Tribune de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, parue dans "Les Echos" du 6 novembre 2001, sur le poids de l'Europe à la conférence de Seattle, le renforcement de l'influence de l'UE au sein du FMI et de la Banque mondiale, la proposition d'un conseil de sécurité économique mondial et la coordination des forces anti-mondialisation. (Cette tribune est faite d'extraits de l'ouvrage de M. Moscovici : "L'Europe, une puissance dans la mondialisation".)

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Circonstance : Parution du livre de M. Moscovici : "L'Europe, une puissance dans la mondialisation" chez Le Seuil le 7 novembre 2001

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Texte intégral

Dans un système de gouvernance mondiale, où 180 Etats souhaitent pouvoir conserver l'expression souveraine de leurs positions, il est presque inévitable que la puissance dominante, les Etats-Unis, organise le jeu de manière solitaire (...). C'est pourquoi l'intérêt des Européens est, selon moi, de faire évoluer le système de gouvernance mondiale vers un système conciliant mieux les logiques d'intégration régionale et le multilatéralisme (...), où les grandes zones économiques ne seraient plus réduites à l'alternative entre l'adhésion aux positions américaines et le repli autarcique.
Au sein de l'OMC, la préparation de la Conférence de Seattle, à l'automne 1999, s'est révélée particulièrement éclairante à cet égard. Alors que beaucoup d'observateurs s'attendaient à voir le débat se structurer autour des thèses américaines libre-échangistes, l'Union européenne a réussi à imposer de nouveaux thèmes de discussion - notamment la question des normes sociales fondamentales et la question de la meilleure prise en compte par l'OMC des accords internationaux sur la protection de l'environnement - et à plaider pour un cycle de négociations qui aboutisse à une mondialisation plus maîtrisée. Encore a-t-il fallu, pour en arriver là, que la France se batte pour obtenir de ses partenaires européens une position globale, dynamique et ambitieuse. Car une approche purement libérale des relations économiques internationales existe aussi chez certains de nos voisins - en Grande-Bretagne, bien sûr, où cette approche était illustrée jusqu'à la caricature par le prédécesseur à la Commission de Pascal Lamy, l'intelligent et cynique Leon Brittan -, mais aussi par exemple, en Suède ou aux Pays-Bas. A la veille de Seattle, au nom du gouvernement français, j'ai fait prévaloir, dans un Conseil Affaires générales un peu houleux, la nécessité de respecter la diversité culturelle et d'établir un lien entre le progrès social et les échanges internationaux. Ainsi armée d'un mandat fort, la Commission - car c'est elle qui négocie au nom de l'Union en ces matières - a puissamment pesé à Seattle.
L'échec de la Conférence de Seattle est, en réalité, un échec pour les Etats-Unis, qui n'ont pas réussi à imposer leur conception d'un cycle commercial uniquement centré sur l'accès au marché. Le bloc européen ne s'est pas fissuré ; le mandat de négociation donné par le Conseil à la Commission européenne a été pleinement respecté. De plus, les pays du Sud ont fait la démonstration qu'ils pouvaient aussi, par des moyens de coordination beaucoup plus informels, promouvoir leur propre vision, insistant sur le renforcement du lien entre commerce international et développement.
Il reste évidemment à dégager les termes d'un compromis global entre ces trois visions : libre-échangiste, régulatrice et de développement solidaire. Ce ne sera pas chose aisée. Mais cette configuration est infiniment préférable à celle consistant à répondre à l'injonction américaine du "take or quit (the room)" à prendre ou à laisser. L'Europe a ici un rôle central à jouer, pour contribuer, comme le souhaite Lionel Jospin, à construire la régulation dont le monde a besoin. La Commission européenne, dûment mandatée par les gouvernements des Quinze (...) est un interlocuteur respecté des Etats-Unis d'Amérique. Pascal Lamy, le commissaire au Commerce international - homme aussi rude en apparence qu'il est en réalité sensible et fin, fidèle et loyal, qui fut - et reste depuis vingt-cinq ans un de mes repères et un ami précieux -, négocie sur un pied d'égalité avec Robert Zoellick, le représentant américain pour le Commerce, alors qu'on peut douter que ce dernier estime utile de traiter ainsi tel ou tel ministre du Commerce extérieur d'un gouvernement danois ou portugais et - disons-le franchement également d'un gouvernement français ou allemand.
Dans les institutions financières de Bretton Woods (FMI, Banque mondiale) installées à Washington et soumises à une forte influence américaine, les Européens devraient aussi s'efforcer de parler d'une seule voix (...). Un premier pas pourrait consister à fusionner les représentations française et allemande et à réfléchir à une approche communautaire pour une stratégie rénovée d'aide au développement.
Les institutions financières internationales sont souvent décriées par les militants antimondialisation. Il y a là, me semble-t-il, un malentendu qui peut conduire à une tragique régression. Il est vrai qu'aujourd'hui, faute de légitimité suffisante, ces institutions apparaissent comme un démembrement de la puissance américaine, apportant ainsi une caution contestable à l'idéologie néolibérale qui imprègne son action (...). Pour autant, les institutions financières sont indispensables pour organiser la mondialisation. Elles peuvent, elles doivent sans doute être interpellées et critiquées. Mais aller jusqu'à nier leur existence, à paralyser leur fonctionnement par des actions violentes - que je ne confonds pas avec les manifestations fermes, mais pacifiques et constructives - est un contresens absolu: cela revient à jeter le bébé avec l'eau du bain, et risque de priver la planète, pourtant confrontée à des problèmes globaux sans précèdent, des seuls instruments de régulation dont elle dispose.
Conscientes de ces échecs graves, les institutions de Bretton Woods se sont lancées dans de vastes mouvements de réforme interne (...). Mais il manque l'essentiel, c'est-à-dire le retour du politique au sein de ces institutions. Elles doivent se donner pour ambition de devenir le lieu où s'élabore le contrat social planétaire, où les points de vue de l'Europe, de l'Amérique du Nord et du monde en développement sont pris en compte pleinement. Pour cela, il faut traiter à la fois le phénomène bureaucratique, qui entrave la bonne marche de ces organisations, et le problème de la crise de représentation de ces institutions.
Le phénomène bureaucratique peut être traité à partir de la réactivation des instances de contrôle politique de ces institutions. Pourquoi ne pas envisager, en lieu et place d'un G7-G8, dont la légitimité est contestable et qui apparaît, non sans raison, comme un directoire mondial autoproclamé, la création d'une sorte de Conseil de sécurité économique mondial, hier suggéré par Jacques Delors, qui réunirait à une fréquence soutenue les ministres des grands pays de l'OCDE et, par rotation, un certain nombre de ministres des pays du Sud ? Sa mission principale serait de fixer la politique générale de ces institutions et d'assurer aussi la gestion des crises. Par ailleurs, chaque zone géographique du monde devrait être représentée par une voix puissante, qui serait en liaison étroite avec les gouvernements de la zone représentée. Pour l'Union européenne, ce rôle pourrait être confié, à terme, à un tandem Commission (un "super-commissaire" chargé des relations économiques extérieures au sens large)-Conseil (le président en exercice du Conseil Ecofin). En outre, l'association étroite des ONG et des Parlements nationaux est indispensable pour rétablir un lien politique entre ces institutions et l'opinion publique.
Enfin, il est indispensable qu'un véritable dialogue, profond, structuré, s'engage avec les forces de plus en plus nombreuses - associations, ONG, syndicats, mouvements sociaux et humanitaires... - qui critiquent la mondialisation libérale. Encore faut-il pour cela qu'existe une disponibilité mutuelle. Disponibilité des responsables économiques et politiques, pour écouter et comprendre les revendications et propositions de ceux qui aspirent à une mondialisation plus humaine: je suis pour ma part, et depuis longtemps, favorable à ce qu'une étude sérieuse de la faisabilité d'une taxe Tobin soit - enfin ! - mise en uvre. Disponibilité des "antiglobalistes" pour accepter la mondialisation comme un fait contradictoire - pour partie bénéfique, pour partie perverse - et non pour la rejeter en bloc (...).
Cet ensemble de réformes est un préalable pour que l'Union européenne retrouve pleinement voix au chapitre. A court terme, la mission de l'Union européenne est d'apparaître comme l'aiguillon de la réforme, quitte à irriter les Etats-Unis, qui s'accommodent du statu quo pour des raisons évidentes. Personne ne prendra d'initiatives ambitieuses à notre place. Le monde n'a pas besoin de moins d'institutions économiques internationales, mais d'institutions à la fois plus légitimes et plus efficaces, d'institutions où une Europe forte vienne rééquilibrer la toute-puissance américaine.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 novembre 2001)