Interview de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, à France-Inter le 8 novembre 2001, sur la solidarité française et européenne avec les Etats-Unis dans la lutte contre le terrorisme, la réunion de Londres pour la coordination de l'action européenne en Afghanistan, le Proche-Orient, la place de l'Europe dans les relations internationales, l'action de l'Europe pour la croissance et la conférence de l'OMC à Doha.

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Circonstance : Parution du livre de M. Moscovici : "L'Europe, une puissance dans la mondialisation" - Le Seuil, novembre 01

Média : France Inter

Texte intégral

Q - Vous venez de publier aux éditions du Seuil, un plaidoyer en faveur d'une Europe puissance. L'Union européenne en prend-elle vraiment le chemin, dans une crise internationale très grave où l'on a beaucoup de mal à percevoir sa cohérence, son message et ses réponses concrètes à la situation ? Ce qui, à quelques semaines du passage à l'euro n'est pas particulièrement motivant, vous en conviendrez.
Un mot au préalable, mais nous sommes déjà dans le sujet, sur les entretiens que Jacques Chirac a eu hier avec le président Bush à Washington.
Quelle a été, du point du vue du gouvernement, l'utilité de ces discussions, et l'utilité de cette visite du président français à M. Bush ?
R - Il va de soi que, s'agissant d'une rencontre internationale aussi importante et d'un sujet qui engage la France, les messages ont été arrêtés en commun entre le président et le gouvernement, le président et le Premier ministre. Cette rencontre intervenait à la demande du président Bush qui souhaite, manifestement, renouer ou resserrer les liens avec les membres de ce qu'il est convenu d'appeler sa "coalition", notamment avec ses plus proches alliés, dont nous sommes avec les Anglais, les Allemands et d'autres Européens notamment.
Il était donc convenu que le président de la République dise un certain nombre de choses, il les a dites. En premier lieu, notre solidarité pleine et entière avec les Américains n'oublions pas ce qui s'est passé le 11 septembre ; 6000 personnes tuées dans des attentats absolument insensés. Solidarité donc dans la lutte contre le terrorisme, qui est un fléau qui nous menace tous. Ne pensons pas que cela n'arrive qu'aux autres ; c'est la démocratie qui a été atteinte. Egalement, notre disponibilité pour intervenir, dans des modalités qui doivent être convenues ensemble, et en fonction des demandes qui nous seront adressées.
C'est donc la réaffirmation pleine et entière de notre solidarité, il ne doit pas y avoir de doute là-dessus. C'est un combat contre le terrorisme qui doit être mené jusqu'au bout, avec l'objectif de démanteler les réseaux, les infrastructures de cette organisation Al Qaïda, dirigée par Ben Laden.
Le second message, est celui de dire que, pour nous, la solution ne peut pas être qu'uniquement militaire, qu'il convient de penser aussi aux aspects humanitaires, qui sont décisifs, et aux aspects politiques, car nous avons affaire à un pays dévasté, déstabilisé depuis 20 ans, à des hommes et des femmes qui sont martyrisés par un régime taleb absolument insensé, en dehors de toute représentation, même vague, de la démocratie ou du respect des Droits de l'Homme. L'aide humanitaire, celle de l'Union européenne, celle de la France, est très importante. C'est une démarche qui doit nous animer tous : la recherche d'une solution politique, au-delà, après les Taleban.
Q - En quoi a-t-on avancé sur ces deux points au cours de cette visite ? A-t-on une idée de ce qui s'est dit, de ce qui s'est décidé de positif ?
R - Il y a un troisième message, j'insiste car il était important, qui était que nous, les Européens, et notamment les Français - ce qui avait aussi été discuté avec les chefs d'Etats et de gouvernements à Londres dimanche -, nous accordons une très grande importance à ce que l'on se saisisse pleinement de la solution du problème du Proche-Orient. Non pas parce que c'est une justification ou une explication du terrorisme, mais parce que nous en sentons l'urgence. Tout cela a été dit, échangé, écouté, et entendu.
Q - Avez-vous l'impression que la position française est plus claire à l'issue de cet entretien ou bien, d'une certaine manière, convoquées à Londres par Tony Blair, puis convoquées par G. Bush à Washington, les autorités françaises - que ce soit le Premier ministre ou le président de la République - ne font-elles que suivre le mouvement, avec bien peu de moyens ?
R - Non, pas du tout. D'abord, nous n'avons pas été convoqués à Londres par Tony Blair ; je rappelle au contraire que l'initiative de cette rencontre à trois d'abord, à Gand, avec les Allemands et les Anglais, était une initiative française. Là encore, la rencontre à Londres était une initiative française, en même temps que Tony Blair a souhaité recevoir un certain nombre de chefs d'état et de gouvernement, revenant lui-même d'une tournée au Proche-Orient à la fois très intéressante et très difficile. C'est donc, au contraire, la manifestation, et on va y venir, de ce que peut faire l'Europe ou les Européens. Je mets là-dessus une petite nuance.
La deuxième chose, c'est que le président Bush, en toute logique, souhaite consulter les alliés, et je ne vois vraiment pas en quoi nous devrions nous plaindre d'être écoutés plutôt que d'être traités comme des vassaux ou comme des serfs.
Q - Peut-on considérer qu'il existe une position commune entre le point de vue allemand, anglais et français ?
R - Oui, et tout à l'heure vous avez prononcé le mot de cohérence dans votre introduction. Je trouve que l'on est sévère avec les Européens dans cette affaire...
Q - ... Ils le méritent peut-être ?
R - Je ne le crois pas, et je ne le dis pas seulement par optimisme ou par volontarisme, mais parce que je crois sincèrement que nous avons réagi avec beaucoup de cohérence dans cette affaire ; la solidarité avec les Américains, j'en ai parlé d'emblée ; accent mis sur une solution politique, également ; refus de tout ce qui pouvait ressembler à un choc de civilisations. Et cela a été dit avec beaucoup de force par les Européens ; disponibilité à être engagés et, de ce point de vue, sur les 4 points que je viens d'évoquer, ce que dit Tony Blair, ce que dit Gerhard Schroeder, ce que disent Lionel Jospin et Jacques Chirac, c'est la même chose avec des différences de degrés, des différences de tons, des différences de sensibilité. C'est donc une cohérence des Européens, mais il n'y a pas encore, c'est vrai, de pouvoir de l'Europe en la matière. Avec, toutefois, un point que je voudrais souligner parce qu'il est très important, et on en parle peu ; c'est la réaction exemplaire de l'Union européenne sur les questions de justice et d'affaires intérieures, autrement dit comment nous devons, nous-mêmes, nous organiser face au terrorisme. Je citerai deux exemples : enfin nous allons définir ensemble ce qu'est le crime de terrorisme et puis nous allons mettre fin à ces procédures d'extradition qui sont interminables, lourdes, qui ne fonctionnent pas en fait, et les remplacer par un mandat d'arrêt européen.
Q - Ce n'est pas encore fait, ce sera très difficile à faire ?
R - Ce sera décidé au sommet européen de Laeken, en décembre, et personnellement je suis persuadé que, en la matière, l'Union européenne fera en quelques mois, plus de pas qu'elle n'en a fait en 50 ans.
Lorsque Lionel Jospin avait parlé d'un parquet européen, lorsque je parle d'un FBI européen, je crois que là-dessus, nous sommes en train de faire une véritable révolution, en tous cas, un saut qualitatif. Je crois qu'il faut mettre cela au crédit de l'Europe.
Cela dit, lorsque l'on reproche à l'Europe sa faiblesse, de quoi parle-t-on ? On parle de sa diversité, on parle du rôle des Nations, on parle du fait qu'elle n'a pas encore les instruments politiques, les institutions d'une véritable politique étrangère commune, d'une politique de défense commune. Mais, pour ma part, j'y vois plutôt un appel à faire plus, un appel à être plus forts, et à être plus forts ensemble, pour faire en sorte que l'on n'entende pas que des voix nationales, fusent-elles cohérentes.
Q - Vous dites que les Européens ont une position cohérente ; en quoi cette position diffère-t-elle, sur les points que vous avez évoqués - l'humanitaire, l'après-taleban, le Proche-Orient -, de la position des Américains eux-mêmes ? Sur tous ces dossiers, êtes-vous sur la même longueur d'ondes ou y a-t-il des différences, sur tel ou tel dossier, importantes ?
R - Il y a déjà une différence de nature dans cette affaire. Il faut dire les choses comme elles sont : nous sommes solidaires, et pleinement solidaires ; nous sommes engagés, et complètement engagés. Mais ce sont les Américains qui ont été frappés et, pour l'essentiel, à 95 %, voire plus, c'est une opération militaire américaine. Il n'y a donc pas seulement une différence de points de vues, mais une différence de situations. Et à partir de cette différence, on comprend que, nous, nous insistions autant, sinon plus, sur les autres aspects en disant que, par delà le militaire, il y a le politique, et que nous ne devons jamais oublier l'humanitaire.
Q - Ces points vous paraissent-ils avoir été négligés ?
R - Non, mais je crois que nous devons les prendre pleinement en compte, en étant conscients qu'une opération militaire ne peut jamais atteindre que ses propres objectifs. Derrière cela, il y a encore la reconstruction du système, la lutte contre le terrorisme et les questions beaucoup plus vastes qui sont par exemple "comment organiser un monde très inégal ?", car il y a là, je ne dirai pas une justification du terrorisme, mais un terreau pour que cela se poursuive. Tout ceci doit se traduire - c'est un peu la thèse de mon livre, pardonnez-moi de me faire de la publicité -, par le fait qu'il faut qu'il y ait d'un côté des Etats-Unis qui renoncent à l'unilatéralisme, à l'isolement, à vouloir que les autres les suivent, et, de l'autre coté, une Europe qui soit une puissance, qui se constitue politiquement, qui soit capable de trouver sa propre voie, ses propres valeurs, ses propres politiques dans la mondialisation.
Et enfin la question du Proche-Orient, et j'y insiste tout de même ; en effet il y a une sensibilité plus forte de notre part et le président de la République, au nom de la France, et en accord avec les autres partenaires, est allé dire au président Bush que nous souhaitons, effectivement, un fort investissement en la matière. Il faut que les Américains poursuivent peut-être un peu davantage dans la voie qu'ils ont commencé à emprunter en expliquant, par exemple, qu'il fallait un Etat palestinien. Shimon Pérès, le ministre des Affaires étrangères israélien est à Paris aujourd'hui. Il faut absolument renouer les fils du dialogue politique pour trouver une solution à ce conflit qui est tout de même quelque chose de terrible et qui représente un foyer d'infection dans cette région du monde qui est si sensible.
Q - A votre connaissance, y aurait-il eu une sorte de distribution des rôles, organisée par les Etats-Unis avec leurs alliés ? La France serait-elle par exemple plus habilitée à s'occuper du dossier Moyen-Orient, avec un certain mandat?
R - Non, ce que j'observe en la matière, c'est que les Européens, en général, sont beaucoup plus actifs. D'abord à travers M. Solana, "Monsieur politique étrangère et de sécurité commune" qui joue tout de même dans ces dossiers un rôle extrêmement important. Il joue un rôle de médiation constant, à travers le ministre des Affaires étrangères allemand, Joschka Fischer, qui passe de très longs séjours là-bas, à travers aussi notre propre ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, à travers Jack Straw, leur homologue britannique. Au contraire, nous tirons tous dans le même sens, sans qu'il y ait de division des rôles. Ce qui est clair, c'est que les Européens, aujourd'hui, jouent un rôle extrêmement important. Il faut aussi que les Américains se saisissent fortement de cette question.
Q - Mais, il y a tout de même, dans ce qui se passe actuellement, la démonstration d'un manque de cohérence de l'Europe face aux Etats-Unis. On l'a vu à Londres : improvisations, rivalités ouvertes, divergences sur le fond... Qu'est-ce qui peut apporter de la cohérence dans le système ? L'Europe est-elle condamnée à cette diversité qui l'affaiblit dans les crises internationales ou qui ne lui permet pas d'avoir une influence décisive ? Peut-on vraiment changer les choses et comment ?
R - Pour la deuxième fois, je me permets d'utiliser le même mot que vous mais dans un sens différent ; je crois qu'il y a cohérence, il n'y a pas unité. Ce que nous devons chercher à bâtir c'est justement cela. Vous savez que nous sommes engagés dans un processus de réformes institutionnelles qui doit aboutir, en 2004, à la mise en place d'une constitution européenne. Mais, je souhaite que ces questions-là soient traitées, que l'on sache effectivement qui peut parler au nom de l'Europe sur la sphère internationale. Vous connaissez la fameuse question de Kissinger : "l'Europe, quel numéro de téléphone ?".
Maintenant nous avons le numéro de téléphone, mais il nous faut quelqu'un au bout. Nous devons renforcer cela ; il faut une représentation unique de la zone Euro. Il faudrait que nous ayons un siège unique dans les organisations internationales comme le FMI, la Banque mondiale, car nous avons alors 20 % des droits de vote. La France seule c'est 3 %. L'Europe est un multiplicateur de puissance, à condition qu'elle parvienne à faire de sa diversité une force. Pour cela, il faut l'unité dans la diversité.
Aujourd'hui, il reste encore trop de diversités, c'est vrai. En même temps, je le répète, cette diversité n'est pas incohérence, cette diversité n'est pas divergence, cette diversité est cohérente.
Q - D'accord pour le niveau politique, mais au niveau militaire concret, non seulement il n'y a pas cohérence mais il n'y a pas unité. Nous avons tous des stratégies complètement différentes entre partenaires européens, des mises de moyens sur le terrain différents, la France étant le plus faiblement engagé.
R - Je crois franchement qu'il ne faut pas jouer à ce jeu-là. Il faut d'abord relativiser tout cela. Il faut être honnête, je le répète, c'est avant tout une opération américaine que nous soutenons. Et quelles que soient les mises supposées, la réalité est ainsi. On a beaucoup parlé des forces britanniques, elles sont nombreuses dans la zone, mais en réalité, je ne suis pas sûr qu'elles aient été beaucoup plus utilisées que les forces françaises. Et je ne dis pas cela pour dénigrer l'intervention britannique, mais pour simplement remettre les choses à leur place, pour dire qu'effectivement que nous sommes tous présents. Le président de la République a rappelé hier à Washington qu'il y avait 2000 Français engagés. Le chancelier Schroeder a annoncé que 3900 le seraient plus tard. Il y a, d'un côté des chiffres que l'on donne, de l'autre, des chiffres qui viendront. Je crois que nous sommes assez cohérents. Encore une fois, il n'y a pas de stratégies différentes. Mais il y a, par contre, des stratégies de communication ou des postures qui sont différentes, c'est vrai.
Q - Vous pensez aux Anglais ?
R - Oui, bien sûr, je pense à Tony Blair...
Q - ... celle de Jacques Chirac ?
R - A celle de Jacques Chirac et à celle de Gerhard Schroeder. Ce sont trois pays différents, trois sensibilités nationales différentes, trois tempéraments de chefs d'Etats ou de gouvernements également différents. La Grande-Bretagne a quand même un lien traditionnel avec les Etats-Unis, par ailleurs, Tony Blair a un tempérament politique - comment dire ?- parfois de "prédicateur". Cela peut lui valoir de grands succès ou certains revers. Par exemple, la façon dont la presse britannique a accueilli son voyage au Proche-Orient, je l'ai trouvé très injuste et très dure. Le chancelier Schroeder est en train de faire quelque chose de très courageux, en amenant l'Allemagne à s'engager dans ce type de conflit. Réfléchissons juste à ce qu'est l'Allemagne ! C'est une véritable révolution pour eux.
Quant à nous, nous sommes solidaires des Américains. Mais nous avons aussi une tradition par rapport à l'atlantisme qui n'est pas forcément exactement la même que celle de la Grande Bretagne. Des sensibilités différentes qui tirent dans le même sens.
Q - A plusieurs reprises, dans des discours remarqués, Tony Blair a essayé de mettre des mots forts sur la situation actuelle, il l'a fait avec un peu d'emphase et d'émotion. En France, on ne peut pas dire qu'il y ait eu des discours à la hauteur de la situation. Comment expliquez-vous cela ? Est-ce la cohabitation qui fait que l'on ne peut pas parler de cela ?
R - C'est un jugement de valeur peut-être...
Q - ... que vous partagez ?
R - Nous sommes peut-être un pays plus cartésien, où l'expression est souvent moins romantique. Nous n'avons pas forcément les mêmes traditions religieuses ou le même tempérament et je dis cela sans plaisanter...
Q -... Mais de Gaulle, c'est du tempérament ?
R -... Oui, mais la façon dont le Général s'exprimait lorsqu'il s'agissait de la solidarité avec les Américains n'était pas toujours la plus poussée. Pensez que, par exemple, le président de la République est, paraît-il, un héritier du général de Gaulle, en tout cas lointain. Il y a donc aussi ces aspects-là...
Q - Mais la cohabitation ce n'est pas une explication ?
R - Non, il y a aussi le fait que nous devons tenir compte d'une certaine forme de sensibilité française par rapport à cela. De façon traditionnelle, c'est vrai, la solidarité est encore une fois complète avec les Américains. Mais en même temps, lorsque vous interrogez les gens, ils sont aussi très préoccupés de l'humanitaire, du politique... Et, également, dans les affaires terroristes, il ne s'est pas passé exactement la même chose en Grande-Bretagne et en France. Je ne dirai pas qu'il y a un effet de compensation mais...
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Q - Vous dites qu'il s'agit d'une grave crise qui concerne tout le système démocratique. Face à une menace d'une telle ampleur, vous n'empêcherez pas l'opinion de penser que, même avec tous les bémols que vous venez de souligner, c'était une occasion rêvée pour une avancée européenne en matière de défense, un discours ou une initiative. Ne trouvez-vous pas cela dommageable ? N'est-ce pas le moment de parler d'une défense européenne ?
R - Oui, mais à condition de ne pas se tromper sur ce qu'est une défense européenne. Je m'explique en deux mots : la défense européenne, et j'ai parlé tout à l'heure de la justice et des affaires intérieures, est aussi en train de faire des progrès considérables depuis trois ans. Nous sommes en train de constituer et de mettre sur pied une force de projection rapide de 60.000 hommes avec un commandement unique, avec aussi un comité de pilotage stratégique à Bruxelles, et c'est quelque chose qui va voir le jour. Par exemple les Balkans, ce doit être une responsabilité pleinement européenne, interne, et cela, c'est quelque chose qui doit être pour nous, sinon une ambition, du moins un résultat. En même temps, la défense européenne, il s'agit bien de quelque chose qui doit agir sur le théâtre européen. Là, nous parlons de quelque chose de complètement différent, de projection à l'extérieur, dans une zone qui ne relève ni de l'OTAN ni de l'Union européenne. Je ne suis pas certain, mais il faut que l'on ait ce débat, que la défense européenne, qui doit être la défense de notre continent, ait à se substituer aux armées nationales. Ce n'est pas son rôle. Ce n'est pas ainsi qu'elle a été pensé.
Q - Si les économies européennes et américaines ont résisté dans un premier temps au choc traumatique des attentats du 11 septembre, on mesure aujourd'hui les conséquences de ces événements des deux côtés de l'Atlantique sur la croissance et sur l'emploi. Récession aux Etats-Unis et en Allemagne, coup de froid sur la croissance en France : là encore, où sont les réponses de l'Europe ?
R - D'abord un tout petit commentaire de définition à la base ; la situation se traduit par ce que vous appelez un refroidissement mais elle n'est pas la même des deux côtés de l'Atlantique. Et d'ailleurs, elle révèle des différences qui existaient avant. Les Etats-Unis sortent de dix ans de croissance, les conditions de la récession étaient déjà installées. C'est une économie qui n'a plus de déficit budgétaire mais qui a d'autres types de problèmes, je pense par exemple au surendettement des ménages, ou au surinvestissement des entreprises. Il y a là un freinage qui est accentué. En Europe nous avons un impact sur la croissance qui est limité à ce jour. Une croissance française qui devrait rester supérieure à 2%, et le FMI est d'ailleurs trop sévère, il est en dehors du consensus des économistes qui en général se situent à 2,1% pour la France ou 2,3. Nous ne sommes pas confrontés à la même chose. La consommation tient. Par exemple, regardez les statistiques récentes sur le marché automobile, - qui m'est cher, puisque je suis un élu d'une région automobile- qui marquent des progrès spectaculaires...
Q - Donc selon vous tout va bien ?
R - ... Non, je ne dis pas cela. Je dis simplement que nous devons être vigilants, et qu'en même temps les remèdes ne doivent pas être les mêmes. Je ne suis pas de ceux, qui préconisent, par exemple, un plan de relance sous la forme que cela a pris aux Etats-Unis. Gardons nos munitions. Mais il y a quand même plusieurs réponses à apporter. La première est celle qu'a apporté tout de suite la Banque centrale européenne, avec une baisse des taux de 0,5 points, ce qui représentait une injection de liquidité extrêmement forte. La deuxième, c'est la disponibilité que nous avons montré à soutenir les économies dans des secteurs qui peuvent êtres des cas difficiles. Je pense aux assurances, je pense aux transports aériens, je pense, le cas échéant, au tourisme. La troisième chose, c'est qu'il faut être vigilant. Il ne faut pas ignorer, il faut surveiller cette situation. Je ne dirais pas " comme le lait sur le feu ", mais avec beaucoup d'attention, et être prêt à riposter. Cela me conduit aussi à une réflexion structurelle. Vous parliez tout à l'heure de la défense européenne, de la réflexion des Européens, je crois qu'il faudra se décider à mettre en place un gouvernement économique européen, c'est à dire une coordination plus forte, une harmonisation plus forte...
Q -... Mais il n'est pas en place ce gouvernement. Il faudra décider où sont les obstacles et comment les vaincre.
R - Il y a une ébauche, qui est d'ailleurs due à une initiative française, celle de Dominique Strauss-Kahn, qui est la création de l'Euro 12, c'est à dire la coordination des ministres des finances de la zone euro, les douze pays qui ont l'euro en partage. Mais il faudra à mon avis aller plus loin. Je vais prendre un exemple. Parlons des Etats-Unis. J'ai parlé de dix années de croissance ininterrompues. A quoi cela est-il du ? A une coopération quotidienne entre M. Greenspan, le président de la FED, la banque centrale américaine, et le président Clinton et maintenant le président Bush, même si celui-ci hérite d'une situation économique plus difficile. Et en Europe, nous avons des situations où nous avons une banque centrale qui est indépendante depuis très peu, mais qui n'a pas en face d'elle de pouvoir politique. Ce n'est pas logique. Eux, ont une tradition d'indépendance forte, et l'indépendance c'est le dialogue ; nous, nous avons une indépendance récente mais l'indépendance c'est l'apesanteur. Je crois qu'il faut être capable de discuter pour forger ce que les économistes appellent un bon "policy mix", c'est à dire un bon combiné de politiques budgétaires et de politiques monétaires. Il faut renforcer ce dialogue et le pouvoir politique.
Cette question du gouvernement européen, quand on l'évoquait en 1997, était complètement taboue. Nos amis allemands expliquaient que cela faisait baisser les marchés. Aujourd'hui ils le réclament.
Q - Autre différence avec les Américains. M. Greenspan a pesé pour que les déficits publics américains soient réduits. Il a été entendu. C'est le technicien qui a imprimé sa marque, ce qui permet, aujourd'hui, au président Bush d'injecter des milliards de dollars dans l'économie américaine. Alors que nous, en Europe, nous avons des déficits importants qui nous limitent.
R - Oui, mais M. Greenspan a aussi baissé les taux continuellement. Ils ont choisi ensemble un autre policy mix, avec une politique budgétaire restrictive, c'est à dire une baisse du déficit constante et une politique monétaire expansive. C'est à dire avec une baisse des taux d'intérêt. Cela n'a pas été le policy mix européen, qui d'ailleurs n'a pas si mal marché. On est resté dans le déséquilibre, c'est à dire une politique de taux d'intérêts qui auraient pu être plus bas et une politique de déficit budgétaire qui aurait pu être d'avantage réduit. En tout cas, aussi bien les gouverneurs de banques centrales que les gouvernements, doivent avoir maintenant une obsession ; celle de soutenir la croissance et l'emploi. L'objectif de l'Europe pour les dix années qui viennent, pour moi, reste le retour au plein emploi.
Q - Quelle est la position du gouvernement sur le pacte de stabilité budgétaire.
R - C'est une règle que nous nous sommes posée. Vous souligniez à l'instant que c'est un élément qui peut être positif car il donne des marges de manuvre au pouvoir politique. Nous prenons le pacte de stabilité comme une règle de bonne économie à condition encore une fois que ce soit combiné à une bonne politique monétaire. Il ne faut pas utiliser des slogans sur des mots. Il faut essayer de voir comment soutenir la croissance et l'emploi.
Q - L'OMC va se réunir bientôt à Doha. Vous craigniez encore des manifestations anti-mondialisation ?
R - Je crois en l'occurrence que leur mobilisation est mesurée. Il était important que cette conférence se tienne et que nous visions l'ouverture d'un cycle commercial. Pourquoi ? Parce que dans une situation politique un peu difficile, il faut que le monde prouve qu'il n'est pas seulement capable de faire des coalitions militaires mais aussi des coalitions pour la prospérité. On ne peut pas le faire à n'importe quel prix. Le négociateur européen, Pascal Lamy, ira à Doha pour dire que nous voulons un cycle commercial qui soit à la fois un cycle de libéralisation, mais aussi un cycle pour le développement, et un cycle pour la régulation. Il est notamment très important, pour nous, que la question environnementale soit pleinement incluse dans ce cycle, que l'on progresse sur les normes sociales à l'échelle internationale, et qu'en matière d'agriculture on sorte de l'éternelle querelle contre la Politique Agricole Commune supposée comme protectionniste. Il y a des chances raisonnables que ce cycle s'ouvre, mais il faut encore faire des progrès.
Q - Vous ne craigniez pas un accroissement de l'effet anti-mondialisation justement depuis la crise du 11 septembre ?
R - Le titre de mon livre est "L'Europe une puissance dans la mondialisation", je crois que c'est assez dire que je crois que nous devons avoir cette réflexion. Mais, pour cela, je pense que nous devons avoir une double disponibilité d'esprit. Il faut une disponibilité de la part des responsables politiques que nous sommes pour dire "oui, ces questions sont fondamentales" ; on doit réfléchir à des réformes qui nous semblent essentielles. Il faut aussi une disponibilité de ceux que l'on appelle les "anti-mondialisation" pour accepter de dire que la mondialisation est un fait qui a un bon aspect, et des effets pervers. Acceptons les bons aspects, et essayons de trouver les meilleures solutions pour limiter les effets pervers.
Q - Dans 54 jours les Français auront en poche les euros avant de passer le 17 février au retrait définitif du franc. On a craint le choc psychologique, la panique, la pagaille... Quel est le pronostic du ministre des Affaires européennes là-dessus ?
R - Résolument optimiste. Confiant. D'abord parce que l'on assiste à une montée de la confiance en l'euro. On pouvait penser qu'à l'approche du premier janvier cela reculerait ; pas du tout. Les citoyens ont de plus en plus confiance dans les gouvernements sur l'Euro : 74% en France. Les Français s'estiment bien informés à 80%. Ils sont parmi ceux qui ont déjà le plus recours à l'euro. J'ai l'impression qu'il y a plutôt un sentiment, au fur et à mesure que l'on approche de l'euro, que la préparation a été convenable et que ceux qui misent, y compris dans la bataille politique, sur la panique face à l'euro, seront déçus. Autrement dit, ceux qui croient en l'euro auront raison./.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 novembre 2001)