Texte intégral
M. le président. L'ordre du jour appelle le débat sur le thème : « Internet et la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse », organisé à la demande du groupe du RDSE.
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M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d'État.
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique, chargée du numérique. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie d'avoir inscrit ce sujet à l'ordre du jour des travaux de votre assemblée. Je remercie en particulier Jacques Mézard d'avoir posé les termes du débat.
À titre liminaire, je vous prie excuser Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, et Mme Fleur Pellerin, ministre de la culture et de la communication, qui auraient souhaité être présentes aujourd'hui. Je ferai de mon mieux pour répondre à vos questions, sans doute influencée par mon passé de juriste. Quoi qu'il en soit, beaucoup de ces questions n'ont pas encore fait l'objet d'un arbitrage.
La loi sur la liberté de la presse est une grande loi, mais elle doit être modernisée. Au demeurant, il existe d'autres outils que cette loi pour protéger nos concitoyens et préserver la liberté d'expression sur internet.
La liberté d'expression figure parmi les grandes victoires de la Révolution française. Elle est le socle de nos démocraties modernes et figure à l'article XI de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ».
La liberté de la presse a, quant à elle, dû attendre un siècle de plus pour être reconnue et consacrée par une loi, en 1881. Tout comme la liberté d'expression, la liberté de la presse est loin d'être absolue. Le législateur de 1881 a cherché un point d'équilibre entre le principe de la liberté d'expression et la répression des abus dans l'exercice de cette liberté ; à mon sens, cette recherche d'équilibre vaut pour toutes les grandes lois,
Une société démocratique ne peut condamner pénalement l'usage de la parole sans dresser de solides garanties contre la censure. C'est bien là l'esprit de la loi de 1881, qui soumet la procédure à des conditions qui la rendent à la fois complexe et protectrice des personnes poursuivies : délais de prescription courts, encadrement des conditions de saisine du tribunal, exclusion de la procédure de comparution immédiate.
Par ailleurs, la loi de 1881 exige d'aborder la question de la liberté de la presse et de la répression de ses abus avec toutes les garanties que peuvent offrir les règles de procédure pénale. L'infraction de presse, par exemple, doit être interprétée strictement, les débats sont oraux, les témoins sont auditionnés. En outre, la primauté est donnée aux droits de la défense.
La loi de 1881 a donné lieu à plus de cent vingt ans de jurisprudence. En d'autres termes, c'est un texte qui a fait ses preuves dans la pratique. Comme d'autres grandes lois républicaines même si le parallèle n'est pas évident, je pense à la loi sur la laïcité , c'est un texte qui a su s'adapter.
En 2015, qu'en est-il de cette loi ?
Avec internet, l'élan démocratique peut s'amplifier, trouver une caisse de résonance mondiale. Les nouvelles technologies n'ont-elles pas vu émerger la participation, non pas virtuelle, mais bien réelle, des citoyens à la vie de la cité, à travers des milliers de contributions écrites sur des blogs, sur les réseaux sociaux, les forums de discussion, les sites de notation et de recommandation.
Internet et les réseaux sociaux changent la donne du monde dans lequel nous vivons, souvent pour le meilleur, il ne faut pas l'oublier, car internet est un véritable outil d'émancipation. Les révolutions du printemps arabe n'auraient jamais eu lieu sans les réseaux sociaux.
M. Jacques Mézard. C'est vrai !
M. Pierre-Yves Collombat. Mais avec quel résultat !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. Aujourd'hui, grâce au numérique, chacun peut se former et apprendre avec une facilité sans pareille dans l'histoire de l'humanité. On l'oublie parfois, mais on n'a jamais autant lu et écrit qu'à notre époque !
M. François Bonhomme. Ça reste à voir !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. L'accès au savoir s'est démocratisé.
Cependant, internet peut être aussi l'outil du pire, comme nous l'avons vu tout récemment dans notre pays.
M. Roland Courteau. Eh oui !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. L'avènement du pire doit-il sonner le glas de la loi de 1881 ?
Jusqu'à présent, des réponses assez tranchées avaient permis la sanction des propos haineux, car internet n'est pas une zone de non-droit. Même si les cas demeurent assez peu nombreux, je citerai quelques exemples : condamnation à 10 000 euros d'amende du responsable d'un blog sur lequel des commentaires racistes ont été publiés ; condamnation à quarante heures de travaux d'intérêt général et à 300 euros d'amende de deux jeunes qui avaient créé une page Facebook appelant à l'euthanasie d'un jeune handicapé ; condamnation à 1000 euros d'amende d'une personne qui avait créé, au nom de quelqu'un d'autre, une fausse page Viadeo contenant des propos diffamatoires.
Mais alors, pourquoi un sentiment d'impunité subsiste-t-il ? Pourquoi a-t-on parfois l'impression, aujourd'hui, que tout peut être dit et écrit sur les réseaux sociaux et que les victimes, à moins de se lancer dans des combats judiciaires longs et onéreux, n'obtiendront pas justice ?
Il est clair que, à l'heure du numérique, la loi de 1881 mérite d'être réformée.
Au-delà du travail législatif, le Gouvernement prépare un plan de lutte contre le racisme qui abordera en partie ce sujet.
La Commission nationale consultative des droits de l'homme, autorité administrative indépendante, vient aussi de me remettre un avis sur les discours de la haine sur internet. Dans cet avis, la CNCDH considère qu'un certain nombre de dispositions procédurales incluses dans la loi de 1881 sont aujourd'hui manifestement en décalage avec l'expression publique sur internet et elle recommande des améliorations.
J'en mentionnerai quelques-unes, qui ont particulièrement retenu mon attention et feront l'objet d'un travail interministériel.
Il faut d'abord préciser et actualiser les notions d'espace public et d'espace privé sur le web.
Il paraît également nécessaire d'envisager la numérisation des procédures. Les assignations, les significations, les dépôts de plainte peuvent et doivent se faire en ligne. Il faut simplifier et faciliter les procédures de référé par la création d'un référé numérique. Aujourd'hui, grâce aux outils numériques, la justice peut être accessible à tous, plus rapide et plus efficace.
Il conviendrait aussi de prévoir un droit de réponse effectif sur internet au profit des associations antiracistes.
Il faut par ailleurs énoncer dans la loi le pouvoir du juge d'ordonner la suspension d'un compte utilisateur, et non pas d'un simple message, car cela permet aujourd'hui à des auteurs de propos très outrageants, extrêmes, dont le message a été annulé, de le republier le lendemain.
Je souhaiterais que nous engagions une réflexion sur l'augmentation pertinente et l'harmonisation des délais de prescription.
Enfin, la possibilité d'engager la responsabilité pénale des personnes morales en dehors des seuls organes de presse doit être envisagée.
Ces propositions sont à l'étude ; je tiens à ce qu'elles soient expertisées pour que je puisse, en accord avec le ministère de la culture et la Chancellerie, retenir celles qui nous semblent apporter des solutions satisfaisantes et, le cas échéant, les inclure dans le projet de loi numérique actuellement en préparation.
Pour l'heure, la Chancellerie relève deux blocages majeurs engendrés par l'application de la loi de 1881 dans la sphère numérique.
Le premier a trait à la requalification des faits. Si un plaignant, lorsqu'il porte plainte, a mal qualifié les faits s'il parle, par exemple, de « diffamation » au lieu d' « injures » , le tribunal ne pourra pas requalifier les faits et l'action en justice ne pourra pas prospérer.
Le second blocage identifié par la Chancellerie est lié à la trop grande complexité de la procédure de saisine des tribunaux. Le réquisitoire à fin d'information et la citation directe du plaignant sont soumis à des règles trop strictes ; ainsi, il faut que le plaignant non seulement qualifie correctement les faits, mais encore mentionne dans sa plainte le numéro des articles de loi et même des alinéas applicables aux faits qui le concernent. La violation d'une seule de ces obligations procédurales est sanctionnée par la nullité.
En réalité, très peu de poursuites pénales sont engagées à la suite de signalements. Ceux-ci sont d'abord le fait des utilisateurs eux-mêmes, ensuite des plateformes numériques, puis de PHAROS plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements , qui traite les signalements, les transmet éventuellement au procureur de la République, lequel ne dispose aujourd'hui ni de l'information ni des moyens nécessaires pour traiter un contentieux de masse. Et le problème est bien là ; il suffit de voir ce qui s'est passé au lendemain des attentats qui ont profondément heurté notre pays : des dizaines de milliers de signalements étaient transmis chaque jour à la plateforme PHAROS, alors que les officiers de police chargés de les traiter ne sont guère qu'une petite quinzaine.
On le sait, l'expression publique généralisée à l'heure d'internet n'est plus filtrée exclusivement en amont par des médias professionnels responsabilisés et soumis à un encadrement déontologique. D'ailleurs, M. Assouline et M. Abate ont à juste titre insisté sur la protection des journalistes et sur la question des lanceurs d'alerte.
Vous l'aurez compris, je considère qu'il est temps de réformer cette grande loi de 1881, sans pour autant remettre en cause son esprit et son équilibre. Il s'agit finalement de la moderniser, de la « numériser ». J'ai d'ailleurs le sentiment que c'est la préoccupation des orateurs qui se sont exprimés cet après-midi ; je pense en particulier à M. Joyandet.
J'ai apprécié la formulation juridique qui a été avancée par Mme Benbassa et Mme Robert quant à un ordre public numérique. Effectivement, la question de l'ordre public, cet ensemble de lois applicables au-delà du socle juridique classique, pourrait inclure une dimension numérique. On peut citer, outre la nécessité de combattre les propos racistes et antisémites, l'importance de la lutte au quotidien contre les expressions homophobes, très présentes, trop présentes, sur internet et sur les réseaux sociaux.
M. David Assouline. Et les expressions sexistes !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. Mais cette loi de 1881 n'est pas et ne doit pas être le seul moyen de lutter contre les discours de haine sur internet. Il existe d'autres recours et d'autres outils.
J'ai eu de nombreux échanges avec les représentants des plateformes numériques, les modérateurs privés, les policiers de PHAROS, les magistrats. Si nous arrivons à peu près à trouver un mode de coopération avec les géants de l'internet, il n'en demeure pas moins que certaines plateformes ne répondent pas ou ne répondent que très peu aux sollicitations des enquêteurs. Je pense à Twitter, par exemple, qui peut mettre, en dehors des cas hautement sensibles politiquement, jusqu'à huit mois pour répondre aux sollicitations d'enquêteurs de police français concernant des données de connexion en cas d'injure raciste sur internet. Je pense également à ces policiers qui sont contraints de faire leur requête en anglais auprès des plateformes américaines dont le siège se situe aux États-Unis.
Beaucoup d'entreprises continuent à se réfugier derrière leur loi nationale pour ne pas intervenir de manière proactive. Elles appliquent ainsi les critères de la loi américaine, invoquant le premier amendement à propos du racisme exprimé, mais, paradoxalement, interdisent la publication d'un tableau comme L'Origine du monde de Courbet au motif qu'il heurte certaines sensibilités (M. Pierre-Yves Collombat s'exclame.)
C'est pourquoi et M. Robert Hue l'a souligné il faut certainement réformer l'article 6 de la loi pour la confiance dans l'économie numérique, afin d'imposer notre loi territoriale à tout opérateur étranger qui s'adresse à un public français. Il ne faut pas le faire uniquement sous l'angle jurisprudentiel, sous l'angle de la sanction des clauses abusives en droit de la consommation. Il ne s'agit pas pour autant, comme M. Mézard l'a fort bien dit, de privatiser la justice française ; il s'agit bien de responsabiliser l'ensemble des acteurs concernés.
À cet effet, il est urgent d'ouvrir un dialogue permanent avec les plateformes étrangères, en vue d'établir des règles communes et acceptées de tous ; il faut créer un espace de dialogue en France, et non pas dans la Silicon Valley.
Oui, madame Morin-Desailly, les grandes plateformes doivent être plus collaboratives : elles doivent faciliter à la fois le retrait des propos et l'action de la police et de la justice en France.
Il nous faut aussi renforcer les moyens nécessaires à la mise en uvre d'une politique ambitieuse : il faut plus de personnes, plus d'équipements et des dispositifs de signalement plus simples. Vous l'imaginez bien, la productivité humaine nécessaire au traitement des signalements actuels par PHAROS a ses limites !
C'est avec détermination que le Gouvernement lutte contre le sentiment d'impunité qui a trop souvent cours et qu'éprouvent ceux qui vont jusqu'à faire l'apologie du terrorisme.
L'objectif de lutte contre la diffusion de ce type de propos est triple : il s'agit, bien sûr, d'assurer la sécurité publique et la sanction des atteintes à la dignité humaine, de lutter contre l'autoradicalisation et la mise en lien par les réseaux, mais aussi de lutter directement contre les mouvements fondamentalistes.
La communication est à la fois l'arme et la composante première du terrorisme, qui se différencie des autres formes de criminalité en ce qu'il recherche la publicité pour se légitimer, qu'il utilise des vecteurs de propagande, d'apologie et de provocation qui sont systématisés, qui font partie intégrante de la stratégie de l'État islamique ou d'Al-Qaïda.
La loi sur le terrorisme permet ainsi de recourir aux moyens spéciaux d'enquête de l'antiterrorisme et de mettre fin à une situation qui n'était pas normale. La France était en effet le seul pays de l'Union européenne où la répression de la provocation aux actes de terrorisme relevait encore de la loi sur la presse. Vous avez eu raison, monsieur Charon, de souligner l'action du Gouvernement en ce domaine.
S'agissant de l'application de la loi sur le terrorisme, lorsque nous aurons le recul nécessaire, nous devrons déterminer si elle est correctement appliquée. Cela signifie qu'il faut l'appliquer sans céder aux passions, qu'il s'agisse de la fermeture administrative de sites internet ou de la répression par l'emprisonnement de ceux qui tiennent des propos d'apologie du terrorisme.
Plus largement, gardons à l'esprit que faire disparaître et sanctionner un propos sur internet, ce n'est qu'un premier pas. Pour ne pas se contenter d'intervenir a posteriori, il faut inventer une citoyenneté numérique. C'est bien par l'éducation et la pédagogie que nous empêcherons, en amont, la propagation de propos racistes et antisémites. Nos enfants ne doivent pas être des consommateurs passifs qui ne savent pas « digérer » l'information qui vient à eux ; au contraire, dans cet environnement numérique, ils doivent devenir des citoyens lucides et critiques.
C'est d'ailleurs tout le sens des mesures annoncées par la ministre de l'éducation nationale, qui s'est associée avec la ministre de la culture pour proposer des modifications appelées à être intégrées dans les programmes en vigueur à compter de la rentrée de septembre 2016. Au-delà du déploiement des réseaux, de l'équipement en outils adaptés et de la formation des enseignants, le numérique à l'école doit aussi passer par l'éducation au numérique.
Enfin, dernier élément pour lutter contre les discours de haine, il faut produire des contre-discours. Ces initiatives doivent venir de la société civile. L'identification par le mouvement Anonymous des comptes Twitter de Daech en est une. Il se trouve que, dans ce qui était ma circonscription l'Europe du nord , l'élaboration des politiques de construction de contre-discours en ligne avec la société civile fait partie des stratégies des gouvernements nationaux. J'aimerais que l'ensemble des citoyens se saisissent de ces enjeux.
Internet est un outil formidable d'information, d'expression et d'émancipation, mais ce n'est qu'un outil. Chacun d'entre nous doit apprendre à l'utiliser. Le Gouvernement doit aussi empêcher que cet outil soit perverti, dévoyé, sabordé. La lutte contre les propos illicites sur internet doit devenir l'affaire de tous, dans le respect des libertés fondamentales.
Vous l'aurez compris, mesdames, messieurs les sénateurs, dans ce domaine, il faut certes légiférer d'une main tremblante, mais notre main doit ensuite être ferme dans l'application des décisions prises. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste. Mme Cécile Cukierman applaudit également.)
M. le président. Nous en avons terminé avec le débat sur le thème : « Internet et la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ».
source http://www.senat.fr, le 27 mars 2015
( )
M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d'État.
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique, chargée du numérique. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie d'avoir inscrit ce sujet à l'ordre du jour des travaux de votre assemblée. Je remercie en particulier Jacques Mézard d'avoir posé les termes du débat.
À titre liminaire, je vous prie excuser Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, et Mme Fleur Pellerin, ministre de la culture et de la communication, qui auraient souhaité être présentes aujourd'hui. Je ferai de mon mieux pour répondre à vos questions, sans doute influencée par mon passé de juriste. Quoi qu'il en soit, beaucoup de ces questions n'ont pas encore fait l'objet d'un arbitrage.
La loi sur la liberté de la presse est une grande loi, mais elle doit être modernisée. Au demeurant, il existe d'autres outils que cette loi pour protéger nos concitoyens et préserver la liberté d'expression sur internet.
La liberté d'expression figure parmi les grandes victoires de la Révolution française. Elle est le socle de nos démocraties modernes et figure à l'article XI de la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ».
La liberté de la presse a, quant à elle, dû attendre un siècle de plus pour être reconnue et consacrée par une loi, en 1881. Tout comme la liberté d'expression, la liberté de la presse est loin d'être absolue. Le législateur de 1881 a cherché un point d'équilibre entre le principe de la liberté d'expression et la répression des abus dans l'exercice de cette liberté ; à mon sens, cette recherche d'équilibre vaut pour toutes les grandes lois,
Une société démocratique ne peut condamner pénalement l'usage de la parole sans dresser de solides garanties contre la censure. C'est bien là l'esprit de la loi de 1881, qui soumet la procédure à des conditions qui la rendent à la fois complexe et protectrice des personnes poursuivies : délais de prescription courts, encadrement des conditions de saisine du tribunal, exclusion de la procédure de comparution immédiate.
Par ailleurs, la loi de 1881 exige d'aborder la question de la liberté de la presse et de la répression de ses abus avec toutes les garanties que peuvent offrir les règles de procédure pénale. L'infraction de presse, par exemple, doit être interprétée strictement, les débats sont oraux, les témoins sont auditionnés. En outre, la primauté est donnée aux droits de la défense.
La loi de 1881 a donné lieu à plus de cent vingt ans de jurisprudence. En d'autres termes, c'est un texte qui a fait ses preuves dans la pratique. Comme d'autres grandes lois républicaines même si le parallèle n'est pas évident, je pense à la loi sur la laïcité , c'est un texte qui a su s'adapter.
En 2015, qu'en est-il de cette loi ?
Avec internet, l'élan démocratique peut s'amplifier, trouver une caisse de résonance mondiale. Les nouvelles technologies n'ont-elles pas vu émerger la participation, non pas virtuelle, mais bien réelle, des citoyens à la vie de la cité, à travers des milliers de contributions écrites sur des blogs, sur les réseaux sociaux, les forums de discussion, les sites de notation et de recommandation.
Internet et les réseaux sociaux changent la donne du monde dans lequel nous vivons, souvent pour le meilleur, il ne faut pas l'oublier, car internet est un véritable outil d'émancipation. Les révolutions du printemps arabe n'auraient jamais eu lieu sans les réseaux sociaux.
M. Jacques Mézard. C'est vrai !
M. Pierre-Yves Collombat. Mais avec quel résultat !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. Aujourd'hui, grâce au numérique, chacun peut se former et apprendre avec une facilité sans pareille dans l'histoire de l'humanité. On l'oublie parfois, mais on n'a jamais autant lu et écrit qu'à notre époque !
M. François Bonhomme. Ça reste à voir !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. L'accès au savoir s'est démocratisé.
Cependant, internet peut être aussi l'outil du pire, comme nous l'avons vu tout récemment dans notre pays.
M. Roland Courteau. Eh oui !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. L'avènement du pire doit-il sonner le glas de la loi de 1881 ?
Jusqu'à présent, des réponses assez tranchées avaient permis la sanction des propos haineux, car internet n'est pas une zone de non-droit. Même si les cas demeurent assez peu nombreux, je citerai quelques exemples : condamnation à 10 000 euros d'amende du responsable d'un blog sur lequel des commentaires racistes ont été publiés ; condamnation à quarante heures de travaux d'intérêt général et à 300 euros d'amende de deux jeunes qui avaient créé une page Facebook appelant à l'euthanasie d'un jeune handicapé ; condamnation à 1000 euros d'amende d'une personne qui avait créé, au nom de quelqu'un d'autre, une fausse page Viadeo contenant des propos diffamatoires.
Mais alors, pourquoi un sentiment d'impunité subsiste-t-il ? Pourquoi a-t-on parfois l'impression, aujourd'hui, que tout peut être dit et écrit sur les réseaux sociaux et que les victimes, à moins de se lancer dans des combats judiciaires longs et onéreux, n'obtiendront pas justice ?
Il est clair que, à l'heure du numérique, la loi de 1881 mérite d'être réformée.
Au-delà du travail législatif, le Gouvernement prépare un plan de lutte contre le racisme qui abordera en partie ce sujet.
La Commission nationale consultative des droits de l'homme, autorité administrative indépendante, vient aussi de me remettre un avis sur les discours de la haine sur internet. Dans cet avis, la CNCDH considère qu'un certain nombre de dispositions procédurales incluses dans la loi de 1881 sont aujourd'hui manifestement en décalage avec l'expression publique sur internet et elle recommande des améliorations.
J'en mentionnerai quelques-unes, qui ont particulièrement retenu mon attention et feront l'objet d'un travail interministériel.
Il faut d'abord préciser et actualiser les notions d'espace public et d'espace privé sur le web.
Il paraît également nécessaire d'envisager la numérisation des procédures. Les assignations, les significations, les dépôts de plainte peuvent et doivent se faire en ligne. Il faut simplifier et faciliter les procédures de référé par la création d'un référé numérique. Aujourd'hui, grâce aux outils numériques, la justice peut être accessible à tous, plus rapide et plus efficace.
Il conviendrait aussi de prévoir un droit de réponse effectif sur internet au profit des associations antiracistes.
Il faut par ailleurs énoncer dans la loi le pouvoir du juge d'ordonner la suspension d'un compte utilisateur, et non pas d'un simple message, car cela permet aujourd'hui à des auteurs de propos très outrageants, extrêmes, dont le message a été annulé, de le republier le lendemain.
Je souhaiterais que nous engagions une réflexion sur l'augmentation pertinente et l'harmonisation des délais de prescription.
Enfin, la possibilité d'engager la responsabilité pénale des personnes morales en dehors des seuls organes de presse doit être envisagée.
Ces propositions sont à l'étude ; je tiens à ce qu'elles soient expertisées pour que je puisse, en accord avec le ministère de la culture et la Chancellerie, retenir celles qui nous semblent apporter des solutions satisfaisantes et, le cas échéant, les inclure dans le projet de loi numérique actuellement en préparation.
Pour l'heure, la Chancellerie relève deux blocages majeurs engendrés par l'application de la loi de 1881 dans la sphère numérique.
Le premier a trait à la requalification des faits. Si un plaignant, lorsqu'il porte plainte, a mal qualifié les faits s'il parle, par exemple, de « diffamation » au lieu d' « injures » , le tribunal ne pourra pas requalifier les faits et l'action en justice ne pourra pas prospérer.
Le second blocage identifié par la Chancellerie est lié à la trop grande complexité de la procédure de saisine des tribunaux. Le réquisitoire à fin d'information et la citation directe du plaignant sont soumis à des règles trop strictes ; ainsi, il faut que le plaignant non seulement qualifie correctement les faits, mais encore mentionne dans sa plainte le numéro des articles de loi et même des alinéas applicables aux faits qui le concernent. La violation d'une seule de ces obligations procédurales est sanctionnée par la nullité.
En réalité, très peu de poursuites pénales sont engagées à la suite de signalements. Ceux-ci sont d'abord le fait des utilisateurs eux-mêmes, ensuite des plateformes numériques, puis de PHAROS plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements , qui traite les signalements, les transmet éventuellement au procureur de la République, lequel ne dispose aujourd'hui ni de l'information ni des moyens nécessaires pour traiter un contentieux de masse. Et le problème est bien là ; il suffit de voir ce qui s'est passé au lendemain des attentats qui ont profondément heurté notre pays : des dizaines de milliers de signalements étaient transmis chaque jour à la plateforme PHAROS, alors que les officiers de police chargés de les traiter ne sont guère qu'une petite quinzaine.
On le sait, l'expression publique généralisée à l'heure d'internet n'est plus filtrée exclusivement en amont par des médias professionnels responsabilisés et soumis à un encadrement déontologique. D'ailleurs, M. Assouline et M. Abate ont à juste titre insisté sur la protection des journalistes et sur la question des lanceurs d'alerte.
Vous l'aurez compris, je considère qu'il est temps de réformer cette grande loi de 1881, sans pour autant remettre en cause son esprit et son équilibre. Il s'agit finalement de la moderniser, de la « numériser ». J'ai d'ailleurs le sentiment que c'est la préoccupation des orateurs qui se sont exprimés cet après-midi ; je pense en particulier à M. Joyandet.
J'ai apprécié la formulation juridique qui a été avancée par Mme Benbassa et Mme Robert quant à un ordre public numérique. Effectivement, la question de l'ordre public, cet ensemble de lois applicables au-delà du socle juridique classique, pourrait inclure une dimension numérique. On peut citer, outre la nécessité de combattre les propos racistes et antisémites, l'importance de la lutte au quotidien contre les expressions homophobes, très présentes, trop présentes, sur internet et sur les réseaux sociaux.
M. David Assouline. Et les expressions sexistes !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État. Mais cette loi de 1881 n'est pas et ne doit pas être le seul moyen de lutter contre les discours de haine sur internet. Il existe d'autres recours et d'autres outils.
J'ai eu de nombreux échanges avec les représentants des plateformes numériques, les modérateurs privés, les policiers de PHAROS, les magistrats. Si nous arrivons à peu près à trouver un mode de coopération avec les géants de l'internet, il n'en demeure pas moins que certaines plateformes ne répondent pas ou ne répondent que très peu aux sollicitations des enquêteurs. Je pense à Twitter, par exemple, qui peut mettre, en dehors des cas hautement sensibles politiquement, jusqu'à huit mois pour répondre aux sollicitations d'enquêteurs de police français concernant des données de connexion en cas d'injure raciste sur internet. Je pense également à ces policiers qui sont contraints de faire leur requête en anglais auprès des plateformes américaines dont le siège se situe aux États-Unis.
Beaucoup d'entreprises continuent à se réfugier derrière leur loi nationale pour ne pas intervenir de manière proactive. Elles appliquent ainsi les critères de la loi américaine, invoquant le premier amendement à propos du racisme exprimé, mais, paradoxalement, interdisent la publication d'un tableau comme L'Origine du monde de Courbet au motif qu'il heurte certaines sensibilités (M. Pierre-Yves Collombat s'exclame.)
C'est pourquoi et M. Robert Hue l'a souligné il faut certainement réformer l'article 6 de la loi pour la confiance dans l'économie numérique, afin d'imposer notre loi territoriale à tout opérateur étranger qui s'adresse à un public français. Il ne faut pas le faire uniquement sous l'angle jurisprudentiel, sous l'angle de la sanction des clauses abusives en droit de la consommation. Il ne s'agit pas pour autant, comme M. Mézard l'a fort bien dit, de privatiser la justice française ; il s'agit bien de responsabiliser l'ensemble des acteurs concernés.
À cet effet, il est urgent d'ouvrir un dialogue permanent avec les plateformes étrangères, en vue d'établir des règles communes et acceptées de tous ; il faut créer un espace de dialogue en France, et non pas dans la Silicon Valley.
Oui, madame Morin-Desailly, les grandes plateformes doivent être plus collaboratives : elles doivent faciliter à la fois le retrait des propos et l'action de la police et de la justice en France.
Il nous faut aussi renforcer les moyens nécessaires à la mise en uvre d'une politique ambitieuse : il faut plus de personnes, plus d'équipements et des dispositifs de signalement plus simples. Vous l'imaginez bien, la productivité humaine nécessaire au traitement des signalements actuels par PHAROS a ses limites !
C'est avec détermination que le Gouvernement lutte contre le sentiment d'impunité qui a trop souvent cours et qu'éprouvent ceux qui vont jusqu'à faire l'apologie du terrorisme.
L'objectif de lutte contre la diffusion de ce type de propos est triple : il s'agit, bien sûr, d'assurer la sécurité publique et la sanction des atteintes à la dignité humaine, de lutter contre l'autoradicalisation et la mise en lien par les réseaux, mais aussi de lutter directement contre les mouvements fondamentalistes.
La communication est à la fois l'arme et la composante première du terrorisme, qui se différencie des autres formes de criminalité en ce qu'il recherche la publicité pour se légitimer, qu'il utilise des vecteurs de propagande, d'apologie et de provocation qui sont systématisés, qui font partie intégrante de la stratégie de l'État islamique ou d'Al-Qaïda.
La loi sur le terrorisme permet ainsi de recourir aux moyens spéciaux d'enquête de l'antiterrorisme et de mettre fin à une situation qui n'était pas normale. La France était en effet le seul pays de l'Union européenne où la répression de la provocation aux actes de terrorisme relevait encore de la loi sur la presse. Vous avez eu raison, monsieur Charon, de souligner l'action du Gouvernement en ce domaine.
S'agissant de l'application de la loi sur le terrorisme, lorsque nous aurons le recul nécessaire, nous devrons déterminer si elle est correctement appliquée. Cela signifie qu'il faut l'appliquer sans céder aux passions, qu'il s'agisse de la fermeture administrative de sites internet ou de la répression par l'emprisonnement de ceux qui tiennent des propos d'apologie du terrorisme.
Plus largement, gardons à l'esprit que faire disparaître et sanctionner un propos sur internet, ce n'est qu'un premier pas. Pour ne pas se contenter d'intervenir a posteriori, il faut inventer une citoyenneté numérique. C'est bien par l'éducation et la pédagogie que nous empêcherons, en amont, la propagation de propos racistes et antisémites. Nos enfants ne doivent pas être des consommateurs passifs qui ne savent pas « digérer » l'information qui vient à eux ; au contraire, dans cet environnement numérique, ils doivent devenir des citoyens lucides et critiques.
C'est d'ailleurs tout le sens des mesures annoncées par la ministre de l'éducation nationale, qui s'est associée avec la ministre de la culture pour proposer des modifications appelées à être intégrées dans les programmes en vigueur à compter de la rentrée de septembre 2016. Au-delà du déploiement des réseaux, de l'équipement en outils adaptés et de la formation des enseignants, le numérique à l'école doit aussi passer par l'éducation au numérique.
Enfin, dernier élément pour lutter contre les discours de haine, il faut produire des contre-discours. Ces initiatives doivent venir de la société civile. L'identification par le mouvement Anonymous des comptes Twitter de Daech en est une. Il se trouve que, dans ce qui était ma circonscription l'Europe du nord , l'élaboration des politiques de construction de contre-discours en ligne avec la société civile fait partie des stratégies des gouvernements nationaux. J'aimerais que l'ensemble des citoyens se saisissent de ces enjeux.
Internet est un outil formidable d'information, d'expression et d'émancipation, mais ce n'est qu'un outil. Chacun d'entre nous doit apprendre à l'utiliser. Le Gouvernement doit aussi empêcher que cet outil soit perverti, dévoyé, sabordé. La lutte contre les propos illicites sur internet doit devenir l'affaire de tous, dans le respect des libertés fondamentales.
Vous l'aurez compris, mesdames, messieurs les sénateurs, dans ce domaine, il faut certes légiférer d'une main tremblante, mais notre main doit ensuite être ferme dans l'application des décisions prises. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste. Mme Cécile Cukierman applaudit également.)
M. le président. Nous en avons terminé avec le débat sur le thème : « Internet et la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse ».
source http://www.senat.fr, le 27 mars 2015