avec " la résistance palestinienne " ou " les Palestiniens. "
Je ne sais pas ce qu'est sa démarche politique, c'est bien le problème. Nous avons tous, y compris, le partenaire américain, une sérieuse difficulté à déceler une véritable stratégie débouchant sur un nouvel état d'équilibre dans la politique du Premier ministre israélien. Je serai tenté de regarder l'autre versant de cette situation, comme le dit fréquemment Hubert Vedrine, il y a un certain nombre de réalités, de dossiers permanents de l'équilibre international qui sont toujours là après le 11 septembre, donc, éventuellement, l'analyse ou le management peuvent changer, mais ils ne doivent pas être mis à l'écart. Peut-être, au contraire, à travers une détermination et une action volontaire de la majorité des démocraties, des Etats de droit au niveau mondial, pour vraiment affaiblir durablement le terrorisme, peuvent-ils trouver une volonté politique renouvelée de pousser les différents partenaires du Proche-Orient et en particulier le Premier ministre israélien à revoir les facteurs de blocage qu'ils ont accumulés ces derniers temps.

Venons-en à l'Hexagone et à vos propres responsabilités, nous allons parler du plan vigipirate. Avez-vous pris des dispositions particulières pour mettre les forces armées en alerte en fonction d'une éventuelle participation à une opération ou bien rien n'a changé par rapport à ce qui existait avant cet attentat ?
Cela n'est pas nécessaire car nos temps de réaction sont rapides, heureusement. Dans leurs postures permanentes, quotidiennes, les forces armées ont des temps d'adaptation à un ordre politique qui peut leur être donné, qui sont des temps, je crois, parmi les meilleurs du monde. Il n'est donc pas justifié dans notre cas de multiplier les mises en alerte, les préavis, d'autant que nous privilégions les formes d'action qui vont porter effet dans le temps. Si, après une analyse partagée, il nous était proposé ainsi qu'à d'autres démocraties de participer à une action militaire qui ait une portée dont nous soyons convaincus qu'elle améliore la situation de sécurité internationale, nous n'avons pas besoin de beaucoup de préavis pour y participer sous la forme qui paraîtra juste à notre pouvoir politique.

En revanche, l'armée, avec la police et les gendarmes, a pris en charge le renforcement de ce plan vigipirate. Nous savons que vous allez avoir, en raison du passage à l'euro, des tâches nouvelles et particulières, plus le renforcement du plan vigipirate, à un moment où il y a la professionnalisation de l'armée, ou 130 000 appelés en moins, et d'autre part, vous avez réussi, en ce qui concerne les civils, le passage aux 35 heures. Est-ce que cela ne fait pas beaucoup de contraintes à assumer et est-ce que vous pouvez les assumer ?
Nous ne sommes pas en butée. Et d'ailleurs, le niveau d'engagement que nous avons choisi, déjà au moment de la mise en place de l'euro, celle que nous venons de fixer pour la participation des armées à vigipirate maintient de la réserve, de manière à ce que nous soyons en capacité de fournir une ressource humaine et une ressource technique en matériel, en armement pour d'autres actions qui peuvent se révéler nécessaires. C'est le travail, à la fois de ce qui a été la programmation de notre nouveau modèle d'armée, c'est-à-dire être capable de répondre à diverses sollicitations en même temps, de même que nous maintenons notre engagement dans les différentes opérations extérieures. Nous avons à l'heure actuelle également une participation à l'opération ONU entre l'Erythrée et l'Ethiopie, nous allons parler dans les 24 heures qui viennent avec le Premier ministre et le président de la République de ce que nous allons faire pour la suite en Macédoine, nous ne sommes pas du tout à saturation de nos capacités. Une saturation peut arriver. Dans ce cas, ce seront des choix politiques, nous en sommes loin.

Mais peut-on estimer que dans l'avenir, au regard de ce qui vient de se passer, les budgets de Défense seront suffisants ? Je lisais un article d'un spécialiste disant : " La sécurité va coûter de plus en plus cher. " Or, il y a eu un débat sur le budget, le Premier ministre a arbitré entre les désirs de Bercy qui sont toujours à l'économie et les désirs du président de la République qui étaient plutôt à un budget plus conséquent à la fois d'équipements et de fonctionnement.
De toute façon, la notion de budget suffisant est un peu inaccessible. Suffisant par rapport à quels objectifs, par rapport à quelles analyses de situation?

Je vais poser ma question autrement : est-ce que les évènements rendent ces calculs un peu caducs?
Un des critères de l'analyse, c'est la comparaison internationale qui ne nous place pas mal. L'un des points les plus importants, outre le bon usage de l'argent, l'efficacité dans la dépense, c'est la constance et la permanence dans les choix. Nous ne pouvons pas tergiverser en permanence en remettant en cause les décisions antérieures que nous avons prises. Ces questions de lutte contre les menaces déstabilisantes font partie depuis un bon moment de nos analyses stratégiques.

Pas dans ces proportions quand même.
Non. Les risques sur la sécurité intérieure sont pris en compte dans notre politique de sécurité en général. Je ne perçois pas de facteur dans cette irruption d'un terrorisme particulièrement destructeur qui aboutisse à remettre en question en profondeur les choix de défense que nous avons faits. Et j'insiste sur le fait qu'il y ait une loi de finances pour 2002, qui a été adoptée, qui est quand même le deuxième niveau de dépenses de défense de toute l'Europe et un des tout premiers au niveau mondial. Il y a ensuite une loi de programmation qui est envisagée pour les périodes 2003 à 2008, sur laquelle le gouvernement a conclu et sur laquelle le président de la République a donné son assentiment puisque le projet a été approuvé en conseil des ministres sous sa présidence.

Mais cette loi de programmation qui va recommencer à partir de 2003, le président de la République souhaitait 90 milliards chaque année pour les budgets d'équipements. Cette somme sera-t-elle atteinte ?
La moyenne sera à 88 milliards. On voit bien que l'écart ne signifie pas un changement de politique et c'est ce qui a conduit au fait que le conseil des ministres, sous la présidence du chef de l'Etat, a approuvé ce projet de loi.
(Source http://www.defense.gouv.fr, le 3 octobre 2001)