Déclaration de Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État au numérique, sur le poids du numérique dans la vie économique et la nécessité de revoir la gouvernance d'Internet, le 13 mai 2014.

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Circonstance : Colloque NPA Conseil/Le Figaro sur les nouvelles frontières du numérique, à Paris le 13 mai 2014

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,
Je veux tout d'abord remercier les organisateurs pour cette initiative et pour leur invitation.
Merci aussi de m'inviter à plancher sur une question qui s'est posée fondamentalement tout au cours de l'histoire à chaque fois que le politique a dû apporter des réponses pour accompagner une transition historique. C'était vrai de la création des empires romains, ottomans, grecs ou chinois, du choix de financer ou non les grandes explorations maritimes, ou encore de faire le saut dans la révolution industrielle. Mais peut-être plus encore dans le cas du numérique, un sentiment s'impose confusément : les frontières s'effacent, une technologie apparue rapidement suffit à elle seule à effacer nos repères historico-temporels, remet en cause nos acquis cognitifs, repose de manière plus aigüe que jamais la question du rôle des Etats-nations dans la globalisation. Vous avez travaillé ce matin sur les sujets de la monétisation et la valorisation des audiences, sur l'économie collaborative et le financement. Vous réfléchirez cet après-midi aux objets communicants et à l'accès aux contenus. Ces évolutions techniques reflètent un monde et des systèmes économiques et sociaux qui doivent s'adapter plus rapidement que jamais à la nouvelle donne de l'innovation pour survivre dans la compétition internationale. J'aimerais quant à moi prendre un peu de recul pour tenter de replacer le sujet «des nouvelles frontières du numérique» dans une perspective politique plus large.
Cette expression, « nouvelle frontière », marqua le discours d'investiture de John F. Kennedy en 1960 :
« Nous sommes devant une nouvelle frontière, que nous le voulions ou non », disait-il pour évoquer les défis que devait relever son pays à l'entrée des années 60 : en pleine guerre froide, pendant le conflit vietnamien, le Président devait répondre aux revendications émancipatrices de catégories discriminées, à la naissance d'une classe moyenne, à l'entrée dans la société de consommation de masse...
Les mots de Kennedy sont plus d'actualité que jamais : avec le numérique, nous sommes nous devant de nouvelles frontières du monde et ce, que nous le voulions ou non.
Le Président de la République l'avait compris avant même son arrivée au pouvoir, et a souhaité donner au numérique la place politique qui lui incombe. Après plusieurs mois de travail dans tous les ministères, le gouvernement a adopté une première feuille de route numérique en février 2013, dont je suis à la fois la dépositaire et la garante. C'était peu de temps après les « roadmaps » un peu similaires mais moins ambitieuses adoptées par les Américains et les Britanniques.
Le numérique, c'est d'abord une nouvelle frontière démocratique et sociale.
Le numérique redéfinit totalement les rapports entre les responsables politiques et leurs concitoyens, qui nous oblige à repenser la manière de faire démocratie. Aujourd'hui, chacun a la possibilité de publier, participer à la conversation, échanger avec ses pairs. Cela change tout. La citoyenneté prend plus de force avec le numérique ; les mobilisations y trouvent une nouvelle vigueur ; les élus sont plus accessibles, et doivent aussi rendre compte plus immédiatement : j'échange et je suis interpellée par des twittos aux quatre coins de France et du monde ! C'était impensable voilà dix ans. Le net n'oublie rien : on en demande encore plus aux responsables politiques en matière de vérité du discours et d'engagement dans l'action, et c'est tant mieux, parce que la démocratie en sort plus efficace.
La conséquence, c'est la force avec laquelle s'exprime la demande de transparence des citoyens. Une des nouvelles frontières numériques, c'est cette manière nouvelle de gouverner, par l'open government, et de donner accès aux informations publiques par l'open data.
En accord avec ma collègue Marilyse Lebranchu, je souhaite qu'à l'occasion du projet de loi sur le numérique que je porterai, l'on inscrive dans la loi de la République les évolutions suivantes : par défaut, les données publiques sont ouvertes et gratuites ; la seule dérogation qui peut l'en empêcher doit être motivée par l'intérêt général. C'est le devoir de l'Etat et des acteurs publics de prendre toute leur part dans ce mouvement : la conférence de Paris sur l'open data, où je suis intervenue voici quelques semaines, a montré l'ampleur de la mobilisation, et le potentiel de croissance et d'innovation à tirer de l'usage secondaire des données publiques.
L'adhésion récente de la France à l'Open government partnership illustre cette volonté du gouvernement d'élaborer un modèle de gouvernance ouverte, qui permette de réinventer les processus décisionnels pour permettre la participation du plus grand nombre partout, et l'élaboration collective là où c'est possible.
Le numérique repousse aussi les frontières de l'éducation et emmène l'école à se réinventer pour former les citoyens numériques de demain. Former les enseignants aux outils et méthodes pédagogiques liés au numérique, apprendre aux enfants à savoir trier dans la masse d'information désormais accessible, leur apprendre plus encore à réfléchir autant qu'à acquérir des connaissances, c'est tout le sens du projet d'éducation au numérique que portera Benoît Hamon, ministre de l'Education nationale. Avec Arnaud Montebourg, je piloterai aussi le plan industriel consacré à l'e-éducation, qui devrait porter des propositions pour préparer les enfants et rassurer les parents.
Avec l'irruption de l'internet dans notre vie, c'est tout le rapport même au savoir qui doit être repensé. Le numérique abolit les frontières scientifiques : aujourd'hui, les écoles de pensées les plus fécondes, aux Etats-Unis notamment, mélangent les sciences dures avec les sciences sociales et les humanités, adoptent une approche interdisciplinaire transversales qui épouse les formes mouvantes du numérique. Nous devons pousser cette école de la pensée numérique en France.
J'aborde ces défis avec enthousiasme, mais sans naïveté. Le risque est grand que le numérique ne génère de nouvelles frontières, négatives celles-ci, devant l'accès à Internet : inégalités sociales, ruptures économiques, oublis géographiques, de telles évolutions briseraient la promesse initiale des créateurs du réseau.
20% des Français n'ont pas accès à Internet. Chez les plus démunis, ceux qui touchent moins de 900 euros par mois, ce chiffre s'élève à 40%. Cette privation numérique accroît l'exclusion de manière exponentielle, plus qu'il y a dix ans.
C'est pourquoi avec Arnaud Montebourg je porterai une attention particulière à ce que le numérique soit un outil partout, pour tous et par tous. C'est ce que j'appelle l'inclusion numérique. Les Hommes doivent naître et demeurer libres et égaux devant le numérique.
C'est l'ambition notamment du plan France Très Haut débit. Quel rapport avec les tuyaux et les infrastructures me direz-vous ? Ce grand chantier, aussi important que l'a été l'électrification en son temps, ou le réseau ferroviaire, vise à garantir au plus grand nombre le meilleur accès possible à internet. 11 millions de foyers y sont éligibles ; 22 projets de réseaux d'initiative publique présentés par des collectivités territoriales ont fait l'objet d'un accord de principe ou de financement de l'Etat pour 692 millions d'euros. Cette démarche indispensable va se poursuivre et se dynamiser dans les mois et les années à venir. L'inclusion de nos territoires est une force française, que le numérique doit amplifier.
Evidemment la question du Très Haut Débit ne résout pas tout : il me plaît à dire qu'il faut avoir la fibre optique, mais aussi la fibre sociale. L'Etat a pour responsabilité, avec les collectivités locales, d'animer les territoires numériques, en aidant au développement et à la circulation des usages. J'aimerais que la future Agence du Numérique, qui réunira la French Tech et la Mission très haut débit, inclut aussi un important volet sur ces usages de l'internet par les individus, des entreprises et des administrations.
Le numérique, c'est aussi une nouvelle frontière économique
Kennedy toujours disait «Au-delà de cette frontière, s'étendent les domaines inexplorés de la science et de l'espace». Aujourd'hui, devant nous, s'étendent les domaines inexplorés de l'économie numérique, une révolution dont nous commençons à peine à mesurer les conséquences. Mais nous en savons déjà assez pour comprendre qu'il s'agit là d'un enjeu fondamental qui modifie nos modèles industriels traditionnels et foisonne sur les modèles dits distordants ou disruptifs.
Le numérique, c'est déjà une économie en soi. Un avantage non négligeable par les temps qui courent !
C'est aussi pour aider les écosystèmes de start-ups en France à s'agréger, à innover, à croître, que la French Tech a été créée.
Partout en France, les acteurs de ces écosystèmes travaillent ensemble, agissent, proposent des modèles innovants. Les financements de l'Etat représentent 215 millions d'euros, ce qui est beaucoup et plus qu'ailleurs en dans le monde en dépit des affichages marketing efficaces. Déjà, les premiers dossiers nous arrivent, et j'espère pouvoir parvenir aux premières labellisations d'ici l'automne.
Le numérique, c'est aussi un défi majeur pour toute l'économie. La France est encore en retard par rapport aux pays numériques les plus compétitifs, notamment ceux que je connais bien comme le Royaume-Uni ou la Suède. Ce retard a un coût pour la croissance et l'emploi, qui pourrait être plus lourd encore dans le futur si le mouvement n'est pas anticipé, puisque 70% des emplois d'aujourd'hui n'existeront plus dans 50 ans. On estime que ce retard dans l'utilisation du numérique par les entreprises françaises représente aujourd'hui 0,3 point de PIB par an, et une étude récente estime que 60% des secteurs de l'économie française doivent faire du numérique le levier principal de leur compétitivité.
C'est encore plus vrai pour les PME, souvent peu ou mal outillées numériquement, qui se lancent craintivement dans le e-commerce par rapport à leurs voisins du Nord. L'Etat doit les aider à simplifier leurs démarches de numérisation et les accompagner.
Le numérique réinvente aussi la vie en entreprise. Il redéfinit les frontières hiérarchiques et porte pour cette raison un formidable potentiel émancipateur. Les plus jeunes en profitent le plus, car ils savent s'auto-former face à la rapidité des changements, et avec leurs antennes non formatées ils identifient peut-être plus facilement les niches et les besoins de la société. L'âge moyen des salariés dans une start-up numérique est d'ailleurs de 32 ans. Il ne faudrait pas, pour autant, créer une nouvelle frontière générationnelle. Par ailleurs 80% des actionnaires des start-up sont les salariés : là encore, c'est un nouveau modèle qui émerge, autour de la valeur de la donnée plus que dans la dichotomie entre le capital et le travail.
Parler des nouvelles frontières du numérique, pour la responsable publique que je suis, c'est également évoquer tous les enjeux d'une prise de décision politique quand l'objet est global, par essence international, né des intérêts convergents de l'industrie et des génies, et désormais géré par des acteurs aux intérêts divers.
Mais le numérique, et le mais est d'importance, ce n'est pas non plus un monde sans frontières ni sans lois
Ce n'est ni le Far West, ni Matrix.
Pas plus que pour le téléphone ou pour la poste, il n'y a d'instance centrale de contrôle mondial d'Internet, dont le contrôle total échappe - et il faut s'en réjouir - à tel ou tel gouvernement en particulier.
Et l'internaute, qui clique, à travers un site Français, sur un lien américain qui le renvoie ensuite sur un portail chinois, passe sans se rendre compte à travers trois régimes politiques et juridiques numériques bien différents. Rien n'empêche d'ailleurs un site d'avoir un nom de domaine établi aux Allemagne, des textes hébergés en France, et des images hébergées en Chine...
Chaque pays, chaque acteur essaie donc de définir, parfois d'imposer, l'idée qu'il se fait des frontières de l'Internet. C'est le risque, souvent évoqué, d'une balkanisation du Net, à laquelle je m'oppose.
Certains proposent déjà des frontières bien gardées, en mettant en place des dispositifs de contrôle.
La Chine et l'Iran fonctionnent ainsi comme un gigantesque Intranet d'Etat, où les contenus sont filtrés. Certains pays n'hésitent pas à faire s'abattre un rideau de fer numérique sur leurs populations, en coupant tout simplement Internet à l'échelle de leur pays pendant un temps donné.
L'Egypte de Moubarak et la Syrie de Bachar El-Assad en ont donné des exemples glaçants. Peut-être avez-vous aussi entendu parler de la démission de Pavel Dourov, le fondateur de Vkontatke, le premier réseau social russe : il refusait de donner à l'Etat les données personnelles des manifestants en Ukraine. Le risque de frontière qui s'érigent comme des barrières à la démocratie et à la liberté d'expression est donc bien réel.
D'autres veulent ne pas mettre de frontières du tout. Un autre modèle se fait jour, que l'on découvre un peu plus chaque jour : celui d'un Internet totalement sans frontières, où les Etats pourtant garants de l'intérêt général et responsables politiquement devant les citoyens, n'auraient pas voix au chapitre. C'est celui d'une régulation opérée directement entre les fournisseurs d'accès et les grandes plateformes numériques, qui se défie des fiscalités nationales, de l'acquis communautaire ou encore des droits sociaux durement acquis.
Dans ce schéma, les lois économiques feraient office d'intérêt général, et la neutralité du Net serait enterrée par une nouvelle oligarchie.
Je ne vous surprendrai sans doute pas en disant qu'aucune de ces nouvelles frontières de la gouvernance du Net n'est l'horizon de la France.
La France défend un Internet libre et ouvert dans le cadre des frontières du droit
C'est tout l'enjeu de la réforme de la gouvernance que j'ai défendue au nom de la France au Sommet NetMundial de Sao Paulo, concernant en particulier l'ICANN qui attribue les noms de domaine, dont je réclame avec le gouvernement l'internationalisation véritable et non pas des gages de réformette qui ne remettent pas en cause la prédominance des intérêts économiques américains.
Il ne peut y avoir pour les peuples, dans l'espace numérique, une régression des droits et libertés fondamentales. C'est aussi la position de l'Union européenne.
Car la nouvelle frontière numérique du droit sera nécessairement européenne. Que ce soit pour la régulation des plateformes, le statut des données, l'économie de la data : c'est l'échelon pertinent pour porter les valeurs de la France.
La gouvernance de l'Internet est à un tournant : elle doit reconnaître une place singulière aux Etats ; ce sont eux qui peuvent le mieux porter la voix de ceux qui sont écartés de la construction de l'Internet aujourd'hui.
Avant d'en terminer, avec l'espoir de vous avoir cruellement creusé l'appétit, j'aimerais partager avec vous ce qui a été une découverte je dois l'avouer pour préparer mon intervention : la formulation de l'article 19 de la Déclaration Universelle des droits de l'Homme, qui énonce que :
« Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit.»
«Sans considérations de frontières» ! Vous le voyez, il nous appartient à tous de faire vivre nos valeurs dans le nouveau monde numérique. Ces valeurs, celles du numérique pour tous, partout, et par tous, elles nous sont propres.
C'est ainsi que nous deviendrons une startup-Republic, mieux, une République numérique, inclusive et ouverte. Je vous remercie.
Source http://www.economie.gouv.fr, le 15 mai 2014