Déclaration de M. Laurent Fabius, président de l'assemblée nationale, sur le rôle et les compétences du Conseil de l'Europe, sa place dans le cadre du conflit du Kosovo et la notion de puissance militaire de l'Europe, Strasbourg le 30 avril 1999.

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Circonstance : Premier Conseil de l'Europe des jeunes, à l'Assemblée nationale le 30 avril 1999

Texte intégral

Monsieur le Président,
Chers jeunes amis européens,
Mesdames, Messieurs,
Votre réunion est un symbole et jen félicite les initiateurs. Après que les peuples dEurope, par fanatisme, ont 2 fois déchiré notre continent et le monde datroces guerres civiles que les jeunes nont pas connues, le Conseil de l'Europe, créé il y a 50 ans, a montré quune communauté de pays pouvait avoir une volonté commune de surmonter la barbarie pour bâtir un avenir sur la raison démocratique, sur la garantie de justice, sur la protection des droits et le respect des libertés. Il sagissait de construire un monde nouveau, pour les jeunes en particulier, et le défi a été en grande partie relevé.
Nos Etats quune histoire semblait à jamais séparer, nos pays que des souffrances et des incompréhensions auraient dû irrémédiablement éloigner ont fini par admettre quon ne fait la paix quavec son ennemi qui est souvent son voisin. Mais combien de millions de cadavres avant que les Gouvernements dans le passé ne le comprennent. Combien de morts tombés pour que dans le monde entier on sache que la guerre nest jamais fraîche et joyeuse. Même en vidéo, même décrite sur rétroprojecteur par des porte-parole souriants.
C'est précisément pour éviter le retour de tels affrontements que le Conseil de l'Europe est né en 1949, première pierre d'un ordre continental pacifique et conforme à l'humanisme européen, garanti par des règles communément acceptées et des institutions collectives. Cette initiative qui nous réunit aujourdhui a marqué la volonté des Etats du Vieux monde de se forger un avenir neuf qui, au delà de la simple reconstruction matérielle, rassemble tous les Etats partageant la volonté de rebâtir le continent dans la paix et l'unité, dans la conviction démocratique et la sécurité juridique. Accepter l'égale dignité de tout homme, du fait qu'il est homme, reconnaître son droit aux libertés essentielles -penser, communiquer, se déplacer librement, décider de sa vie, avoir son mot à dire dans l'existence collective de la cité- c'est une même aspiration, qui a présidé ensuite à la création et au développement de lUnion européenne.
Tout cela fût un long chemin. Nous devons en garder la mémoire, notamment parce quil ny a pas davenir sans mémoire. Pendant des générations et des générations, à votre âge, on ne pouvait pas étudier, se distraire, vivre, on se défendait, on se battait. Ce nest que depuis dix ans, avec la chute du mur de Berlin, la disparition du totalitarisme en Europe centrale et orientale, l'adhésion générale au concept d'Etat de droit, que l'Europe toute entière a commencé à se retrouver autour de valeurs réellement partagées. Aujourdhui, le Conseil de l'Europe qui nous accueille regroupe 41 Etats dont vous exprimez la jeunesse. L'institution parlementaire est partout un élément central, parce que fondamentalement démocratique. Vous le percevez, j'en suis sûr, en participant à ce Conseil de l'Europe des jeunes et je souhaite vous encourager dans cette voie participative. Votre réunion de jeunes vient à point nommé après celle, dans plusieurs de nos pays dont la France de parlements des jeunes, et alors quà la fin de lannée, à Paris, pour marquer le passage au nouveau siècle, nous réunirons avec lUNESCO un Parlement mondial des jeunes qui élaborera un manifeste pour le 21ème siècle remis ensuite à lONU.
Le Conseil a de nombreuses missions, même sil est trop peu connu du grand public. Jen citerai deux auxquelles vous êtes certainement attachés. Il est un extraordinaire producteur de justice. Garant de la Convention européenne de sauvegarde des droits de lhomme et des libertés fondamentales, il est à travers la Cour Européenne des Droits de lHomme un ultime recours des individus contre les Etats, contre linjustice dun procès biaisé, le bon plaisir dune accusation inique ou larbitraire dune condamnation expéditive. Cest le dernier rempart du droit pour plusieurs centaines de millions dhumains. Il est aussi un ajusteur de normes et, ayant conçu plus de 170 conventions ou traités qui sont faits, je le rappelle, pour être appliqués - il travaille à ce quon ne se voie pas appliquer un droit radicalement différent de part et dautre des Pyrénées, des Alpes, du Channel ou du Rhin. Veiller sur la conscience, construire une cohérence, conforter une civilisation, voilà donc vos priorités. Elles sont considérables !
Et pourtant, cette justice et ce droit qu'incarne le Conseil et quaurait du enseigner lHistoire, se trouvent aujourd'hui bafouées à nos frontières. Impossible de ne pas en parler tant cela est au cur de nos préoccupations, même si les points de vue ici peuvent être multiples. Les démons que nous voyons resurgir dans les Balkans, sont les mêmes que ceux qui provoquèrent lhorreur des tranchées puis, 30 ans après, lholocauste, fauchant une génération dhommes et de femmes qui avaient à peu près votre âge. Nous entendons revenir ces mots et ces pratiques ignobles d'épuration ethnique. Nous voyons un exode de 2 millions de personnes terrorisées, déportées par un Etat destructeur. Nous constatons ou commençons à constater les vols, les viols, les traitements inhumains infligés aux réfugiés sans refuge. Nous devinons les milliers de morts abattus par ceux là mêmes qui devaient les protéger. Tout cela en violation radicale des principes et des normes du Conseil de lEurope qui, sils avaient été respectés, auraient évité la guerre là bas.
On nous explique que ce quon voit à la télévision est le fruit des erreurs du passé : domination et disparition de l'empire ottoman, lacunes et erreurs dans le règlement de la première guerre mondiale, conséquences de la seconde et, dune certaine façon, fin du communisme. Peut-être, mais cest aujourdhui que se déroule le drame et il faut le stopper. Différence de régions ou de religions, si ce type de mobiles devait être retenu, l'Europe entière du Conseil de lEurope serait vite à feu et à sang.
On dit aussi que les Occidentaux, décidant dintervenir dans ce cas, sont décidément contradictoires, puisquils tolèrent des situations voisines dans d'autres pays, en Afrique, sur le toit du monde, autour de la Méditerranée. Sans doute. Mais aveugles ou dans lincapacité dagir sur tel ou tel point de lunivers, devrions-nous pour cela nous boucher les oreilles afin de ne pas entendre à deux pas dici des cris et des assassinats ? Le Kosovo est en Europe et cest justement par contraste brutal avec les valeurs que nous défendons et compte tenu du rapport de forces que la proximité nous permet que des crimes de ce genre sont dune certaine façon encore plus inacceptables qu'ailleurs.
Sans doute aurions-nous pu et dû davantage nous préparer à léventualité dun conflit. La mine menaçait dexploser sous nos pieds. Sans doute fallait-il, avant de lancer les opérations, nous donner des objectifs précis pour ensuite y consacrer des moyens adaptés selon des méthodes planifiées. On peut discuter les modalités. La solidarité n'exclut pas les interrogations et les inquiétudes. Il reste -et je dis mon sentiment- qu'il était impossible de ne rien faire. Le droit international ne place rien au-dessus de la souveraineté des Etats ; mais la légitimité du droit international repose sur une morale. Les autorités de Belgrade ont voulu exterminer non seulement la vie des individus, mais lexistence même dune population, en détruisant aussi cadastres, registres dEtat Civil et papiers didentité. Lingérence humanitaire nest ici rien dautre que lassistance à un peuple en danger et cest en cela que la cause que la France et beaucoup dautres ont choisi de défendre est juste. Les valeurs de l'humanité peuvent avoir plus de poids que les souverainetés nationales. Linternationalisation de la responsabilité et de laction politiques doit accompagner la mondialisation. En approuvant la création du Tribunal Pénal International, le Congrès du Parlement français sengagera très prochainement dans cette voie.
Pour lheure, notre objectif prioritaire doit être de sauver des vies denfants, de femmes, de vieillards. Notre objectif doit être de faire du Kosovo une terre libre où ses habitants puissent rentrer pour vivre libres. Si nous voulons parvenir à une sortie satisfaisante de crise, il faut rapidement redonner une chance à la diplomatie. En concevant une protection internationale, une administration européenne comme lont proposée le Président de la République et le Premier Ministre français, une zone humanitaire protégée, ce qui implique de ne refuser laide de personne, certainement pas des Russes et de redonner la détermination du cadre général daction à lONU qui, seule, peut réunir toutes les parties.
Et lEurope dans tout cela ? Ces événements ravivent des questions capitales sur son devenir qui sera collectivement le vôtre. LEurope, nous le voyons bien, n'est pas aujourd'hui en mesure de décider et d'agir seule. Cette insuffisance vient d'être confirmée en matière militaire : les quinze Etats membres de l'Union alignent ensemble 2 millions de soldats, consacrent chaque année 125 milliards d'euros aux dépenses militaires et pourtant leur potentiel sest montré insuffisant et inadapté. Les Européens ne disposent pas pas encore ?- de structure politico-militaire propre. Les instances de lOTAN sont les seules pour la coordination opérationnelle, matérielle et technologique. De même, lUnion européenne, première puissance économique planétaire, premier exportateur mondial, premier investisseur à l'étranger, a une richesse nationale qui dépasse celle des Etats-Unis ; elle nen a pas linfluence ! Notre monnaie unique est un succès ; mais les mérites dune Banque centrale ou les vertus dun billet ne peuvent servir de drapeau à un continent.
Ce que je veux dire, chers jeunes amis, cest que lEurope est à la croisée des chemins. On parle parfois « d'Europe puissance » par opposition à une Europe qui ne serait quun marché. Ce terme de puissance ne suggère nullement que l'Europe possède une ambition impériale. Simplement nous navons pas lintention dêtre uniquement un grand marché. Vouloir lEurope, cest souhaiter la voir assumer sa responsabilité internationale, proposer une éthique à lensemble des Nations, une morale à la société mondiale. Pour y parvenir, nous avons de nombreux combats à mener : conforter un modèle social, favoriser la diffusion de la démocratie, contribuer à l'équilibre du globe malgré le nouveau désordre international quentraîne un monde menacé par les nationalismes, les fondamentalismes, les intégrismes. LEurope, on en voit les monuments et les usines. Mais lEurope existe aussi et dabord par des idées qui ne sont pas des références mortes retrouvées au fond des livres. Ce sont celles que porte spontanément la jeunesse. La paix, le pain, le progrès ; léducation, le développement durable, lemploi, voilà ce que doit permettre une Europe solidaire, moderne, créative, une Europe qui sera la vôtre. Face aux grandes puissances des décennies actuelles ou futures, les Etats-Unis, la Chine, lInde, « lespace européen » est la réponse qui vaille.
Nous allons donc changer de siècle et de millénaire. Vous, jeunes Européens, vous voyez se clore cinq décennies qui, au prix de beaucoup de souffrances, de douleurs et de travaux, vous lèguent malgré tout les bases d'une Europe qui croit à la paix et à la liberté. Mais vous voyez aussi s'ouvrir le siècle sous des auspices menaçantes. Vous vous demandez quelle force va l'emporter, si l'Europe saura poursuivre sa marche ou retombera dans ses errements. Cette question déterminera votre vie d'adulte. Et vous devez jouer un rôle dans la réponse à apporter.
Car il existe des convictions, des choix plus justes que dautres. Le recul des idéologies ne signifie pas leffondrement des idées. Tournant le dos aux vieux clivages que débitent les marchands de haine et les professionnels de lirrationnel, il va vous falloir vous battre pour les vrais enjeux de demain, promouvoir une éducation continuelle tout au long de la vie, organiser le respect et la protection de lenvironnement au niveau pertinent, celui du globe, concevoir de nouveaux droits de la personne humaine - respirer un air pur, sabriter sous un toit, avoir accès à leau -, fonder une « économie partenaire » qui noppose plus artificiellement ce qui est public et ce qui est privé mais qui fasse le choix de ce qui fonctionne, réconcilier ceux qui dans les rues des plus pauvres de nos villes connaissent la difficulté et ceux qui, favorisés par la naissance ou la fortune, ignorent ce malheur quotidien, créer une solidarité entre le Nord et le Sud, lEst et lOuest capable de combler les anciens fossés et nouvrant pas de nouvelles fractures, obtenir enfin que dans une société qui globalement senrichit, la pauvreté soit moins répandue, lemploi plus abondant, la santé prise en compte et le travail différent.
Tensions entre les générations, inégalités entre les hommes, conflits entre les pays, la politique de demain devra surmonter ces défis et dautres, pour réussir lexamen de passage du prochain millénaire qui doit être également loccasion dun examen de conscience. Je suis venu vous porter le salut amical de tous les députés français et vous dire quil y a de l'espoir pour l'Europe et que l'Europe porte l'espoir. Le choix de lavenir, cest la seule direction qui vaille. Vous lincarnez à travers votre présence et les valeurs que porte le Conseil de lEurope. Merci.
(Source http://www.assemblee-nationale.fr, le 04 mai 1999)