Interview de Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice, avec France Inter le 5 mars 2014, sur le racisme, la démocratie et sur la politique judiciaire.

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Média : France Inter

Texte intégral

PATRICK COHEN
Vous publiez « Paroles de liberté » chez FLAMMARION. C'est votre réponse aux attaques que vous avez subies ces derniers mois, aux paroles, les gestes racistes dont vous dites qu'ils vous poursuivent depuis l'enfance, des injures – écrivez-vous – que subissent au quotidien des millions de jeunes français. Est-ce que vous voulez dire qu'il y a une permanence du sentiment raciste dans notre pays ou bien que la France est plus raciste aujourd'hui qu'hier ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Non, je ne crois pas qu'en l'occurrence, on puisse généraliser, il y a toujours eu des propos et des actes racistes, il y a depuis quelques mois une facilité d'expression dans l'espace public qui n'est pas courante, qui n'est pas fréquente…
PATRICK COHEN
C'est la parole qui s'est libérée.
CHRISTIANE TAUBIRA
Je ne dirais pas « libérée », parce que j'aime tellement ce mot de « libéré » et de « liberté », de « libération »…
PATRICK COHEN
Alors qui s'est lâchée, qui s'est répandue.
CHRISTIANE TAUBIRA
Oui, plutôt, oui, plutôt, enfin, qui a senti qu'elle pouvait, parce qu'il y a une angoisse générale, parce qu'il y a une réelle inquiétude, et parce qu'il y a un manque de vigilance, je crois que c'est surtout parce que ceux qui tiennent aux valeurs de la République, ceux qui croient à l'égalité entre les gens, même s'ils savent que c'est un idéal, que c'est un objectif, que ça peut être même perçu comme étant une utopie, mais que c'est la condition pour vivre ensemble correctement, ceux-là, je pense, ne se battent pas assez, ne s'expriment pas assez, donc d'autres estiment qu'ils peuvent s'emparer de l'espace public. C'est un peu ça qui est nouveau…
PATRICK COHEN
Donc un rappel à la vigilance dans ce livre…
CHRISTIANE TAUBIRA
D'abord…
PATRICK COHEN
Mais à qui s'adresse-t-il, puisque dès le prologue, vous affirmez qu'à ceux qui véhiculent la parole raciste, à ceux qui vous ont attaquée, vous n'avez rien à dire ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Non, je n'ai pas de conversation à prendre avec eux, ils se sont exclus eux-mêmes de toute conversation, mais il y a beaucoup, beaucoup plus de personnes à qui parler…
PATRICK COHEN
On n'a pas à essayer de les convaincre ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Non, non, non, non, non, je pense que, en tout cas, pas moi, il y a peut-être des personnes éventuellement dans les couvents ou dans les presbytères qui peuvent essayer de les convaincre, mais ça n'est pas mon rôle, moi, j'ai des engagements politiques, et puis, en dehors de cette enfant, dont j'espère qu'elle s'en sortira, en dehors de cette enfant, ce sont des adultes qui s'expriment, ce sont des personnes qui ont parfois elles-mêmes des engagements politiques. Donc ce ne sont pas des personnes…
PATRICK COHEN
Vous parlez de cette enfant qui vous a insultée…
CHRISTIANE TAUBIRA
Oui, oui. Donc voilà, je ne sais pas, il y a tellement plus de monde à qui parler de façon intéressante que je ne vois pas pourquoi je gaspillerais une seconde de ma vie à parler à ces gens-là. Mais il faut parler à ceux qui subissent ces agressions, ils sont extrêmement nombreux, il faut parler à ceux qui restent indifférents face à cela, il faut parler à ceux qui croient que c'est banal, qui le croient profondément, il faut parler à ces gens-là, mais certainement pas à ceux qui ont fait le choix d'envahir l'espace public depuis plusieurs mois, d'occuper cet espace public par une espèce de convergence des obscurantismes, des conservatismes, des refus de la présence de l'autre, et quel que soit l'autre, c'est vraiment l'autre qui pense différemment, même s'il lui ressemble comme deux gouttes d'eau, donc voilà, ce sont ces combats-là qu'il faut mener.
PATRICK COHEN
Au passage, vous écrivez que les anti-mariages pour tous sont en réalité des antidémocrates.
CHRISTIANE TAUBIRA
Incontestablement.
PATRICK COHEN
Etre hostile au mariage homosexuel, ça revient à être contre la démocratie ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Pas du tout, la démocratie, c'est le règne du droit, c'est-à-dire que nous ne pouvons vivre en démocratie que si nous acceptons les règles, la question est de savoir comment sont adoptées les règles. Lorsque les règles sont adoptées, comme dans la démocratie française, par l'élaboration de textes, si c'est un texte gouvernemental, il est soumis d'abord au Conseil d'Etat, ensuite, il est soumis aux deux chambres de Parlement, parfois en deux lectures, ce fut le cas pour ce texte, ce sont des débats publics, contradictoires où chacun…
PATRICK COHEN
Jusqu'au moment du vote de la loi…
CHRISTIANE TAUBIRA
Et même après le vote de la loi, vous savez que ce texte a été déféré au Conseil constitutionnel, qui a donc statué sur sa conformité à la Constitution, et pas statué d'une phrase, il a élaboré une analyse qu'il a présentée et qui est publique. Lorsque, au terme de ce processus, des personnes continuent à contester, peuvent continuer à contester sur leur véranda, dans leur club, même à la radio ou à la télévision, mais envahir l'espace public de façon aussi continue, pour contester, cela veut dire très simplement que chacun d'entre nous peut se mettre à contester les lois qui ne lui conviennent pas. Et dans ces conditions-là, il n'y a pas de vie commune possible. Il n'y a pas de vie paisible possible, il n'y a pas de vie sociale possible. Par conséquent, lorsque les lois, lorsque les règles, le philosophe ALAIN disait bien que la démocratie, c'est le règne du droit, lorsque les règles ont été débattues publiquement, que chacun a pu faire valoir son point de vue, et qu'une majorité légitime les a adoptées, nous devons nous soumettre à ces règles.
PATRICK COHEN
Il est loisible de faire, de réclamer un changement de la loi ou un changement des règles, Christiane TAUBIRA, dans l'espace public…
CHRISTIANE TAUBIRA
Mais oui, mais bien entendu…
PATRICK COHEN
Et dans la démocratie qui est la nôtre…
CHRISTIANE TAUBIRA
Bien entendu, mais nous parlons de gens qui se rassemblent depuis plusieurs mois, qui contestent – y compris le gouvernement – qui contestent les institutions, qui contestent les fonctions ministérielles, nous parlons de personnes qui agressent physiquement, nous parlons de personnes qui ne respectent plus ni les bâtiments publics et institutionnels ni les personnes, c'est de cela que nous parlons. Je maintiens que ce sont des antidémocrates.
PATRICK COHEN
Un livre qui se conclut par un épilogue sur l'affaire DIEUDONNE, Manuel VALLS a fait ce qu'il fallait sur ce dossier, et comme il le fallait, Christiane TAUBIRA ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Le sujet ne se pose plus, moi, dans le livre, je dis très clairement qu'il faut intimer le respect à cette personne, il faut lui intimer le respect, on n'est pas n'importe où, on est à un moment d'une société qui a une histoire, et dans cette histoire, il y a des mots qui pèsent, qui pèsent fortement, il faut… alors, ce que je dis, je n'ai pas la moindre réticence sur ce qu'a fait Manuel VALLS, parce que, il ne faut pas… sauf que, voilà, je ne vois pas l'utilité d'un débat aujourd'hui, donc, je le dis très clairement…
PATRICK COHEN
Mais comme on ne vous pas entendue le dire, je vous pose la question, pendant…
CHRISTIANE TAUBIRA
Oui, je crois qu'on n'a pas lu non plus ce que j'ai écrit, on n'a pas vu ce que j'ai fait. Je suis ministre de la Justice, il y a des tas de choses que je ne peux pas dire, même s'il y a beaucoup de choses que je peux faire.
PATRICK COHEN
Ça veut dire que vous avez agi en donnant des instructions au Parquet de Paris par exemple ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Non, non, non, je ne donne pas d'instructions, mais je m'assure que sur un certain nombre de procédures, les effectifs nécessaires sont là. Je m'assure que les choses sont faites correctement, je m'assure que les besoins que peut avoir une juridiction ou un Parquet, ces besoins, s'ils sont à caractère technique ou juridique, ils peuvent être assurés par l'administration centrale, je m'assure d'un certain nombre de choses, je m'assure que les transmissions de décisions judiciaires par exemple ont été faites pour leur exécution par le Trésor public. Voilà, je m'assure d'un certain nombre de choses, je n'ai pas à courir les médias pour le dire, et voilà, bon. Je suis même assez contrariée d'avoir à le dire ce matin…
PATRICK COHEN
Et vous n'avez pas couru les médias, je vous en donne acte effectivement…
CHRISTIANE TAUBIRA
Mais il n'empêche…
PATRICK COHEN
Il fallait à vos yeux, pour que les choses soient claires, il fallait à vos yeux faire interdire les spectacles de DIEUDONNE ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Je sais que c'est un sujet de débat dans une démocratie, et c'est incontestablement un sujet de débat, mais à partir d'un moment où une personne se met avec cette arrogance, et cette constance, à défier l'Etat de droit, je pense que, effectivement, l'Etat de droit doit apporter une réponse. Cette réponse, elle a été apportée dans des conditions tout à fait institutionnelles, respectueuses de la loi, par le ministre de l'Intérieur et par le Conseil d'Etat. D'abord par un tribunal administratif, ensuite par le Conseil d'Etat, après, on peut évidemment discuter. Alors, on a mis dans ma bouche des choses que je n'ai jamais dites, on a prétendu que j'avais défendu la liberté d'expression, je ne confonds pas la liberté d'expression et la transgression des actes, je ne confonds pas la liberté d'expression et une infraction, un délit parce que ces propos, incontestablement, relèvent incontestablement du délit. Et je rappelle que la justice qu'on a accusée, quand on veut m'accuser, on accuse la justice, sauf que la justice, elle est rendue par des juges qui statuent après réquisition du Parquet. Eh bien, je rappelle que la justice a fait son travail, parce qu'il y avait plusieurs condamnations. Mon travail à moi consistait à m'assurer qu'effectivement, ces condamnations étaient bien exécutées.
PATRICK COHEN
Ce qui n'était pas le cas encore il y a quelques semaines ou quelques mois…
CHRISTIANE TAUBIRA
Les choses ont profondément changé, et je n'ai pas à venir le dire non plus.
PATRICK COHEN
Christiane TAUBIRA, vous allez défendre à l'Assemblée nationale, à partir du 14 avril, cette réforme pénale qui a déjà fait couler beaucoup d'encre et qui prévoit notamment une contrainte pénale, comme alternative à la prison. D'abord, pensez-vous défendre ce projet jusqu'au bout, à votre poste de Garde des sceaux ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Eh bien, nous verrons bien, je ne suis pas maître de l'avenir.
PATRICK COHEN
Oui, c'est ouvert donc.
CHRISTIANE TAUBIRA
Le président de la République et le Premier ministre sont maîtres de l'avenir du gouvernement. Mais voilà, je ferai mon travail. Moi, chaque jour, je fais mon travail avec passion, avec l'ambition d'avoir des résultats, j'en ai déjà de très beaux, qui me donnent le courage de tenir, parce que ça n'est pas un travail simple, mais aucun travail ministériel ne l'est, surtout dans une période où on est exposé constamment, avant même d'avoir fait les choses, avant même d'avoir commencé à récolter des résultats, on est exposé à des impatiences et à des critiques, ou à des rejets. Donc ça n'est pas simple, je le fais avec passion, et quand je cesserai de le faire, je ferai autre chose avec la même passion.
PATRICK COHEN
La même passion à l'Education ou à la Culture, comme on vous le prête à un autre poste ministériel…
CHRISTIANE TAUBIRA
Ah mais même ailleurs que dans un gouvernement aussi, ce n'est pas… oui, il y a des tas de gens qui organisent le gouvernement, et les remaniements ministériels, ça fait plusieurs mois d'ailleurs qu'on a plusieurs Premiers ministres dans ce pays…
PATRICK COHEN
Et ça préoccupe beaucoup les intéressés, même si vous prétendez le contraire…
CHRISTIANE TAUBIRA
Ah bon ?
PATRICK COHEN
Nous le savons tous…
CHRISTIANE TAUBIRA
Ah bon…
PATRICK COHEN
Il est plus facile, Christiane TAUBIRA…
CHRISTIANE TAUBIRA
Et vous le savez de quoi et comment ? Comment le savez-vous ?
PATRICK COHEN
Le Premier ministre lui-même a prôné un gouvernement resserré il y a quelques jours dans une interview, vous l'avez vue certainement…
CHRISTIANE TAUBIRA
Oui et alors, c'est un choix qui relève totalement de sa responsabilité…
PATRICK COHEN
Oui, mais s'il est resserré, ça veut dire qu'il y aura des partants et un changement de titulaires à certains postes ministériels…
CHRISTIANE TAUBIRA
Ben oui, mais le jour… mais enfin, le jour où vous êtes nommé ministre, vous devez savoir que vous pouvez partir le lendemain, vous pouvez partir dans un mois, vous pouvez partir dans un an…
PATRICK COHEN
Parce qu'il est plus facile…
CHRISTIANE TAUBIRA
Les gens qui ne comprennent pas ça…
PATRICK COHEN
Parce qu'il est plus facile, Christiane TAUBIRA, de changer un ministre que le procureur général de Paris.
CHRISTIANE TAUBIRA
Qu'est-ce que vous sous-entendez, là ?
PATRICK COHEN
C'est une question.
CHRISTIANE TAUBIRA
Non, mais personne n'a cherché, moi, je n'ai pas cherché à changer le procureur général de Paris…
PATRICK COHEN
Vous n'avez pas voulu faire bouger François FALLETTI ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Et pourquoi je voudrais faire bouger François FALLETTI ?
PATRICK COHEN
Parce que…
CHRISTIANE TAUBIRA
Il y a une… il y a un mouvement…
PATRICK COHEN
Il a servi sous d'autres gouvernements…
CHRISTIANE TAUBIRA
Non, non, mais on peut… alors moi, je veux bien que, un jour, on apprend quelque chose, et on se mette à commenter, de façon même un peu effervescente, et puis, on peut prendre un peu de recul, il y a un mouvement de procureurs généraux qui sera important, parce qu'il y a un taux important de départs à la retraite, ce mouvement aura lieu au mois de mars. Ce mouvement, il se prépare, il s'est toujours préparé, il se préparait par la direction des services judiciaires et par mon cabinet, voilà. Donc après le reste, évidemment, c'est bien pratique de donner crédit. Moi, ce que j'observe, c'est pour ça que ceux qui croient qu'ils vont rester éternellement ministres, c'est leur affaire, mais enfin quand même, de temps en temps, c'est un peu une allée pavée d'épines et de rocailles un peu… donc voilà, ça s'est toujours fait. Nous, nous faisons… nous sommes extrêmement respectueux. Donc effectivement, comme avec nous, il n'y a pas de scandale, de temps en temps, il y a quelque chose qui peut avoir un peu une odeur de soufre, alors, on en fait un feuilleton…
PATRICK COHEN
Le scandale est sorti de la bouche de François FALLETTI lui-même, c'est lui-même qui a expliqué qu'il avait été consulté et incité à changer de poste…
CHRISTIANE TAUBIRA
Il a dit qu'il avait été reçu par mon cabinet, mon cabinet qui est soumis au silence ne l'a pas dit, mais il m'a donné sa version, lui.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 5 mars 2014