Déclaration de Mme Fleur Pellerin, ministre des petites et moyennes entreprises, de l'innovation et de l'économie numérique, sur la construction d'un cadre européen adéquat pour le secteur de l'économie du numérique, à l'Assemblée nationale le 2 octobre 2013.

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Circonstance : Audition de Mme Fleur Pellerin, ministre des petites et moyennes entreprises, de l'innovation et de l'économie numérique, devant la Commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale, le 2 octobre 2013

Texte intégral

Le sujet principal de l'audition est la préparation du Conseil européen des 24 et 25 octobre prochains : un volet consacré à l'économie numérique est inscrit, pour la première fois, à l'ordre du jour de cette réunion des chefs d'État et de gouvernement. Il s'agit de fixer les objectifs qui seront assignés à la Commission européenne pour les prochains mois, sans différer la réflexion.
La France a diffusé, mi-septembre, un «non-papier» en quatre volets pour tenter d'influencer l'ordre du jour et les conclusions du Conseil.
Son premier chapitre a trait à la politique industrielle et à la vision stratégique à adopter en matière d'économie numérique, afin de constituer un environnement propre à structurer son développement.
Le deuxième volet porte sur l'égalité de traitement - c'est l'idée de level playing field - entre tous les acteurs du numérique, en termes de régulation, de droit de la concurrence, de protection des données personnelles et de fiscalité.
Le troisième point est consacré aux moyens de créer la confiance en l'économie numérique, notamment quand il est question de transférer des données personnelles vers les pays où le niveau de protection est inférieur au nôtre.
Enfin, nous souhaitons voir abordée la question de la place de l'Union européenne dans les instances mondiales de la gouvernance de l'Internet.
Notre travail se poursuit pour obtenir des avancées sur tous ces sujets dans les projets de conclusions du Conseil européen. Après la diffusion de notre contribution, le Royaume-Uni a également publié un «non-papier», principalement orienté sur le marché des services et celui des télécommunications. La Commission européenne a aussi élaboré une contribution, qui fait la part belle au marché intérieur ? avec des mesures en faveur des consommateurs - et au marché des télécommunications ; ce document nous paraît très insuffisant car, hormis le Partenariat européen de l'informatique en nuage, ne comporte aucune mesure destinée à faire émerger des entreprises du numérique.
Pour ce Conseil européen, le gouvernement a plusieurs objectifs. Nous souhaitons élargir la vision européenne du numérique au-delà des seules télécommunications, mais aussi dresser le constat de l'échec collectif de quinze années de politique numérique européenne.
Cette politique, reposant excessivement sur la recherche fondamentale et insuffisamment sur l'innovation et les écosystèmes, ne nous a pas permis de faire prospérer les start-up européennes du secteur. Il faut aussi en finir avec l'inégalité persistante de traitement qui se traduit par une sur-régulation des opérateurs de télécommunications, tandis que les entreprises over-the-top - les géants du secteur - ne sont pratiquement soumises à aucune contrainte, ni en termes de régulation ni en termes de contenus.
Le Conseil européen devra aussi traiter de fiscalité, sujet qui commence seulement à être abordé alors qu'il s'agit d'un élément structurant dans la compétition mondiale. L'exemple type est celui du commerce électronique : les marges étant très faibles, l'évasion fiscale pratiquée par Amazon lui permet de gagner facilement des parts de marché en Europe. Enfin, je l'ai dit, la protection des données personnelles est un facteur essentiel pour restaurer la confiance des Européens dans l'économie numérique.
Les enjeux de ce Conseil européen sont donc multiples. La France peut prendre des initiatives et je m'y emploie, mais, dans la compétition mondiale, l'Europe est le bon niveau d'intervention pour ce secteur. Le marché unique qui, avec ses 500 millions d'utilisateurs, est plus important en volume que le marché américain, offre aux acteurs européens de l'économie numérique la masse critique qui leur est nécessaire pour grandir ; par ailleurs, les outils de financement, de normes et d'achats publics ne sont pertinents qu'à cette échelle.
Construire le cadre européen adéquat pour le numérique prendra du temps. Il a fallu quinze années et quatre « paquets » législatifs pour bâtir le cadre du secteur européen des télécommunications, et l'unification réelle du marché européen du numérique passe par la mise en oeuvre de dizaines de directives - certaines passées, d'autres à venir. Cette démarche impose de lourdes contraintes aux opérateurs européens, qui risquent de provoquer des blocages et de limiter leur croissance à court terme. Nous devons garder ces considérations à l'esprit au moment de construire ce cadre communautaire car nous ne pouvons-nous permettre d'attendre dix ans pour tirer les bénéfices du marché unique. Aujourd'hui, la réglementation européenne prend insuffisamment en compte la dimension industrielle. Certains de nos partenaires, y compris les plus libéraux, partagent cette opinion : la réglementation européenne, élaborée dans une perspective de très long terme, fait l'impasse sur la dimension économique de court terme, enclenchant un cercle vicieux susceptible d'obérer les perspectives d'avenir.
La route vers le marché numérique unique qu'il nous faut tracer doit accompagner la croissance des entreprises européennes. La session du Conseil européen consacrée au numérique doit être l'occasion de bâtir cette stratégie en privilégiant des actions tournées vers les technologies et l'innovation, et en rééquilibrant les obligations de tous les acteurs de la chaîne de valeur - ce qui signifie qu'il nous faut prendre garde de ne pas imposer de trop fortes obligations aux acteurs européens tout en laissant les acteurs non européens libres de toute contrainte.
Nous souhaitons, je vous l'ai dit, que la réflexion sur l'économie numérique ne s'arrête pas aux télécommunications ; de nombreux pays partagent ce souhait. Nous voulons aussi que l'accent soit mis sur la croissance des entreprises pour créer les champions européens de demain. Les questions qui fâchent - le programme Prism, la fiscalité, le transfert des données personnelles - sont aussi le symptôme de l'échec des Européens à faire émerger les entreprises de taille critique aptes à concurrencer les multinationales américaines et à devenir des leaders mondiales. Pour recouvrer une souveraineté numérique et ne plus être seulement les consommateurs passifs d'intelligence, de biens et de services produits ailleurs, les Européens doivent donc guérir à la fois les symptômes et la racine du mal.
Se donner les moyens de bâtir ces entreprises de taille critique suppose de renforcer le capital-développement à l'échelle européenne. Aujourd'hui, les start-up européennes qui cherchent à financer leur développement sont contraintes de se tourner vers des fonds de capital-risque américains. L'industrie européenne du capital-risque n'est pas assez puissante. La comparaison est cruelle pour nous : en matière de levée de fonds, le rapport entre l'Union européenne et les États-Unis atteint 1 pour 8, avec un ticket moyen trois fois inférieur en Europe à ce qu'il est aux États-Unis. C'est pourquoi beaucoup de nos start-up à la recherche de fonds propres se font racheter par des entreprises de la Silicon Valley. Il nous faut donc créer des fonds de fonds paneuropéens adossés à la Banque européenne d'investissement.
Nous devons aussi utiliser le levier de l'achat public, comme le font les États-Unis, en créant une place de marché européenne pour permettre à nos PME d'accéder plus facilement à une première référence et leur donner des débouchés. Le sujet a déjà été abordé au niveau européen mais nous souhaitons y revenir pendant le Conseil européen.
Il convient encore de lancer une initiative dans le big data, grande révolution industrielle à venir qui demande des infrastructures considérables et donc une coopération européenne.
Le Conseil européen devra aussi aborder la régulation des plateformes au niveau européen. En position dominante, elles sont devenues un passage obligé pour accéder à des services ou à des informations sur l'Internet. Une réglementation uniforme doit être appliquée à tous les acteurs, européens ou non, dès lors qu'ils exercent des activités en Europe. Les mêmes règles et les mêmes obligations doivent valoir pour tous, par exemple en matière de portabilité des données. Tous les pays que nous avons consultés à ce sujet jugent cette régulation prioritaire.
Enfin, alors que la dernière directive relative aux frais d'itinérance n'est pas encore complètement appliquée, il faut se garder d'alourdir la régulation des télécommunications par un nouveau paquet. Nombre de mes homologues pensent, comme moi, qu'il y a une incohérence entre les objectifs affichés dans la proposition de directive de Neelie Kroes, qui vise d'une part à favoriser les investissements des opérateurs de télécommunications pour accélérer le déploiement du très haut débit, d'autre part à réduire à néant les frais d'itinérance en Europe. Poursuivre dans cette voie irait contre notre intérêt en fragilisant considérablement les opérateurs européens, les exposant ainsi au risque d'OPA par des concurrents de pays tiers. Il ne s'agit pas de protectionnisme mais d'une vigilance souhaitable, les infrastructures considérées étant des équipements sensibles.
Tels sont les objectifs sur lesquels la France a mis l'accent en préparant ce Conseil européen. Notre travail se poursuit, et je me félicite de l'initiative que vous avez prise d'élaborer une proposition de résolution européenne. Ce texte enrichira le débat et renforcera la position française.
(Interventions des parlementaires)
Pour ce qui concerne l'économie numérique, l'ordre du jour proposé par M. Manuel Barroso pour le Conseil européen est effectivement trop modeste pour être satisfaisant, mais c'est une première étape et nous continuons à nous mobiliser. Ainsi ai-je réuni, la semaine dernière, à Paris, les représentants de six autres pays membres, pour évoquer avec eux les sujets qui nous paraissent devoir être débattus ; cette initiative sera de nature à infléchir le libellé de l'ordre du jour. Pour l'instant, la vision de la Commission européenne, assez peu stratégique, n'embrasse pas les enjeux de l'économie numérique. Elle omet en particulier les mesures qui dessineraient un environnement favorable à l'émergence de champions européens. Mais d'autres contributions seront vraisemblablement publiées, et nous continuerons de tenter d'influencer la définition de l'ordre du jour.
Le volet fiscal est également assez décevant, les services de la Commission européenne se limitant à réitérer des éléments déjà dits plusieurs fois et à rappeler des mesures travaillées depuis plusieurs mois. Cela nous conduit à considérer que la Commission européenne, peut-être contrainte par son propre agenda, n'a pas pris la mesure des enjeux du partage de la valeur dans l'économie numérique. Dans ce domaine aussi, nous poursuivrons nos efforts de sensibilisation : nous organisons, la semaine prochaine, un colloque européen sur les enjeux de la fiscalité du numérique, auquel participera le commissaire Algirdas Semeta. Ce sera l'occasion de rappeler l'urgence qu'il y a à traiter la question de l'érosion des bases fiscales, dont souffrent tous les pays européens. En cette période d'intenses difficultés budgétaires, se voir privé de ressources fiscales n'est pas acceptable plus longtemps.
Les travaux à ce sujet se sont poursuivis dans le cadre de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), puisque beaucoup dépend des conventions fiscales bilatérales, qui aboutissent à une double non-taxation. Comme l'a montré le cas de Starbucks en Grande-Bretagne, l'érosion fiscale n'est pas spécifique au secteur numérique. Cependant, l'optimisation fiscale est grandement facilitée par l'immatérialité des échanges, qui rend ces montages plus prégnants dans le secteur numérique. Le groupe de travail ad hoc de l'OCDE a élaboré des propositions tendant à l'adoption d'une convention multilatérale chapeau ; elle aurait l'avantage d'éviter aux pays signataires de devoir renégocier chaque convention bilatérale. Le projet de convention prévoit que tout acteur de l'économie numérique dispose d'un établissement stable virtuel dans chacun des pays dans lesquels il opère ; à cet établissement seraient rattachés les revenus tirés de l'activité exercée sur un territoire donné, ce qui permettrait de définir une assiette taxable et de collecter l'impôt.
La bonne fin de ces travaux dépend évidemment d'un consensus, difficile à obtenir avec les États-Unis mais aussi avec d'autres pays, qui trouvent un intérêt à accueillir sur leur territoire des entreprises optimisant ainsi leur impôt. Aussi nous semble-t-il important que l'Union européenne conduise une réflexion indépendante de celle de l'OCDE, pour définir une assiette taxable sur le seul territoire communautaire. Nous avons donc demandé au commissaire Semeta de relancer activement les travaux sur la proposition de directive portant création d'une assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés des entreprises exerçant leur activité dans l'Union européenne, dite ACCIS. Il nous dira comment il entend remobiliser les États membres à ce sujet.
La formation est naturellement au nombre des sujets importants. Nous sommes partisans d'une stratégie nationale et nous travaillons en ce sens avec Syntec Numérique et d'autres organisations professionnelles, qui nous ont aidés à définir les compétences et les formations particulières requises pour les métiers numériques du futur. Je travaille, avec M. Michel Sapin, Mme Geneviève Fioraso et M. Vincent Peillon, à la définition des formations initiales et continues qui permettront d'anticiper les besoins sectoriels. En outre, nous avons discuté avec nos homologues d'un plan européen destiné à favoriser une meilleure appréhension par les élèves des enjeux liés à l'utilisation des nouvelles technologies. En France, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) dispense déjà de nombreuses formations dans ce domaine ; une action paneuropéenne de sensibilisation et d'éducation au numérique serait utile pour garantir que les jeunes Européens ne soient pas des consommateurs passifs.
Une directive relative à la cybersécurité est en cours d'élaboration. De nombreux pays membres, notamment l'Allemagne, souhaitent voir s'établir une coopération renforcée à ce sujet. Il est en effet apparu que les entreprises européennes sont mal protégées. L'enjeu est d'intelligence économique et de souveraineté, mais aussi industriel : la France compte de belles entreprises spécialisées en cybersécurité, qui trouveraient là un marché et des débouchés. Plus largement, toute initiative européenne visant à renforcer le niveau de sécurité des entreprises, des administrations et des particuliers serait très positive.
Monsieur Gaymard, nous avons suggéré que soient inscrits à l'ordre du jour du Conseil européen les sujets des droits d'auteur et de la numérisation de l'écrit, afin de promouvoir les contenus culturels numériques. Pour chaque produit culturel, nous proposons en particulier d'appliquer des taux de TVA homothétiques, qu'ils soient proposés sous forme numérique ou sous forme matérielle.
D'évidence, le droit d'auteur et les produits annexes doivent être repensés pour tenir compte de l'évolution des techniques. En particulier, à l'heure du stockage en nuage, l'indexation de la redevance pour copie privée sur les capacités de stockage des appareils n'a plus grand sens. Ces sujets relèvent plutôt de la compétence de la ministre de la culture, mais une réflexion s'impose manifestement sur la modernisation d'outils créés dans les années 1980 et qui ne sont sans doute plus adaptés à notre temps.
Pour en venir à un sujet plus hexagonal, je considère que le plan Très haut débit est très bien engagé. La mission Très haut débit que nous avons mise en place pour piloter, tant sur le plan technique que sur le plan financier, les schémas de déploiement des collectivités territoriales a d'ores et déjà reçu une quarantaine de projets couvrant une cinquantaine de départements. Sur les 900 millions du Fonds national pour la société numérique, environ 200 millions d'euros sont en train d'être engagés, mais rien n'a encore été décaissé : le décaissement débutera à la mi-2014 et s'étalera jusqu'en 2015. D'ici là, les projets de réseaux à très haut débit seront financés par les recettes des redevances pour l'utilisation de la bande de fréquences 1 800 mégahertz, sur laquelle les opérateurs commencent à déployer la 4G. Dans la période 2012-2022, les financements de l'État s'élèveront au total à 3,3 milliards d'euros.
Q - Ce montant inclut-il les 900 millions du Fonds ?
R - Oui. À ces subventions, qui assurent la péréquation entre les territoires, s'ajoutent les prêts à très long terme que la Caisse des dépôts accorde sur les fonds d'épargne. Ces prêts, d'une durée de vingt à quarante ans, ont des différés d'amortissement allant jusqu'à huit ans et des taux extrêmement compétitifs - actuellement le taux du livret A plus 100 points de base.
Concernant l'extinction du réseau cuivre, la mission présidée par M. Paul Champsaur rendra ses conclusions avant la fin de l'année. Nous avons jugé indispensable, pour des raisons de modèle économique, d'anticiper cette extinction. Il serait en effet absurde de laisser coexister deux réseaux concurrents, et les opérateurs comme les collectivités territoriales ont besoin que l'on précise cet horizon pour déterminer la rentabilité de leurs investissements dans la fibre optique. La mission est chargée d'apporter ces éléments et d'examiner les conséquences de la disparition totale du réseau cuivre sur les différents services publics et privés. Une expérimentation est en cours à Palaiseau.
La convention type entre l'État, les collectivités et les opérateurs a fait l'objet de nombreuses discussions et consultations jusqu'à une date récente. Elle est désormais stabilisée et je crois qu'elle répond à toutes les préoccupations exprimées par les associations et les collectivités en termes de transparence dans les engagements des opérateurs, de délais de déploiement et de priorisation des zones. Dans certains territoires peu densément peuplés, la priorité est l'accès à un haut débit de qualité, qui fait encore défaut. Les collectivités pourront indiquer, dans ces conventions types, les zones prioritaires de raccordement à la fibre. Je signerai très prochainement la première de ces conventions, à Lille. Ce dispositif est destiné à être utilisé par toutes les collectivités qui présentent leur schéma.
(Interventions des parlementaires)
Le président de la République s'est engagé, lors des Assises de entrepreneuriat, à ouvrir une réflexion au sujet du financement participatif, et j'ai réuni, lundi dernier, plusieurs centaines d'acteurs de ce secteur. Jusqu'à présent, cette activité s'est développée en dehors de tout cadre réglementaire, ce qui risque de la fragiliser. Une réglementation souple et adaptée lui sera, je crois, bénéfique.
Les entreprises qui pratiquement le financement participatif, en prêts ou en fonds propres, sont soumises à la même réglementation que les institutions financières traditionnelles. Ni l'obligation de disposer d'un niveau de fonds propres extrêmement élevé - plusieurs centaines de milliers d'euros - ni les contraintes draconiennes en matière de publicité des appels publics à l'épargne, avec des prospectus de plusieurs centaines de pages, ne sont très adaptées aux nouvelles plateformes, qui ne réunissent souvent qu'une dizaine de personnes investissant dans un projet. Il s'agit donc d'instaurer un cadre financier qui sécurise cette activité tout en allégeant les contraintes auxquelles elle est soumise.
Les évolutions législatives et réglementaires sont actuellement soumises à consultation. Puis nous utiliserons l'habilitation à légiférer par ordonnances que vous avez votée pour créer ce nouveau cadre avant la fin de l'année, en concertation avec les acteurs concernés.
En outre, dans la mesure où le financement participatif intervient dans les interstices de leurs activités, les établissements bancaires ne lui sont pas à ce point opposés. Si beaucoup de PME y recourent, c'est précisément parce qu'elles n'ont pas réussi à faire financer leurs projets par une banque. Je pense donc que ce mode alternatif peut répondre à des besoins non couverts par le marché.
Les trois principaux axes de réforme seront la création d'un nouveau statut de conseiller en financement participatif, l'autorisation du prêt rémunéré entre particuliers - nous consultons actuellement pour définir les plafonds par projet et par investisseurs - et l'allègement des contraintes en matières de fonds propres et de publicité.
Nous veillerons également à l'harmonisation des réglementations européennes. Aux États-Unis, plusieurs milliards de dollars de fonds sont levés chaque année au titre du financement participatif. Il y a donc des perspectives de développement dans l'Union européenne.
La proposition de règlement de la commissaire Kroes, Madame de la Raudière, ménage le principe de la neutralité de l'Internet tout en donnant un peu de marge aux fournisseurs d'accès, puisqu'elle les autorise à fixer des prix de détail différenciés en fonction des volumes de données proposés. Je trouve ce système quelque peu ambigu et la proposition quelque peu précipitée. Un débat associant les parlementaires européens est nécessaire. On ne peut se contenter d'une procédure de quelques semaines, d'autant que le sujet doit être traité en lien étroit avec la question de la neutralité des plateformes.
Nous sommes d'accord avec le principe de non-discrimination dans l'accès aux contenus. Il est difficilement acceptable que ce soient aujourd'hui les opérateurs qui décident de qui peut avoir accès à certains contenus ou services - je pense en particulier au contentieux entre Free et Google, actuellement traité par l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), mais les plateformes ne doivent pas non plus avoir de pouvoir de censure, par exemple parce que tel tableau du XVIIIe siècle ne leur plaît pas !
La gouvernance de l'Internet par l'ICANN est en effet un sujet essentiel, Monsieur Myard, et nous espérons que le Conseil européen en discutera. Il est évident que cette instance devrait être moins «américano-centrée» - même si cet état de fait est aussi le produit de l'histoire - et prendre mieux en compte les gouvernements. Certaines propositions visent à donner des prérogatives à l'Union internationale des télécommunications (UIT). Je rattache cette question à celle de la normalisation et de la standardisation, que les États, s'ils veulent structurer une économie numérique européenne, doivent aborder de manière beaucoup plus collective et concertée. À l'heure actuelle, chacun agit de son côté alors que les Américains disposent, avec le National Institute of Standards and Technology (NIST), d'un puissant instrument de soft power en la matière. Nous abordons l'ère des objets connectés, où les protocoles de transmission auront une importance primordiale. Il est donc indispensable que les Européens puissent peser sur les standards qui détermineront les choix industriels.
Q - N'oublions pas que les Américains sont allés jusqu'à déconnecter un État du système. Ils en sont encore capables, même si c'est moins facile du fait de la diversification du réseau. C'est bien pourquoi les Chinois ont exigé de conserver la maîtrise des données.
R - En effet. Nous soutenons donc une approche qui prenne mieux en compte toutes les parties prenantes, notamment les gouvernements. La privatisation de ce secteur d'activité est une menace contre laquelle nous devons nous mobiliser à l'échelle européenne.
Vous avez raison, Madame Gallo, de souligner le décrochage de la France. Le phénomène n'est pas nouveau - il remonte à cinq ou six ans - mais il est inquiétant car il porte sur des enjeux d'avenir, qu'il s'agisse de la capacité de l'administration à se réformer ou de la pénétration des nouvelles technologies dans les PME et à l'école. Vous avez aussi raison de souligner notre potentiel : il y a beaucoup d'ingénieurs français dans la Silicon Valley, nos mathématiciens sont reconnus et demandés dans le monde entier ; bref, nous avons les ressources pour inverser la tendance.
J'ai ainsi lancé une réflexion sur les quartiers numériques. Pour en avoir observé les effets dans différents pays et pour en avoir discuté avec de grands investisseurs américains, je crois beaucoup à la proximité géographique, même si cela peut paraître paradoxal à l'heure des nouvelles technologies et de l'Internet. En mettant côte à côte, par exemple, un spécialiste de marketing, un ingénieur et un designer, on suscite d'importantes possibilités de création d'activité. En ajoutant des services en matière de conseil en propriété intellectuelle ou de financement par la Banque publique d'investissement ou par du capital-risque, nous créons des conditions favorables à la formation de cet écosystème. Ce projet bénéficie d'un peu plus de 200 millions d'euros au titre des investissements d'avenir et les appels à candidatures seront lancés à partir d'octobre 2013. Au-delà de la concentration géographique, l'effet de visibilité internationale me paraît important pour attirer les investisseurs étrangers.
Il est nécessaire, comme vous l'indiquez, que l'école permette une acculturation en direction du numérique, de l'innovation et de l'entrepreneuriat. C'est le sens du projet que je mets en place avec M. Peillon.
Les Assises de l'entrepreneuriat ont également permis de préciser les moyens d'améliorer l'environnement dans lequel les start-up peuvent se développer. Outre la réforme de la fiscalité des plus-values mobilières, nous avons pris une disposition visant à encourager le financement des PME innovantes par les grandes entreprises. Nous avons aussi renforcé le statut de « jeune entreprise innovante » et étendu le dispositif du crédit d'impôt recherche aux dépenses liées à l'innovation comme le design ou le prototypage.
Toutes ces mesures ne sont pas d'effet immédiat ; il faudra attendre un certain temps avant qu'elles ne portent leurs fruits. Mais il y a lieu d'espérer. Le président du fonds d'investissement de la société Intel, qui place environ 700 millions d'euros par an en Europe, me disait qu'il obtient son meilleur taux de rendement en France et que notre pays présente le plus de diversité dans les technologies innovantes et disruptives - bien plus que la Grande-Bretagne, par exemple, mais on se refuse à le croire dans la Silicon Valley car notre communication n'est pas très bonne et car l'information entre investisseurs se fait souvent de bouche à oreille. C'est un autre argument en faveur des quartiers numériques. Un investisseur étranger n'a pas forcément le temps de parcourir toute la France pour chercher une pépite. Si beaucoup d'entreprises sont concentrées en un seul endroit, les contacts se trouveront favorisés. Des investisseurs avisés reconnaissent qu'il y a, en France, talents et dynamisme ; il est, quoi qu'il en soit, rassurant de le constater.
Q - La création d'un second marché européen comparable au NASDAQ est-elle envisagée ?
R - Cela fait partie des pistes, même si notre réflexion porte d'abord sur le capital-risque et le capital-développement. Pour combler le retard avec les États-Unis, nous estimons qu'il faudrait une puissance de frappe de l'ordre de 2 à 3 milliards d'argent public, de manière à obtenir 8 à 9 milliards au total par effet de levier. L'idée d'un «NASDAQ européen» est un peu un serpent de mer. Si je me réjouis que Criteo soit cotée au NASDAQ, je préférerais bien sûr qu'elle se cote sur une bourse européenne ayant une certaine profondeur et un certain dynamisme. Bien que la réalisation soit difficile, cela doit être un objectif.
J'en viens à la régulation des plateformes. À l'évidence, le droit de la concurrence est peu efficace actuellement. Nous verrons ce qui résultera des négociations avec Google mais nous savons que le contentieux entre l'Europe et Microsoft a duré dix ans. Avec de tels délais, toutes les entreprises qui engagent des procédures pour abus de position dominante ont largement le temps de disparaître. Il faut trouver des solutions qui permettent de régler les problèmes en moins d'un an, d'où notre souhait d'établir pour les plateformes une régulation ex ante, sur le modèle de la régulation symétrique imposée aux opérateurs de télécommunications. Bien entendu, c'est l'échelon européen qui est pertinent pour soutenir un rapport de force avec des plateformes comme YouTube et autres réseaux sociaux. L'objectif est de les soumettre à différentes obligations en matière d'ouverture, d'interopérabilité, etc., pour pouvoir opérer en Europe avec des données personnelles de citoyens européens.
Q - Est-ce un agenda pour l'accord de libre-échange entre l'Union européenne et les États-Unis ?
R - Non.
Ces questions ne relèvent pas forcément d'un accord avec l'administration américaine : peut-être pourrons-nous les régler de manière bilatérale avec les entreprises en cause. C'est pourquoi il faut qu'un nombre critique d'États membres arrive à se mettre d'accord pour agir. Les Britanniques, contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, sont convaincus qu'il est nécessaire de mener une action rapide en la matière. Si nous devons définir une régulation ex ante, c'est parce qu'on ne pèsera sur les évolutions qu'en réglant les problèmes avant qu'ils fassent sentir leurs effets.
Nous avons proposé, pour notre part, qu'une autorité européenne - pourquoi pas un service de la Commission européenne, à l'instar de la direction générale de la concurrence - détienne le pouvoir de régler les litiges impliquant les plateformes. Nous espérons que le Conseil européen d'octobre donnera mandat à la Commission européenne pour réfléchir aux voies et moyens visant à limiter les conséquences de la position dominante évidente de ces entreprises.
Cela dit, j'ai lu comme vous dans la presse des formules comme «le Schengen des données personnelles». Je ne m'associe pas du tout à cette vision. Dans l'informatique en nuage, une multinationale française peut très bien faire gérer sa comptabilité dans le nuage par un prestataire français, mais il lui faudra ensuite répliquer cette comptabilité dans des centres de données partout où elle est implantée. Il serait absurde de lui interdire de transférer ces données personnelles à l'étranger. De même, lorsqu'une personne consulte sa boîte Gmail ou Yahoo à l'autre bout du monde, les données sont vraisemblablement répliquées dans un centre de données proche de l'endroit où elle lit son courrier.
Que l'affaire Prism offre aux entreprises européennes du cloud une opportunité de capter la confiance et de trouver des marchés est une bonne chose, mais mon idée directrice est plutôt de soumettre les entreprises des pays non européens et souvent non adéquats - c'est-à-dire ayant un plus faible niveau de protection des données personnelles - aux mêmes contraintes qu'en Europe lorsqu'elles traitent massivement des données collectées relatives à des citoyens européens et les transfèrent à l'étranger. Là encore, c'est une question de level playing field. Gmail, par exemple, doit être soumis aux mêmes contraintes que le service de messagerie que développe Laposte.net, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. L'objectif n'est pas de restreindre la circulation des données mais de la soumettre aux mêmes règles pour tous.
Q - Beaucoup d'articles de presse ne disent pas cela.
R - Peut-être par méconnaissance du cloud.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 octobre 2013