Déclaration de M. Michel Rocard, Premier ministre, sur les orientations du projet de loi de finances pour 1990 et la motion de censure de l'opposition, à l'Assemblée nationale le 23 octobre 1989.

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Circonstance : Discussion de la première partie du projet de loi de finances pour 1990. Vote sur la motion de censure déposée par l'opposition à l'Assemblée nationale le 23 octobre 1989

Texte intégral

M. Raymond Douyère. C'est pourquoi, bien entendu, monsieur le Premier ministre, monsieur le ministre d'Etat, le groupe socialiste exprimera sa confiance dans le Gouvernement en ne votant pas la motion ! (Exclamations et rires sur les bancs du groupe du Rassemblement pour la République).
Nous attendons, en revanche, les votes des membres des autres groupes politiques, les votes de ceux selon lesquels, à les entendre, "il y en a trop" -certains estiment d'ailleurs mezza voce que beaucoup de choses sont bonnes...
M. Robert-André Vivien. Oh non, pas beaucoup !
M. Raymond Douyère. ... mais qu'ils sont un peu contraints... J'attends les votes de ceux qui disent qu'"il n'y en a pas assez".
M. Bernard Pons. C'est surtout pour les communistes que vous dites cela ?
M. Robert-André Vivien. Monsieur Hage, c'est à vous que l'on parle !
M. Raymond Douyère. Ceux-là disent qu'il n'y en a pas assez, même si certains parmi eux admettent qu'il ne faut pas jouer toujours les "Monsieur Plus"...
Alors, c'est avec beaucoup de confiance et une grande sérénité que le groupe socialiste, monsieur le Premier ministre, monsieur le ministre d'Etat, vous manifestera sa confiance à l'occasion de cette motion de censure. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).
M. le président. La parole est à Monsieur le Premier ministre. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).
M. Robert-André Vivien. Les applaudissements manquent d'enthousiasme !
M. Bernard Pons. Heureusement que nous sommes là pour rappeler les bonnes manières.
M. Michel Rocard. Premier ministre. Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, le débat qui nous réunit porte en principe sur l'adoption de la première partie de la loi de finances pour 1990.
Je dis "en principe" car j'ai le sentiment que des considérations étrangères au budget ont pu déterminer certains votes.("Eh oui !" sur plusieurs bancs du groupe socialiste).
M. Robert-André Vivien. Celui de M. Douyère notamment !
M. le Premier ministre. Loin de moi l'idée de m'en offusquer, mais loin de moi aussi l'idée de feindre de l'ignorer.
D'un côté, on voit surtout dans ce scrutin l'occasion pour l'opposition de démontrer une union bien souvent malmenée depuis la réélection de François Mitterrand à la présidence de la République.
De l'autre côté, perce, comme souvent, la volonté de critiquer les socialistes, plus que celle de construire avec eux ce qui raisonnablement pourrait l'être.
B. Pons. Monsieur Hage, cela c'est pour vous ! (Sourires).
M. le Premier ministre. Ainsi le veulent les positions convenues de la plupart. Celles qui font que 286 députés se sont prononcés contre un projet que beaucoup d'entre eux savent sensiblement meilleur que d'autres qu'ils ont approuvés dans le passé...
M. Alain Bonnet. C'est vrai !
M. le Premier ministre. ... -je cite, mais je ne passerai pas à la délation ! (Sourires) - des députés qui n'ont pas hésité à mêler leurs voix dans une coalition hétéroclite et éphémère qui est toujours la marque la plus certaine d'une conjonction d'arrière-pensées.
M. Pierre Mazeaud. On vous sait aux Arcs excellent slalomeur !
M. Alain Bonnet. Jaloux ?
M. le Premier ministre. Oui, je passe entre vos piquets, messieurs, c'est bien vrai ! (Sourires)
Ce budget est bon. Pierre Bérégovoy et Michel Charasse l'ont démontré devant cette assemblée avec talent et conviction.
M. Bernard Pons. Et M. Hage l'a dit.
M. le Premier ministre. Ce budget est bon parce qu'il marque le point d'équilibre -M. Douyère le confirmait à l'instant- entre diverses préoccupations qui sont à la fois nécessaires et contradictoires : équilibre entre le court et le long terme : équilibre entre la lutte contre les inégalités sociales et l'amélioration de la compétitivité des entreprises ; équilibre encore entre les exigences nationales et les besoins européens ; équilibre toujours entre la lutte contre le chômage et le combat pour l'amélioration du pouvoir d'achat ; équilibre enfin entre l'évolution de la croissance et l'évolution du budget.
M. Bernard Pons. Et patratas !
M. le Premier ministre. Alors, tenir tous ces équilibres à la fois n'est pas chose simple ! C'est vrai... Et, il faut ou manquer de bon sens, ou manquer de bonne foi, pour prétendre le contraire.
M. Raymond Forni. Les deux à la fois peuvent manquer. (Rires sur les bancs du groupe socialiste)
M. le Premier ministre. Absolument ! On peut en convenir.
M. Pierre Mazeaud. Monsieur Forni, c'est trop ! (Sourires).
M. Philippe Séguin. Et M. Forni sait de quoi il parle !
M. le Premier ministre. Si harmoniser toutes les nécessités contradictoires était chose facile, cela se saurait.
Je sais bien que chacun prétend avoir découvert la pierre philosophale, celle qui règle tous les problèmes d'un coup et affirme transformer le déficit en excédent comme d'autres se targuaient, en d'autres temps, de transformer le plomb en or.
D'un côté, cela s'appelle taxer les riches et leur faire rendre gorge.
De l'autre, cela s'appelle privatiser en vendant quelques unes de nos entreprises, de préférence, naturellement, les plus prospères.
Il va de soi qu'aucune de ces deux solutions prétendues n'en est une, et je ne vais donc pas m'y attarder plus longtemps.
M. Alphandéry, je le note au passage, a constaté que nous avions adopté l'un des trois amendements de l'intergroupe de l'opposition, celui qui a trait à l'abaissement du plafond de prise en compte de la valeur ajoutée dans la taxe professionnelle. Deux brèves observations à ce sujet. La première pour remarquer que vous avez été vous-mêmes à ce point surpris de cette preuve d'ouverture d'esprit que, dans le texte écrit de votre motion, par une anticipation hasardeuse, vous affirmiez que nous n'avions retenu aucun de vos trois amendements ! La seconde pour m'étonner de votre étonnement. Oui, la majorité a rejeté vos deux autres amendements, ceux-là mêmes qui symbolisent votre politique et pas la nôtre, celle que vous avez tentée, et qui a échoué, et non pas celle que nous menons et qui réussit ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste - Exclamations et rires sur les bancs des groupes du Rassemblement pour la République, Union pour la démocratie française et de l'Union du centre).
M. Bertrand Pons. Vous en faites la démonstration tous les jours !
M. le Premier ministre. Quant à nous, nous ne disposons pas de pierre philosophale mais nous avons en revanche une philosophie, politique et budgétaire, que la loi de finances s'attache à mettre en oeuvre.
M. Robert-André Vivien. Vous avez notre héritage ! vous bénéficiez de deux ans de bonne gestion !
M. le Premier ministre. Pour moi, ça ne fait pas tout à fait deux ans, vous anticipez un peu ! (Rires) Mais j'ai déjà pas loin de dix-huit mois de bonne gestion.
M. Robert-André Vivien. M. Chirac et M. Balladur ont fait du travail, du très bon travail et vous le savez !
M. le Premier ministre. Notre philosophie est synthétisée par l'idée de "pacte de croissance", et Pierre Bérégovoy l'a détaillée mardi devant vous Permettez-moi d'y revenir un instant.
La croissance, en 1989, permet de dégager, au niveau de l'économie toute entière, et pas seulement de la loi de finances, un surplus de richesse nationale d'environ 180 milliards de francs, dont une partie seulement revient à la collectivité nationale.
Un montant de 30 milliards de francs, en effet, a d'abord été prélevé sur l'ensemble des agents économiques en raison du renchérissement du prix des matières premières. C'est le prix que nous avons payé au regain de tensions inflationnistes qui semblent heureusement aujourd'hui en voie d'atténuation.
Prise dans sa globalité, la manne de 150 Milliards de francs que nous devons aux efforts de tous, se redistribue entre tous.
Une cinquantaine de milliards s'est portée sur l'emploi, et c'est ce qui a rendu possible la création de 550 000 emplois nets nouveaux en 1988 et 1989.
Cinquante autres milliards de francs contribuent à la préparation de l'avenir, qu'il s'agisse de l'investissement pour les entreprises ou de l'effort particulier en faveur de l'enseignement et de la recherche, pour ce qui concerne plus particulièrement le budget de l'État.
Ce sont encore 50 milliards de francs qui financent l'amélioration du pouvoir d'achat de 1,2 à 1,3 % en plus de la hausse des prix constatée en moyenne par tête dans le monde salarial français. Dans une moyenne, il y a des plus et des moins : les chiffres courent, mais, c'est ce que permet l'actuelle progression de notre économie.
Voilà qui est clair et voilà qui est sain. Vous aurez noté que j'ai pris ici des chiffres d'ensemble et pas seulement ceux qui, dans le budget, reprennent les mêmes proportions pour les seules finances publiques.
C'est délibéré : c'est bien parce que le pacte de croissance ne concerne pas l'État seulement, mais s'adresse à la nation dans son ensemble !
S'agissant du budget proprement dit, je n'entends pas reprendre ici le détail de ses mesures -cela a été surabondamment fait, notamment par Monsieur le ministre d'Etat, mon ami Pierre Bérégovoy. Vous les connaissez, vous en avez débattu et je vous donne volontiers acte de ce que vous les avez améliorées par l'adoption d'amendements nombreux et importants dont l'effet se chiffrera en plusieurs milliards de francs.
M'intéresse davantage, puisque aussi bien c'est l'objet d'un débat de censure, la question de savoir quel projet politique sous-tend cet exercice budgétaire.
Que cela soit un projet politique de gauche n'échappe qu'à ceux qui ne veulent pas le voir. (Exclamations et rires sur les bancs du groupe du Rassemblement pour la République).
M. Bernard Pons. C'est très net !
M. le Premier ministre, Depuis bientôt dix-huit mois, avec peu de tapage mais beaucoup de constance, nous n'avons pas laissé passer une semaine sans poursuivre inlassablement les objectifs que le Président de la République a reçus du suffrage universel et qu'il nous a assignés.
Le revenu minimum d'insertion, l'impôt de solidarité sur la fortune, les deux étapes successives du plan emploi, la rénovation de l'appareil de formation sont des exemples fréquemment cités.
Mais je ne voudrais pas qu'on oublie la loi sur la prévention du licenciement économique, la lutte contre la précarité, la lutte contre l'exploitation du travail clandestin, la mise en place du crédit-formation.
Qu'on n'oublie pas non plus les mesures destinées à améliorer la vie quotidienne des chômeurs, celles luttant contre l'illettrisme, celles favorisant l'insertion des personnes handicapées.
Que l'on songe également à l'effort considérable, dans ce budget même, en faveur du logement social, et à la réorganisation en cours de la région parisienne. Et je pourrais ajouter bien d'autres choses encore, en vrac, avec le plan d'épargne populaire, les abaissements de T.V.A., le souci de l'endettement des ménages...
J'arrête ici ce qui deviendrait vite un catalogue et je me borne à en tirer un très simple enseignement : ce n'est pas parce que nous refusons les grandes fresques ou les rodomontades que notre politique serait dénuée soit de souffle soit d'ambition.
Mais le souffle c'est celui des coureurs de fond, de ceux qui savent que l'on ne va pas bien loin si l'on veut y aller trop vite !
Nous avons fait ou engagé les réformes nécessaires sans que jamais l'arithmétique parlementaire nous en empêche et nous continuerons...
Toutes les réformes ne passent pas par la loi. Celles qui passent par la loi ne supposent pas toutes de grandes polémiques : mais un jour viendra où, dressant le bilan de notre action, on la découvrira plus durablement et plus profondément réformatrice qu'on ne veut bien le dire aujourd'hui.
Quant à l'ambition, elle est celle d'un redressement durable. Il est des vérités de La Palice qui sont toujours bonnes à méditer, disait le Président de la République dans sa Lettre à tous les Français. Et il citait celles-ci : "L'économique tient le social : impossible de répartir des richesses qui n'existent pas. Le social tient l'économie : impossible de créer des richesses, du moins durablement, sans cohésion interne de l'entreprise, sans cohésion interne de la nation".
Oui, mesdames, messieurs les députés, hors de là point de salut, hors de cet équilibre point d'avenir.
C'est pour cette raison que le Gouvernement, qui s'attache, dans un cadre contractuel et négocié, à l'amélioration du pouvoir d'achat des agents publics...
M. Bernard Pons. On en voit le résultat !
M. le Premier ministre. ... ne peut accepter des demandes excessives, qui deviendraient vite insupportable à notre économie.
Pierre Bérégovoy -à l'issue d'une négociation longue et loyale- est allé au bout de ce qui est possible. Les propositions ultimes du Gouvernement sont actuellement soumises aux personnels, et tous ne les rejettent pas, loin s'en faut.
Plusieurs députés du groupe du Rassemblement pour la République. On va voir !
M. le Premier ministre. Il reste que, mesdames, messieurs, quand ce conflit aura pris fin -très prochainement nous l'espérons tous- l'essentiel restera à faire pour mettre en oeuvre au ministère des finances un renouveau du service public, qui allège un mode de fonctionnement ici ou là un peu suranné et engage une modernisation des relations du travail comme de son cadre.
J'ai la conviction que les agents du ministère des finances aspirent à être reconnus comme d'authentiques professionnels. Le prix de cette reconnaissance ne saurait être la désorganisation de notre économie ou son affaiblissement sous un fardeau insupportable.
Nous ne pouvons nous permettre de distribuer plus de pouvoir d'achat que la croissance n'en autorise, sauf à voir revenir la spirale bien connue de la dévaluation accompagnée du blocage des prix et des salaires et de l'austérité.
J'ai parlé d'équilibre -et cet équilibre-là nous est cher- entre l'économique et le social.
Nous l'avons recherché et si nous doutions l'avoir trouvé le parallélisme des critiques nous convaincrait.
De ce point de vue, les différents intervenants m'excuseront de constater que le débat de cet après-midi n'a rien apporté de vraiment nouveau. Au moins ai-je trouvé, chez M. d'Ornano, plus de courtoisie que de pertinence, chez M. Hage, plus d'humour que de conviction et, chez M. Auberger, la part de son rêve qu'il prend pour la réalité : celle d'une opposition unie sous la férule du R.P.R. Courtoisie, pertinence, humour et conviction, je les ai retrouvés sans surprise, mais avec plaisir, dans l'intervention de M. Douyère, que je tiens à remercier.
Alors, nous direz-vous, quelle majorité pour cette politique ? Dans le pays, celle qui soutient avec constance l'action du Président de la République et du Gouvernement : elle englobe la quasi-totalité de la gauche et s'étend même au-delà, avec tous ceux que réunit la bonne foi.
M. Pierre Mazeaud. Oh !
M. le Premier ministre. Au Parlement cette majorité existe. Elle est socialiste et elle est relative. Cette majorité relative, jusqu'à présent, l'a toujours emporté sans difficulté grave sur votre opposition absolue. Et c'est parce que cette majorité est socialiste qu'elle peut se permettre de n'être que relative.
Car nous pouvons gouverner et légiférer de manière telle que nous évitions toute agressivité et tout excès, de sorte que s'il n'y a pas une majorité absolue pour nous soutenir, il n'y en a pas non plus une pour nous renverser, car la responsabilité de certains, ou la lucidité de certains autres, les conduisent à refuser l'aventurisme. (Exclamations sur les bancs du groupe du rassemblement pour la République).
M. Bernard Pons. Le Gouvernement sauvé par les communistes !
M. le Premier ministre. Dès lors qu'est assuré l'harmonie entre le Gouvernement, le groupe socialiste et l'opinion, pour mettre en oeuvre les orientations du Président de la République...
M. Pierre Mazeaud. C'est une double porte ?
M. le Premier ministre. ... ce n'est donc que si tous les autres perdaient, les uns leur sens des responsabilités, les autres leur reste de lucidité, que pourrait s'élever une majorité absolue contre nous.
Encore serait-elle contre nature ; encore serait-elle éphémère ; encore serait-elle seulement parlementaire.
M. Pierre Mazeaud. "Seulement" ?
M. le Premier ministre. J'ai examiné avec soin le vote intervenu ce matin. Je n'ai rien trouvé d'anormal à la conjonction des voix R.P.R., U.D.F. et U.D.C. Ne m'ont surpris ni l'addition ni le fait qu'elle soit incomplète : il est des gens qui s'expriment selon leurs convictions et qui, jugeant un texte et non pas un contexte, choisissent de ne pas s'y opposer. (Rires sur les bancs du groupe du Rassemblement pour la République). Il en est, j'en ai rencontré ! Vous aussi.
Plus singulière, même si elle ne m'a pas non plus vraiment surpris, est l'adjonction des voix communistes. Vous pouviez influencer le texte, messieurs, vous avez préféré le rejeter. Vous pouviez discuter, vous avez préférer refuser. Vous pouviez mêler vos voix à celles des socialistes, vous avez préféré les lier à celles du R.P.R. Dont acte. (Exclamations sur les bancs du groupe communiste).
M. Georges Hage. Le Journal officiel prouvera le contraire !
M. le Premier ministre. Je parle des voix de samedi matin !
M. Pierre Mazeaud. L'ingratitude !
M. Georges Hage. Nous avons tenté d'améliorer le projet !
M. le Premier ministre. Nous parlons tous du scrutin de samedi matin ?
M. Bernard Pons. Quel ingrat ! (Sourires).
M. le Premier ministre. Je n'épiloguerai pas, messieurs les communistes, sur ce triste constat dont je ne doute pas qu'il pose de sérieux problèmes au sein de votre formation politique. Mais c'est vous que cela regarde. Moi je me bornerai à attendre la suite.
M. Georges Hage. C'est la paille et la poutre, monsieur le Premier ministre ! Pour l'heure, j'ai la conviction que cette nouvelle motion de censure sera une nouvelle fois rejetée... et c'est ma foi, fort bien ainsi ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste).
M. le Président. La discussion générale est close.
La suite du débat est renvoyée à la prochaine séance.