Interviews de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à RFI et à France inter et France info le 8 octobre 2001, sur les opérations militaires en Afghanistan et l'engagement français, la conduite sous l'égide de l'Onu de la lutte contre le terrorisme, la coopération internationale et le volet humanitaire du plan d'action de la France pour l'Afghanistan, l'avenir politique de ce pays.

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Média : France Info - France Inter - Radio France Internationale

Texte intégral

Interview avec Pierre Ganz à RFI le 8 octobre 2001 :
Q - L'offensive a commencé hier. Est-elle faite pour durer longtemps ?
R - Je ne sais pas. Cela dépend des cibles et de l'efficacité des premières actions, au fur et à mesure qu'elles seront évaluées. Ce que je voudrais dire surtout, c'est que cette action était devenue inévitable quand on se souvient des cinq à six mille morts américains, quand on se souvient que le Conseil de sécurité a constaté que les Etats-Unis étaient en état de légitime défense, au titre de l'article 51 de la Charte des Nations unies et quand on a pu constater que les Taleban refusaient absolument de livrer le réseau qui, à travers les déclarations que l'on nous cite, maintenant, de Ben Laden, ne cherche même pas à prétendre que ce n'est pas lui.
Q - Vous interprétez ce qu'il a dit hier comme une sorte de revendication de ce qui s'est passé à New York ?
R - Ce n'est pas exactement une revendication mais en tout cas ce n'est pas un démenti et il ne cherche pas du tout à dire qu'il est injustement incriminé. Et puis, nous avons pu constater ces dernières semaines que toutes les indications, tous les faisceaux, tous les indices arrivaient toujours à des personnes dont le contact s'établit un peu plus chaque jour avec les réseaux Ben Laden.
Q - Les preuves que vous avez eues en main, que les Américains vous ont fournies sont-elles très concluantes ?
R - Elles ne conduisent que là. Elles ne conduisent nulle part ailleurs. Ce sont des indications qui augmentent chaque jour sur les gens qui forment les maillons, les chaînons et qui conduisent là. C'était donc devenu inévitable dès lors que les Pakistanais ne pouvaient pas mettre directement la main sur ces réseaux. Il faut démanteler ces réseaux. Ce n'est pas qu'une action américaine et si nous y sommes engagés, comme le président de la République l'a dit avec beaucoup de clarté, de netteté, exprimant par là la position élaborée ces derniers jours par les autorités françaises sur ce sujet, c'est bien parce que cela ne concerne pas que les Américains et cela va même au-delà de notre solidarité qui est profonde avec le peuple américain. Il faut vraiment extirper cette affaire de terrorisme.
Q - Alors, deux points sur ce sujet justement, Hubert Védrine. Quand le président de la République dit que la France a été sollicitée par les Etats-Unis pour apporter une autre aide, cela signifierait-il, par exemple, que sur le théâtre afghan qui vient de s'ouvrir, des Français pourraient intervenir ?
R - Je n'entrerai pas dans le détail. Sur les actions à venir, j'insisterais aujourd'hui sur le fait que nous sommes engagés. C'est aussi notre détermination. Il s'agit donc de casser ce système terroriste. Je voudrais redire que ce ne sont pas des actions contre l'Afghanistan, évidemment pas contre les Musulmans, ni même contre des Musulmans en tant que tels. Il s'agit d'actions en Afghanistan, contre des infrastructures terroristes du réseau Ben Laden et d'infrastructures Taleban qui sont utilisées par le réseau Ben Laden et c'est cela l'objectif. Depuis le début nous demandions que ce soit ciblé. C'est ciblé. L'action militaire n'est qu'un aspect, les responsables américains le disent eux-mêmes. Là-dessus, nous nous engagerons plus. Le président de la République, le Premier ministre avaient exprimé notre disponibilité. C'était d'ailleurs tout à fait clair dans le débat très important qui a déjà eu lieu à l'Assemblée nationale il y a quelques jours. Le Parlement, comme le Premier ministre s'y est engagé, sera à nouveau informé et consulté.
Q - Il y aura un vote si les Français doivent participer à l'action en Afghanistan ?
R - Le Premier ministre s'exprimera sur toutes ces questions pour dire quand et comment mais en tout cas, l'engagement est clair. Encore une fois, l'engagement militaire n'est qu'un aspect.
Q - Alors justement sur les autres aspects de l'engagement contre ce réseau terroriste, il y a la lutte contre ces réseaux dans le monde entier. Qui doit conduire cette lutte, Hubert Védrine : l'ONU ou les Etats-Unis ?
R - L'ONU, c'est un cadre. Il est normal qu'il y ait une action américaine, de même qu'il est normal qu'il y ait une action française depuis longtemps, une action d'autres pays depuis longtemps et de beaucoup de gouvernements arabes. Je rappelle que ce terrorisme extrémiste a fait beaucoup plus de victimes dans le monde arabo-musulman jusqu'à maintenant que de victimes dans le monde américain ou européen. C'est donc une action de tous les gouvernements dans le monde. Il n'y a quasiment pas de gouvernements qui soient en dehors de cette lutte. Qui doit la conduire ? Chacun doit s'y engager pleinement mais cela n'a de sens que si cela est coordonné.
Q - Coordonné par l'ONU ?
R - Oui, enfin il y a plusieurs niveaux de coopération parce que, par exemple, quand vous voulez coordonner la lutte contre le financement du terrorisme et une action au sein des Nations unies - j'avais d'ailleurs présenté au nom de la France, il y a un peu plus d'un an, une convention pour la lutte contre le financement qui n'a pas été ratifiée par assez de pays -, on a accéléré tout cela. Mais il y a aussi une action à mettre dans le cadre du G8 et il y a des actions qui sont menées dans le cadre du GAFI qui est cet organisme qui regroupe une vingtaine de pays aujourd'hui qui veulent mettre fin au blanchiment. Il y a donc plusieurs niveaux qu'il faut emboîter, coordonner. C'est vrai pour l'action contre le financement. Mais c'est vrai également pour l'action humanitaire, par exemple, au profit du peuple afghan qui est une autre de nos priorités. Il nous faut donc un degré de coopération internationale beaucoup plus intense que jamais.
Q - Sur l'action humanitaire, la France a proposé un plan assez complet à la fin de cette semaine qui prend plusieurs aspects, politiques et humanitaires...
R : Ce n'est pas qu'humanitaire.
Q - Oui, c'est cela. C'est aussi politique. Mais déjà, sur le plan humanitaire, quand va partir ou vont partir les premières aides humanitaires françaises ?
R - Tout d'abord, il y a beaucoup d'aides déjà présentes puisque la France est un des seuls pays dont des ONG étaient restées présentes jusqu'au bout et des deux côtés. Donc, nous allons amplifier cela.
Q - A partir de quand ?
R - C'est en cours. L'augmentation est en cours mais la présence était déjà effective. C'est une action qui peut être menée depuis le Pakistan, depuis le Tadjikistan, peut-être, en plus dans certains camps en Iran. Il y a les réfugiés afghans, il y a l'action directe de la France, de l'Europe, du HCR Tout cela doit être amplifié. Il y a eu une conférence à Genève samedi et M. Josselin a préparé tout l'aspect humanitaire de l'intervention de la France sur cette question. Le plan d'action présenté par la France pour l'Afghanistan va au-delà. Le premier point est humanitaire parce que c'est l'urgence. C'est un pays vraiment martyrisé par les guerres et maintenant par la sécheresse, mais nous avons proposé un certain nombre de directions politiques. Le but, derrière cela, c'est aussi d'arracher le peuple afghan aux griffes des Taleban et puis de redonner un avenir au peuple afghan.
Q - C'est une sorte d'ingérence dans la vie politique afghane ?
R - Non, pas du tout. Cela consiste à coordonner l'action extérieure pour que les Afghans soient mis en position eux-mêmes de se rassembler, de se regrouper, dans une phase de transition autour de l'ancien roi qui vit à Rome. Mais c'est à eux de trancher ce point, et que toutes les forces représentant l'Afghanistan y soient représentées parce que cela fait des années et des années qu'ils ne le peuvent pas à cause de l'action de telle ou telle autre puissance extérieure en plus de leur division. Il y a donc l'action militaire. Il y a l'action de longue durée contre le terrorisme. Il y a l'action permanente et la France n'a pas attendu le 11 septembre pour s'en préoccuper, pour être énormément engagée sur ce front contre toutes les plaies du monde, contre toutes les situations comme le Proche-Orient ou autre. Et il y a "redonnons un avenir au peuple afghan".
Q - Hubert Védrine, craignez-vous des réactions dans les pays musulmans par rapport à ce qui a commencé à se passer hier ?
R - J'ai constaté ces dernières semaines que l'action à New York a été condamnée partout dans le monde, y compris par les gouvernements arabes, y compris par les gouvernements musulmans et que personne ne confond l'action terroriste et l'Islam.
Q - Il faut quand même bien doser l'intervention en Afghanistan.
R - Pas doser, cibler. Mais ce n'est pas une intervention contre l'Afghanistan.
Q - J'ai dit "en".
R - Oui, justement. Vous faites bien de le dire car ce sont des interventions nécessaires, même pour le peuple afghan. Il faut libérer ce pays de cette espèce de système qui s'est installé mi-Taleban, mi-Ben Laden. Il n'y a pas de confusion à avoir par rapport à cela et même s'il y a, sous le coup de l'émotion, deux ou trois déclarations négatives, il y en a d'ailleurs très peu, et puis ce n'est pas la déclaration de Saddam Hussein qui va faire changer le monde entier de raisonnement par rapport à cela, n'est-ce pas ? Il faut donc poursuivre dans une action très concentrée, très ciblée et ne pas oublier que l'aspect militaire n'est que l'un des aspects. Je ne sais pas combien de temps il va durer. Ce sont des éléments techniques que nous n'avons pas encore. Nous ne pouvons pas évaluer. Et ce n'est qu'un des aspects de l'ensemble de ces actions.
Q - Et ce n'est peut-être qu'une première phase parce qu'il y a l'hiver qui arrive, le ramadan. Cela peut peut-être s'arrêter et reprendre plus tard.
R - Non, on ne peut même pas faire des plans comme cela. Là, c'est une première phase parce qu'il fallait, les Américains l'ont indiqué, se rendre maître du ciel afghan et après il y a une action méthodique de destruction de toutes les infrastructures qui sont utilisables ou utilisées par des systèmes terroristes.
Q - Hubert Védrine, merci, bonne journée.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 octobre 2001)
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Interview à France inter et France info le 8 octobre 2001 :
Q - Monsieur le Ministre, approuvez-vous la manière dont se déroulent les opérations en ce moment ?
R - Oui, cette action était devenue inévitable.
Après les milliers de morts de New York, après la déclaration du Conseil de sécurité des Nations unies reconnaissant que les Etats-Unis sont en état de légitime défense au sens de la charte des Nations unies, après les avertissements nombreux lancés notamment par les Américains, après les refus des Taleban de livrer les responsables des réseaux Ben Laden, après l'échec des Pakistanais qui n'ont pas réussi à le faire, cette action était devenue inévitable et nécessaire. Il faut absolument briser ce système terroriste, il ne s'agit pas d'agir contre l'Afghanistan, il ne s'agit pas de frappes contre l'Afghanistan, ce sont des actions en Afghanistan contre des infrastructures de toutes sortes qui servent au terrorisme. C'est une action que nous approuvons, qui est d'ailleurs approuvée par quasiment le monde entier, c'est une action ciblée, précise, et nous y sommes engagés. Le président de la République qui a dit avec beaucoup de netteté notre position a dit la position qui est celle des autorités françaises, de la France, que le Premier ministre avait indiquée dans un débat qui a eu lieu à l'Assemblée nationale. C'est notre position, nous devons mener ce combat contre le terrorisme. Nous n'oublions pas que l'aspect militaire, même s'il faut en passer par là, n'est qu'un des aspects.
Q - Jacques Chirac a justement annoncé hier une prochaine participation militaire française aux opérations militaires, pouvez-vous nous dire quelle en sera la nature ?
R - Non, je ne peux pas à ce stade préciser les choses. Elles le seront en temps nécessaire, mais en effet, le président de la République l'a annoncé, le Premier ministre avait indiqué notre disponibilité, les Américains y ont d'ailleurs fait allusion. Déjà certains bateaux français ont participé aux actions qui se sont mises en oeuvre et pour le reste, les deux pays examinent sous quelle forme cela aura lieu. Ce qu'il faut garder à l'esprit, c'est notre engagement sur le fond, cela dépend ensuite du déroulement des opérations, de la façon dont les cibles seront atteintes. Cette évaluation n'est pas faite encore, mais notre engagement est clair.
Q - Pour Ben Laden, l'une des causes des attentats de New York, c'est la politique américaine en Israël. Est-ce un argument recevable ?
R - Nous n'avons pas attendu le 11 septembre pour nous engager de toutes nos forces dans la paix au Proche-Orient. Au-delà des considérations sur le fait de savoir ce qui est la cause de quoi, il est clair qu'il y a dans le monde des injustices criantes, des crises par exemple au Proche-Orient qui sont terribles, pathétiques, qui s'aggravent constamment. Il y en a beaucoup d'autres et la France est peut-être l'un des pays qui a le plus agi pour que l'on essaie de surmonter ces maladies du monde, ces clivages entre les riches et les pauvres et ces problèmes de peuples qui ne voient pas tous leurs droits reconnus. Il y a des années que nous agissons pour que le peuple israélien et palestinien puisse vivre côte à côte, en paix et en sécurité. Nous n'avons donc pas attendu le 11 septembre, nous n'avons pas attendu ces arguments douteux pour être engagé. Et il n'y a pas de raison, après le 11 septembre, après le début des actions militaires inévitables contre les infrastructures terroristes pour que nous renoncions à ce qui est notre action depuis des années, nous le ferons jusqu'à qu'il y ait la paix au Proche-Orient. Il y a beaucoup d'autres problèmes à régler dans le monde. Il y a par exemple, ce régime d'embargo en Iraq et cela aussi, il y a des années que nous le disons, nous n'avons pas découvert cela le 11 septembre.
Il faut changer ce système d'embargo en Iraq qui est destructeur de la société iraquienne et qui ne permet même pas de contrôler sérieusement ce régime alors qu'il doit l'être. Tout cela, nous le savons, nous le disons depuis des années, il ne faut donc pas se laisser embrouiller parce que, brusquement, Ben Laden qui, dans sa propagande depuis des années a toujours été en fait indifférent à cette question du Proche-Orient, l'utilise in extremis, à cause du contexte.
Q - Le Pakistan ne veut pas que l'Alliance du Nord accède au pouvoir à Kaboul. Y a-t-il une position française sur ce point ?
R - Il y a évidemment des réflexions en cours sur l'avenir de l'Afghanistan. Il faut que les actions qui doivent être menées contre les terroristes permettent de libérer l'Afghanistan des griffes des Taleban, de cette sorte de régime qui s'est emparé de ce peuple, qui a déjà trop souffert et depuis trop longtemps par des guerres de toutes sortes, qui est maintenant éreinté par la famine très forte là-bas.
La France a proposé un plan d'action pour l'Afghanistan dont le premier volet est humanitaire. M. Josselin l'a proposé à nos partenaires mais il y a aussi tout un volet politique qui consiste à faire en sorte que les interférences extérieures cessent et que les Afghans, ensemble, entre eux peut-être, avec l'ancien roi autour d'eux, mais dans des formules à trouver que nous n'avons pas déterminées dans le détail, car c'est leur affaire, leur destin, puissent rebâtir un pays. Les Afghanes, les Afghans en ont besoin et l'action internationale doit aller au-delà de la destruction des infrastructures terroristes, au-delà de l'action humanitaire immédiate. C'est aussi l'une des actions que nous devons mener dans la durée.
Q - Que savez-vous du plan de largage humanitaire qui a commencé sur l'Afghanistan ?
R - Sur le plan humanitaire, il y a des actions menées dans les camps de réfugiés au Pakistan, au Tadjikistan, en Iran, avec le HCR, beaucoup d'organisations et d'ONG françaises, notamment du côté pakistanais. Il y a des actions américaines qui se développent en plus, le largage à l'intérieur, mais c'est toujours un peu incertain, peut-être même dangereux, mais il faut le faire aussi. Une conférence a eu lieu à Genève et notre tâche immédiate des prochains jours, c'est de coordonner ces actions humanitaires qui affluent de partout, car le monde est sensible à la détresse de ce peuple afghan, pour que cette aide leur arrive le plus vite possible et que les souffrances des populations soient atténuées.
Mais la vraie urgence pour l'Afghanistan, c'est de se retrouver en paix, pour reconstruire un pays, reconstruire une agriculture, une économie. C'est ce que nous devons avoir à l'esprit, c'est ce à quoi nous allons travailler au-delà de l'urgence humanitaire.
Q - Auprès de quels pays allez-vous faire porter vos efforts diplomatiques qui accompagnent ces opérations militaires ?
R - Il y a eu, ces derniers jours, de multiples consultations dans le monde entier, il en est ressorti un consensus. Un consensus sur le fait que les Etats-Unis étaient en état de légitime défense, et un consensus mondial pour poursuivre la lutte contre le terrorisme avec une intensité accrue, ce qui veut dire lutte contre le financement du terrorisme, lutte contre tout ce qui l'alimente, y compris certaines situations de crises ou d'injustices. Cette action concerne le monde entier.
L'action diplomatique n'est pas menée sur un pays en particulier, elle est à mener avec tous les pays de l'ONU. Une vingtaine de pays sont organisés pour lutter contre le blanchiment dans un groupe qui s'appelle le GAFI. Ensuite, chaque crise suppose une coordination de toutes les bonnes volontés.
Lorsque l'on parle de l'Afghanistan, cela concerne les pays voisins, les pays du Conseil de sécurité, les Européens, dix à quinze pays, groupe par groupe. Ce sont des coalitions et lorsque l'on parle de coalitions contre le terrorisme, ce n'est pas une seule grande coalition organisée militairement, c'est une série de groupes de bonne volonté. Cette affaire concerne donc tout le monde.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 octobre 2001)