Déclaration de Mme George Pau-Langevin, ministre des outre-mer, sur le classement en "Trésor national" de l'oeuvre d'Édouard Glissant, à Paris le 21 septembre 2015.

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Circonstance : Présentation des archives d'Edouard Glissant, classées "Trésor national", au ministère de la justice, à Paris le 21 septembre 2015

Texte intégral

Madame la Garde des Sceaux,
Madame la Ministre de la Culture,
Mesdames et Messieurs les députés,
Monsieur le Président de la Bibliothèque nationale de France,
Cher Patrick Chamoiseau,
Mesdames et Messieurs,
Cher Greg,
Je suis heureuse d'être avec vous ce soir à l'occasion de la présentation des archives d'Édouard Glissant et de pouvoir ainsi lui rendre hommage en ce lundi 21 septembre. Date anniversaire de sa naissance.
Je remercie Christiane Taubira, la Garde des Sceaux d'avoir pris l'initiative de cette cérémonie et de nous accueillir ce soir.
Ces lettres, ces manuscrits, ces croquis dont nous pouvons découvrir ici une partie, exposée dans une dizaine de vitrines, sont les pièces maîtresses d'un fonds inestimable déclaré trésor national en 2014.
Il y a là le manuscrit du « Discours Antillais » publié en 1981, les brouillons du « Tout Monde », ou encore « les actes du Congrès constitutif du Front Antillo-Guyanais ». Des documents rares et précieux qu'il nous faut préserver. Cinquante années sont retracées par toutes ces pièces, rassemblées par Sylvie Glissant et la famille que je veux remercier ici solennellement et très sincèrement.
Je salue la décision de la Ministre de la Culture qui a posé un acte fort de reconnaissance de l'œuvre d'Édouard Glissant mais aussi de gratitude collective de notre pays envers lui.
La Martinique, la France peuvent s'enorgueillir d'avoir vu naître un homme tel qu'Édouard Glissant : un écrivain de cette qualité, un intellectuel et un humaniste d'une telle verticalité.
Ces archives, ces écrits sont les traces précieuses d'une démarche créatrice, féconde et luxuriante. Glissant a été pour nous l'indispensable veilleur, le lanceur d'alerte avant la lettre. Et il nous est encore plus indispensable aujourd'hui.
Dans la proximité intellectuelle et philosophique avec Gilles Deleuze et Félix Guattari, la pensée « rhizome » d'Édouard Glissant s'oppose à la pensée des murs, des fils barbelés, à la pensée-frontière qui voudrait n'avoir que faire des guerres ou des dérèglements climatiques qui poussent les hommes à fuir leur pays pour vivre, pour survivre au risque -trop souvent- de trouver la mort, et qui finissent parfois par trouver un territoire, un lieu, où habiter et prendre racine.
Le lieu, le territoire, la racine : des notions que Glissant a revisitées tout au long de ses ouvrages et de sa vie.
La pensée d'Édouard Glissant est une pensée moderne, une pensée de la connectivité, une pensée de la relation et de l'hétérogénéité. La pensée du Tout Monde qui exige de remettre en question les hiérarchies et les rapports de forces, les centres et les périphéries, et de rejeter les certitudes, les rigidités, les égoïsmes et les racismes.
L'on entend ces jours-ci des commentateurs s'étonner que les intellectuels soient silencieux en ces époques malmenées par des bouleversements que nous avons parfois du mal à appréhender individuellement et collectivement.
Édouard Glissant nous manque cruellement aujourd'hui. Son absence nous obsède, parce que sa parole, sa pensée, et son action nous sont précieuses.
Sa pensée de l'action, sa pensée de la résistance face au repli, face à la froideur et à la peur.
La peur est un choix et le choix de Glissant a toujours été celui de l'altérité bien comprise, le dépassement de l'identité racine unique, le choix de la relation. « Si nous tremblons ce n'est jamais de peur, mais parce que la relation est un tremblement. C'est la pensée sismique du monde qui tremble en nous et autour de nous » dit Glissant dans « La Cohée du Lamentin » publiée en 2005.
Il sait…nous savons…que la relation est un effort, une souffrance parfois, mais aussi une promesse et une libération.
Édouard Glissant n'était pas un philosophe retranché à l'abri de ses manuscrits et de sa pensée visionnaire. Et son succès extrêmement précoce, sa consécration avec le prix Renaudot en 1958 pour « la Lézarde », alors qu'il n'a que 30 ans, n'a pas entamé sa détermination à joindre le geste à la parole.
Édouard Glissant est un philosophe de l'engagement et de la responsabilité. Sa pensée, sa philosophie sont politiques.
« Agis en ton lieu, pense avec le Monde » : une double responsabilité qu'il n'a pas fait qu'énoncer, mais qu'il a incarnée toute sa vie dans l'espoir et avec la volonté de transformer le Monde. C'est en cela que sa littérature, sa philosophie, sa pensée sont politiques.
Comme Fanon, qu'il a connu et beaucoup lu, Glissant, est un acteur des luttes anticolonialistes au début des années 60. Il crée le Front Antillo Guyanais, avec Albert Béville (Paul Niger) son ami, Cosnay Marie-Joseph et Marcel Manville. Et si le Front est dissout rapidement par le gouvernement d'alors, par le Général de Gaulle, il donne naissance à plusieurs organisations anti colonialistes : l'Ojam, le Gong…
Glissant traceur de l'identité martiniquaise, chercheur de l'identité antillaise. Non pour l'enfermer, la couper du monde, mais pour lui donner ce qui est à elle, ce qu'elle pourra offrir aux autres. « Quand on a oublié collectivement son passé, il s'ensuit un déséquilibre terrible pour l'être et pour la collectivité ». Et la littérature d'Édouard Glissant a toujours voulu combattre ce déséquilibre. Ce fut aussi le combat de Césaire.
Pour Glissant, la littérature procède de la découverte mutuelle entre les peuples. Et le rôle de l'écrivain - même s'il se défend d'être un maître à penser- est d'aider son peuple à aborder cette rencontre avec les autres, dans les meilleures conditions possibles. Savoir d'où l'on vient, se connaître soi-même est la meilleure façon de rencontrer l'autre. « Pour un écrivain », « pour un écrivain antillais », dit Glissant, « récupérer une partie du passé de son pays c'est essayer de donner aux siens la possibilité d'arriver à ce rendez-vous avec quelque chose dans les mains à offrir ».
Il le dit en 1964, à l'occasion de la parution du « Quatrième siècle », il le dit encore en 2007 dans « Mémoires des Esclavages » alors qu'il réfléchit à la création d'un centre dédié à la traite, à l'esclavage et à ses abolitions. Je le cite : « Nous savons que les racistes de tous pays craignent et détestent par-dessus tout les mélanges et les partages. C'est en quoi la mémoire des esclavages nous est avant tout précieuse. Comme la mémoire de tout massacre ou de tout génocide, elle importe à l'équilibre du monde. Non pas parce que la mémoire nous est indispensable, ni parce que la morale nous l'impose, mais parce que l'absence de mémoire laisse en chacun et en tous une faiblesse irréparable ».
Nous savons combien il a été attentif à ce qui se préparait à Nantes : ce « mémorial de l'abolition de l'esclavage » érigé, Quai de la Fosse, le long de la Loire, inauguré en 2012 après sa mort, et qui a accueilli en 2014 une de ses citations : « Si nous voulons partager la beauté du monde, si nous voulons être solidaires de ses souffrances, nous devons apprendre à nous souvenir ensemble. »
Glissant penseur, acteur et passeur. Je reviens au début des années 60. Édouard Glissant est éloigné de la Martinique, assigné à résidence en France après la dissolution du Front Antillo Guyanais. Il ne revient dans son île qu'en 1965. En 1967 il crée l'IME, l'Institut Martiniquais d'Études qui veut former autrement les jeunes martiniquais en leur délivrant un enseignement plus proche de leur réalité et soucieux de leur environnement caribéen. L'IME développa par exemple un projet intitulé « Histoire de Nègres », une pièce de théâtre en 3 actes, sur l'histoire de la Martinique et l'identité des martiniquais.
Glissant toujours dans l'action, dans la relation : à la tête du « Courrier de l'Unesco », de 1982 à 1988 il défend sa conception du métissage et de la diversité culturelle, stimulant de riches échanges entre les intellectuels européens, africains, caribéens, américains…
Édouard Glissant a toujours été à l'heure du monde et des défis qu'il faut relever. Je veux évoquer aussi son combat pour une agriculture écologique. Il avait l'ambition de faire de la "Martinique, le premier pays biologique du monde". C'est ainsi que le 21 janvier 2000, avec Patrick Chamoiseau, Bertène Juminer et Gérard Delver, il publiait dans le journal « le Monde » un "Manifeste pour refonder les DOM ". « Revendiquer un statut sans concevoir un projet global n'est pour nous qu'une pulsion évolutive » écrivait-il alors.
Glissant n'est pas qu'un écrivain. Glissant n'est pas qu'un philosophe. Son approche relève d'une démarche méthodique qu'il déroule au fil des ans avec une méticulosité attentive aux mouvements du monde.
De l'île au Monde, du Discours Antillais, à la Créolisation et au Tout monde. Le Tout Monde qui crée une identité rhizome dépassant l'unique, résultante d'un passé de violences, mais de rencontres ; de chocs, mais de relations ; de destructions, mais de déconstructions et de re-créations. Glissant, penseur du présent et de l'avenir, penseur de la Relation et de la mondialité.
Ces archives, ces documents retracent ce cheminement.
Nous avons de la chance d'être les contemporains d'un tel homme. Son œuvre éternelle nous est rendue charnelle par ces épreuves, ces carnets, ces annotations manuscrites, ces dessins, toutes ces traces qu'il nous est proposé de sanctuariser aujourd'hui. Ce fonds Glissant, rassemblé par Sylvie Glissant, dont nous saluons le travail à travers « l'Institut du tout monde », fondé par Édouard Glissant en 2007.
La préservation de ce fonds, son acquisition par la Bibliothèque Nationale de France est la garantie que les pièces qui le composent ne seront pas éparpillées et qu'elles seront préservées. Nous le devons à Édouard Glissant et aux générations futures.
Je vous remercie.Source http://www.outre-mer.gouv.fr, le 28 septembre 2015