Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, sur les défis de l'Europe du XXIème siècle et les ambitions européennes de paix, de démocratie citoyenne, de croissance et d'emploi, Amsterdam le 30 mai 1999.

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Circonstance : Conférence Descartes sur l'ambition européenne à Amsterdam (Pays Bas) le 30 mai 1999

Texte intégral

Monsieur le Ministre,
Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,
C'est un grand plaisir pour moi de me trouver ici, à Amsterdam, à l'occasion de cette Conférence Descartes consacrée à l'ambition européenne, aux côtés de mon collègue et ami Dick Benschop, secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères du gouvernement néerlandais. Je tiens à remercier les organisateurs de cette réunion, la Fondation Descartes, créée à l'initiative de l'Ambassadeur de France aux Pays-Bas, Bernard de Montferrand, ainsi que l'Association pour une Europe démocratique.
Le moment est particulièrement opportun pour une réflexion conjointe, entre Français et Néerlandais, membres fondateurs de l'Europe à Six, sur le devenir de l'entreprise engagée voici près de cinquante ans.
Alors que dans deux semaines, les citoyens de l'Europe se rendront aux urnes pour élire leurs représentants au Parlement européen, la période que nous traversons est quelque peu paradoxale. D'un côté, l'Europe connaît de grandes mutations. Elle achève son unification monétaire et poursuit l'édification d'un véritable espace politique. De l'autre, les doutes subsistent, dans chacun de nos pays, sur le sens de l'Europe. Les citoyens ne s'y reconnaissent pas encore assez et le drame du Kosovo vient nous rappeler que la paix n'est pas acquise sur notre continent, en même temps qu'il semble, de façon largement injuste d'ailleurs, mettre à nouveau en lumière l'impuissance politique de l'Europe.
Pour ces raisons, je crois que le moment est venu, à l'orée d'un siècle nouveau, de proposer une refondation de l'Europe, de réaffirmer quelles sont nos raisons de vouloir vivre ensemble et quelles doivent être nos ambitions. C'est au prix de cet effort que la construction européenne retrouvera un sens auprès des peuples d'Europe.
Je voudrais ce soir axer mon propos sur les trois ambitions de l'Europe du siècle prochain, telles que je les perçois, à partir d'une série de ruptures récentes :
- L'ambition de la paix sur le continent face au conflit du Kosovo ;
- L'ambition démocratique et citoyenne face à la crise de la Commission ;
- L'ambition de la croissance et de l'emploi, après l'euro.
1) Face au conflit du Kosovo, l'ambition d'un continent réunifié et en paix
Le conflit du Kosovo nous rappelle, d'une part, que le but premier de la construction européenne est l'établissement de la paix sur le continent et, d'autre part, le chemin qui reste à parcourir pour que l'Europe dispose d'un poids politique en rapport avec sa puissance économique.
Sur le conflit lui-même, je voudrais seulement, ce soir, dire quelques mots du rôle de l'Europe pour souligner, en dépit des insuffisances sur lesquelles je vais revenir, que l'Europe n'a en aucun cas été absente de cette crise, qu'elle a occupé, au contraire, toute la place qu'elle pouvait occuper avec les instruments dont elle dispose aujourd'hui.
Les pays européens ont joué le premier rôle dans la phase diplomatique de la crise, notamment pendant le processus de Rambouillet. Depuis le début des frappes aériennes, l'Europe assume à la fois ses responsabilités militaires, pour ceux de ses membres qui sont parties à l'Alliance atlantique et continue d'inspirer les efforts diplomatiques pour trouver une issue rapide au conflit, dans le respect des conditions fixées par la communauté internationale. Elle est également au premier rang de l'effort humanitaire au service des populations civiles.
J'ajouterai que nous devons nous féliciter de l'unité que manifestent les Quinze, depuis le début de la crise, sur l'analyse de la situation et sur les buts à poursuivre. Il suffit de se souvenir des graves divisions enregistrées au début de la crise yougoslave, voilà 10 ans, pour mesurer le chemin accompli dans l'expression d'une voix européenne unie. J'espère donc que cette convergence va demeurer, au delà des nuances qui peuvent apparaître sur certains aspects de la gestion de la crise.
Pour autant, il est clair que la crise du Kosovo, par sa gravité, nous oblige à un travail de redéfinition des ambitions de l'Europe dans le domaine de la paix. Ceci passe, selon moi, par une réaffirmation de l'engagement en faveur d'une réunification réussie du Continent, qui ne laisse aucune région de côté, et par la mise en place d'une véritable politique étrangère européenne, dotée de capacités autonomes de défense.
En premier lieu, l'instauration de la paix sur le continent passe par la réussite de l'élargissement à l'Est, c'est-à-dire de la réunification du continent. Celle-ci est déjà engagée, comme vous le savez, avec six pays candidats. Cinq autres pays candidats seront admis, à brève échéance, à la table des négociations.
La crise du Kosovo doit nous conduire, bien sûr, à confirmer notre engagement en faveur de ce processus qui nous conduira à une Europe à 25 ou plus. C'est un devoir de solidarité vis-à-vis de ces pays, que seul le "Rideau de fer" éloignait artificiellement de leurs voisins européens, c'est aussi l'assurance d'une consolidation de la démocratie et donc de la paix - car les démocraties ne se font pas la guerre - en Europe.
Au-delà des candidats actuels, nous devons réfléchir dès maintenant aux limites de l'Europe, tant il est vrai que nous ne pourrons laisser une région en dehors, en l'occurrence les Balkans, ni, de toute façon, vivre dans un espace européen en constante progression, sans idée de ses frontières ultimes.
Nous devons dire clairement que les pays issus de la Yougoslavie, au sein desquels seule la Slovénie est actuellement candidate, comme l'Albanie, ont vocation à entrer dans l'Union européenne, une fois qu'ils auront établi la paix entre eux, la paix civile au sein de chaque pays et la démocratie. Certes, il conviendra de demeurer prudent et de respecter les étapes nécessaires. Ces pays ne pourront être candidats d'emblée, comme le sont la Bulgarie ou la Roumaine, par exemple. L'essentiel est bien de leur offrir une perspective, une marche à suivre.
Nous devons également, dans le cadre des dispositions qui seront prises pour accompagner la sortie de crise au Kosovo et, en particulier, de l'effort de reconstruction dans la région, prendre en compte les intérêts des pays voisins de la Yougoslavie et déjà candidats, je pense notamment à la Hongrie, à la Bulgarie et à la Roumanie.
D'une façon générale, je souhaite que ces développements soient une occasion de renforcer, dès à présent, les liens entre l'Union européenne et l'ensemble des pays candidats. Je ne suis pas sur, en particulier, que toutes les potentialités de la Conférence européenne ont été exploitées jusqu'à présent.
Outre l'élargissement, le deuxième moyen d'affirmer l'ambition de paix de l'Europe est l'affirmation d'une politique étrangère commune, dotée d'une capacité de défense.
Des premières étapes ont certes été franchies avec les Traités de Maastricht et d'Amsterdam, qui mettent en place la PESC, pour le premier, et la dotent de moyens renforcés, pour le second. Pour autant, il faut bien constater que l'affirmation politique de l'Europe sur la scène internationale est encore embryonnaire, trop souvent déclaratoire.
Je souhaite, en premier lieu, que "Madame" ou "Monsieur PESC", qui sera choisi dans quelques jours, lors du Conseil européen de Cologne, soit une personnalité disposant de toute l'autorité politique nécessaire.
Il faut surtout s'engager désormais résolument dans le sens d'une capacité autonome de défense pour les Européens. L'alternative ne doit plus être entre ne rien faire et agir dans le cadre de l'OTAN.
A cet égard, la France se veut résolument positive et pragmatique, en évitant de se focaliser sur les aspects institutionnels. L'essentiel est de partir de nos objectifs pour en déduire nos besoins : de quelle défense européenne avons-nous besoin ? Comment pouvons-nous y parvenir ? Je crois que nous devons prendre pour point de départ la déclaration franco-britannique de Saint-Malo, en décembre 1998, et l'idée que "l'Union européenne doit avoir une capacité autonome d'action, appuyée sur des forces militaires crédibles, avec les moyens de les utiliser, et en étant prête à le faire".
Il nous faut ainsi, de façon, j'y insiste, très pragmatique et pas uniquement institutionnelle, travailler à la défense européenne de demain, en envisageant, par exemple, un programme de convergence, sur quelques années, visant au rapprochement et à la restructuration des industries de défense, à la coordination des budgets militaires en Europe et à une configuration plus opérationnelle des forces européennes existantes. Une telle approche n'exclut pas un volet institutionnel, et, à ce propos, la fusion de l'UEO dans l'Union, en dépit des difficultés réelles qu'elle présente, me parait inéluctable, mais elle ne s'y réduit surtout pas.
La question de l'articulation entre cet effort européen de défense et le rôle de l'OTAN doit être également abordée avec réalisme et simplicité, loin de tout dogmatisme. L'objectif me paraît être surtout de renforcer le poids politique de l'Europe au sein de l'Alliance, plutôt que de chercher une illusoire concurrence.
Cette évolution sera longue. Les difficultés sont nombreuses. Mais je suis convaincu que les Européens peuvent manifester le même souci de réalisme et d'efficacité dans ce domaine qu'ils ont déployé avec succès dans d'autres domaines.
2/ J'en viens à la deuxième grande ambition, celle d'une Europe démocratique et citoyenne
Le constat est souvent fait mais il demeure : cinquante ans après ses débuts, la construction européenne apparaît toujours aux yeux de nos concitoyens comme un processus complexe, opaque, confisqué par une technostructure, dont le sens réel échappe à beaucoup. Alors que la passion a souvent cédé le pas à la raison, les interrogations, légitimes, se multiplient. Pourquoi, finalement, faire l'Europe?
La crise de la Commission européenne a symbolisé, dans une grande mesure, cette crise d'une certaine conception "élitaire" de la construction européenne. Cette méthode était sans doute la seule réaliste dans les années cinquante et il est indéniable que le petit groupe de ceux qui ont fait l'Europe sont parvenus à des résultats remarquables dans le domaine économique. Mais l'Europe, ce faisant, n'est pas devenue un espace politique, dans lequel les citoyens puissent se reconnaître, auquel ils puissent s'identifier. Elle n'a pas, en conséquence, acquis la substance politique que seule une adhésion populaire pourra lui conférer.
La crise du Kosovo nous incite encore plus à bâtir une Europe-puissance politique. Mais la crise de la Commission nous oblige à bâtir une Europe-espace politique. Cela passe par des institutions plus démocratiques, cela passe également par la mise en place d'une Europe des citoyens.
La question institutionnelle est centrale. Non seulement parce qu'il n'y aura pas d'Europe forte avec des institutions faibles, mais parce que l'adhésion des peuples à l'idée européenne, au-delà d'une sympathie de principe qui ne fait d'ailleurs pas défaut, ne s'approfondira qu'à la condition que ses institutions deviennent plus lisibles.
De ce point de vue, la crise de la Commission, en pointant les faiblesses d'une structure trop opaque, trop peu responsable et, en même temps, en faisant naître un début de vie politique européenne, avec ses acteurs, ses crises, ses alliances, a été finalement salutaire. Nous devons saisir cette occasion pour entamer rapidement le processus de réforme, rendu de toute façon nécessaire par la perspective de l'élargissement et par les faiblesses du Traité d'Amsterdam.
La réforme des institutions doit, selon moi, se concevoir en deux grandes étapes. Dans un premier temps, et ce sera lancé, je l'espère, lors du Conseil européen de Cologne, les 3 et 4 juin prochain, nous devons nous concentrer sur une réforme simple et rapide, celle des "left-overs" d'Amsterdam. Il s'agit d'une étape essentielle, avant de pouvoir accueillir, dans quelques années, les premiers pays candidats d'Europe centrale et orientale.
Mais même avant cela, il est possible d'améliorer beaucoup d'éléments du système institutionnel actuel, sans recourir à un nouveau traité. Il en est ainsi notamment du fonctionnement de la Commission, dans la suite du rapport des experts indépendants. Je fais à ce sujet toute confiance à Romano Prodi pour mener à bien des réformes de gestion et, surtout, pour que la nouvelle Commission adopte une nouvelle attitude, plus ouverte, plus responsable, plus collégiale aussi.
Les Etats membres ont également leur responsabilité, et pourraient envisager, sans attendre un nouveau traité, de réorganiser les formations du Conseil des ministres afin d'en réduire le nombre, de les rendre plus efficaces et opérationnelles, en commençant par le Conseil Affaires générales, dont je puis témoigner, pour y assister depuis maintenant deux ans, qu'il a largement perdu la vocation de coordination qui était la sienne au départ.
Je pense ainsi qu'il serait souhaitable de scinder l'actuel "Conseil Affaires générales" en un Conseil à vocation coordinatrice, d'une part, qui préparerait notamment les Conseils européens et serait compétent pour les questions institutionnelles et, d'autre part, en un Conseil "Affaires extérieures et de sécurité" qui traiterait de la PESC. En revanche, la vingtaine de formations du Conseil à vocation technique seraient regroupées en une dizaine, autour de grands pôles, tels que "Marché intérieur", "Ecofin" ou encore "Environnement-transports-politique régionale".
J'en viens maintenant à la réforme nécessaire du traité sur les points non couverts à Amsterdam. Vous le savez, cela concerne la taille et la structure de la Commission, l'extension du vote à la majorité qualifiée et la repondération des voix au sein du Conseil des ministres. Il ne s'agit pas, bien sur, d'exclure à l'avance toute autre question qui serait connexe à ces trois points et pour laquelle une solution simple apparaîtrait possible, mais je crois qu'il est important de ne pas ouvrir, maintenant, l'ensemble des questions institutionnelles, faute de quoi un accord rapide serait impossible, ce qui retarderait d'autant les premières adhésions.
S'agissant de la méthode, vous savez que la France, comme l'Allemagne, est favorable à ce que le travail préparatoire soit confié, dès le second semestre de cette année, à un petit groupe de 3 à 5 "sages", dont les conclusions seraient la base du travail d'une nouvelle Conférence intergouvernementale, destinée à se conclure sous présidence française, au second semestre 2000.
Je sais que cette idée ne recueille pas encore l'unanimité chez nos partenaires. Je comprend le souci de chacun de ne pas vouloir être exclu de la phase préparatoire. Mais je crois que nous avons le devoir de réussir et que la réussite ne pourra pas passer par une réédition de l'expérience du groupe des représentants personnels, qui ne pourrait aboutir qu'à un blocage autour de positions nationales figées. Cette formule a échoué pour Amsterdam. Pourquoi réussirait-elle aujourd'hui ?
Il va de soi que cette réforme simple, presque "a minima", n'épuisera bien évidemment pas le sujet. Il nous restera à définir une réforme beaucoup plus ambitieuse, celle des structures de la future Europe à trente. Il est clair qu'une telle Union, malgré les réformes immédiates dont je viens de parler, ne pourra pas fonctionner comme l'Union actuelle à Quinze, qui a déjà dérivé par rapport au mode de fonctionnement de la Communauté initiale à Six.
L'hétérogénéité croissante entre les Etats membres, tant sur le plan économique que politique ou culturel, obligera à une plus grande souplesse, faute de quoi l'Union sera condamnée à l'immobilisme, ne pourra être qu'une immense zone de libre-échange. Je sais que c'est le rêve, caché ou non, de certains, ce n'est certainement pas le nôtre.
Il faudra donc avancer vers un système - esquissé par les "coopérations renforcées" du traité d'Amsterdam - dans lequel un petit groupe d'Etats jouera le rôle d'une avant-garde, capable de mettre en place et de participer à des politiques que les autres Etats membres ne pourront ou souhaiteront rejoindre qu'ultérieurement. Il est clair que les membres fondateurs, comme les Pays-Bas et les autres pays du Bénélux, auront naturellement vocation à en faire partie, de même que la Grande-Bretagne ou l'Espagne, par exemple.
L'euro, ou encore Schengen, sont aujourd'hui deux bons exemples de telles approches. L'Europe de la défense en certainement un autre au cours des prochaines années.
L'important sera en tout cas d'obtenir la souplesse tout en garantissant la cohérence de l'Union. Il faut écarter le risque d'une Europe "à la carte" où chacun ne prendrait que ce qui l'intéresse.
Enfin, j'ajouterai que la question du cadre institutionnel global de cette future Europe, c'est-à-dire la question du fédéralisme, me paraît devoir être, contrairement à ce que certains pensent ou disent, reportée à la fin du processus. Plutôt que de se lancer dès aujourd'hui dans un débat vain et quelque peu byzantin sur la nature fédérale de l'Europe, sur la question d'une Constitution, il me paraît préférable de construire cette Europe plus démocratique et plus efficace, avant d'en conclure si le mouvement nous conduit vers une structure méritant d'être encadrée par un texte de valeur supérieure ou si la construction échafaudée peut demeurer ce qu'elle est aujourd'hui, c'est à dire une combinaison inédite de fédéralisme et de persistance des structures étatiques. Je l'ai souvent dit, la question du fédéralisme arrive soit trop tôt, soit trop tard. N'en faisons pas une controverse de nature théologique qui nous détournera des priorités réelles de nos concitoyens.
Ceci m'amène à évoquer le deuxième volet nécessaire, selon moi, à l'ambition d'une Europe qui trouve tout son sens aux yeux de ses peuples, c'est-à-dire le besoin d'une Europe des citoyens.
Je voudrais concentrer mon propos sur deux points, le projet d'une Charte européenne des droits civiques et sociaux fondamentaux et l'Europe de la culture et de l'éducation.
Le gouvernement français, rejoint en cela par d'autres pays ou mouvements de la société civile, plaide en faveur de l'élaboration d'une Charte des droits civiques et sociaux qui serait en quelque sorte l'acte fondateur de cette Europe citoyenne. Ce projet, qui devrait être lancé également à Cologne, vise d'une part à codifier les droits fondamentaux, essentiellement politiques, existant dans différents textes et, d'autre part, à consacrer de nouveaux droits sociaux, tels que le droit à l'emploi, à un revenu minimum, à l'éducation, à la santé, etc...
La France espère là aussi que ce processus, lancé cette année, pourra aboutir l'année prochaine. Ce serait un beau symbole pour l'entrée de l'Europe dans le XXIème siècle. Nous estimons par ailleurs que l'élaboration de la Charte doit être, par sa nature même, un processus essentiellement parlementaire, associant le Parlement européen et les Parlements nationaux.
Le deuxième point important sur lequel je voudrais insister concerne l'Europe de l'éducation et de la culture, c'est-à-dire la recherche d'une identité européenne. Il s'agit là d'une priorité de notre action. J'ai notamment proposé l'élaboration d'un "Acte unique" de la connaissance, inspiré de la démarche suivie pour réaliser le marché intérieur, par lequel l'Europe se fixerait comme but, dans un délai de cinq ans, par exemple, de supprimer toutes les entraves et limitations, de quelque sorte qu'elles soient, à la libre circulation des étudiants, professeurs et chercheurs en Europe.
C'est par de telles avancées concrètes que nous pourrons construire l'Europe de tous les jours, sans oublier, bien sûr, tout le champ ouvert de l'espace européen de liberté, de sécurité et de justice, qui devrait connaître des progrès décisifs lors de la prochaine présidence finlandaise.
3) J'en viens à la troisième grande ambition pour l'Europe, celle de la croissance et de l'emploi.
La place qu'occupe actuellement le débat sur l'Europe politique ne doit pas nous conduire à déserter le champ économique et social, à considérer ce chapitre de la construction européenne comme clos avec l'entrée en vigueur réussie de l'euro. Au contraire, cette étape, qui marque effectivement l'aboutissement de la phase d'unification commerciale puis monétaire menée depuis 1957, doit ouvrir la voie à une véritable ambition économique et sociale, à une politique économique européenne.
Nous ne pouvons que nous réjouir de la réussite de l'euro depuis le 1er janvier. D'autant plus que la monnaie unique s'est mise en place dans les conditions que nous avions souhaitées, c'est-à-dire un euro large, qui ne laisse pas de côté les pays du Sud, un euro stable, mais pas un euro surévalué face au dollar, un euro doté d'une structure politique, l'euro-11, face au rôle nécessaire de la Banque centrale européenne - que préside avec une grande compétence M. Duisenberg.
Pour nous, il est bien clair que l'euro ne peut être une fin en soi mais un instrument au service d'une politique de croissance et d'emploi, face aux 16 millions de chômeurs que continue de compter l'Union, en dépit des progrès enregistrés depuis plusieurs mois dans la plupart de nos pays.
J'ai bon espoir que cette conception s'impose progressivement, en dépit des réserves qu'avait suscitées, au départ, notre idée d'un gouvernement économique européen. J'en veux pour indication la récente baisse des taux décidée par la BCE, de 3 à 2,5%, dont l'importance n'a pas été assez soulignée mais qui montre bien le souci de placer au premier rang des priorités le soutien à la croissance, et non plus seulement des impératifs - tout à fait recommandables au demeurant - de stabilité monétaire.
La croissance ainsi confortée par l'euro doit être mise au service de l'emploi. La réorientation en ce sens de la politique européenne depuis 1997, date du premier sommet européen consacré spécialement à l'emploi, à Luxembourg, constitue une évolution essentielle. Elle a déjà permis l'adoption de lignes directrices pour l'emploi qui fixent des objectifs précis à chaque pays en matière de lutte contre le chômage.
Cette approche sera prolongée à Cologne par l'adoption d'un "Pacte européen pour l'emploi", qui doit donner une nouvelle ampleur à cet effort. Il s'agit notamment de mieux articuler la démarche de Luxembourg avec les grandes orientations de politique économique, d'enrichir la batterie d'objectifs quantifiés en matière de lutte contre le chômage, de privilégier les nouvelles technologies créatrices d'emplois, d'aller vers l'harmonisation sociale et fiscale, d'enrichir le dialogue social à l'échelle européenne. Ce pacte ne sera peut-être pas ce que nous pouvions en espérer: il faudra encore prolonger cette démarche.
Au-delà de la politique de l'emploi, c'est l'Europe sociale en général qu'il s'agit aujourd'hui de relancer. Je veux tout d'abord préciser que les politiques sociales n'ont pas vocation, selon moi, à relever intégralement à l'avenir de l'Union européenne. Les Etats, par leur meilleure connaissance des marchés du travail, par leur maîtrise des principaux instruments de politique sociale, demeureront des acteurs essentiels.
Pour autant, l'intégration de plus en plus poussée de l'économie européenne crée des interdépendances telles que les politiques sociales nationales ne peuvent plus être menées sans tenir compte de celles qui sont mises en oeuvre dans les autres pays de l'Union. Il s'agit autant d'éviter le dumping social que, plus profondément, de consolider un modèle social qui nous est largement commun, face aux mêmes défis sociaux.
Je veux surtout insister ce soir, ne serait-ce que parce que les Pays-Bas sont une référence en la matière, sur l'importance de la promotion du rôle des acteurs sociaux européens. Le dialogue social à l'échelle européenne n'est encore qu'embryonnaire, en dépit, notamment, des dispositions du protocole social du Traité de Maastricht, devenu le chapitre social du Traité d'Amsterdam. Je souhaite vivement qu'une dynamique réelle s'enclenche, faute de quoi l'Europe sociale, laissée aux seules mains du gouvernement, risque de manquer de substance.
Or, au même titre que la culture ou l'éducation, que j'ai évoquées, la dimension sociale est un aspect déterminant de la construction de cette Europe citoyenne que nous appelons de nos voeux pour le siècle prochain.
Je voudrais conclure en exprimant ma confiance dans la capacité de l'Europe à relever les défis considérables auxquels elle fait face. Cinquante ans après la déclaration Schuman, une page se tourne, une nouvelle Europe apparaît, qui ne doit surtout pas être la négation de l'Europe "à la Monnet" mais son dépassement.
Dans ce moment clé, tous les Etats membres ainsi que les pays candidats doivent participer à la réflexion collective. Mais il est clair qu'une responsabilité particulière échoit tant aux Pays-Bas qu'à la France, en tant que membres fondateurs. C'est pourquoi des rencontres comme celle-ci sont si utiles.
Je vous remercie.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 1er juin 1999)