Interview de Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice, avec France Info le 25 novembre 2015, sur la Justice et la lutte contre le terrorisme.

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Média : France Info

Texte intégral


FABIENNE SINTES
L'invitée de France Info ce matin, c'est Christiane TAUBIRA, garde des Sceaux, avec Jean-François ACHILLI, Guy BIRENBAUM est là aussi. Bonjour madame TAUBIRA.
CHRISTIANE TAUBIRA
Bonjour madame SINTES.
FABIENNE SINTES
Et Jean-François, pour démarrer.
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
Christiane TAUBIRA, un chef terroriste qui revient, comble du cynisme, sur les lieux des attaques, le soir même, qui projette d'autres attentats, au quartier de La Défense. Avez-vous, ce matin, de nouveaux éléments sur l'enquête, notamment les cibler à La Défense, et, Christiane TAUBIRA, à qui avons-nous réellement affaire ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Alors, vous avez pu le constater, l'enquête progresse très très vite, elle progresse très vite d'abord parce que les magistrats, et les greffiers d'ailleurs, du pôle antiterroriste, aussi bien au Parquet qu'au siège, mais pour l'instant c'est vraiment le Parquet qui est concerné, sont aguerris, maitrisent les choses, et j'évoque le siège, parce que l'expérience des juges d'instruction contribue justement à comprendre les choses, à anticiper. Par ailleurs, nous avons une coopération internationale qui… et notamment européenne, de grande importance. Vous savez que depuis lundi dernier, j'ai décidé de signer, d'autoriser une équipe commune d'enquête, spécifiquement sur ces attentats, par conséquent il y a un apport d'éléments, un partage d'informations, qui permet d'aller vite. Donc le procureur de la République vous a donné les éléments, évidemment nous en savons un petit peu plus que ce qu'il dit…
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
Hier, oui, le procureur MOLINS.
CHRISTIANE TAUBIRA
… mais pour la sécurité de la procédure, nous donnons les informations qui sont nécessaires pour qu'on comprenne. A qui avons-nous affaire ? Nous avons incontestablement affaire à des personnes qui se sont placée hors humanité. Ce cynisme, cette froideur, ces criminels kamikazes, c'est-à-dire qui programment leur propre port, qui entrainent des morts de personnes qu'ils ne connaissent pas, à qui ils n'ont rien à reprocher en particulier, voilà, c'est face à cela que nous sommes, et c'est parce que nous avons pris la mesure de cette menace, que nous avons mis en place toute une série de dispositifs, que les services ont été renforcés, que les équipes de magistrats le sont également.
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
Justement, un mot sur La Défense, qu'est-ce que visait Abdelhamid ABAAOUD, est-ce qu'il est question du centre commercial de La Défense ? On le sait aujourd'hui, ce matin ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Nous savons un certain nombre de choses depuis plusieurs jours. Le procureur vous a fourni les éléments hier. C'est sur ces éléments…
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
Vous n'irez pas au-delà.
CHRISTIANE TAUBIRA
Ce qu'il est important… Non, parce que je ne veux pas prendre le moindre risque sur la procédure. Ce qui est important, nous sommes dans un Etat de droit, il y a des procédures, il y a des moyens d'appel…
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
On l'a bien compris.
CHRISTIANE TAUBIRA
… il y a des moyens de contestation, et puis surtout l'enquête n'est pas terminée. L'enquête n'est pas terminée, il n'est pas souhaitable que certains sachent ce que nous recherchons encore.
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
Christiane TAUBIRA, ces attentats posent la question que vous évoquiez à l'instant, des moyens de la justice pour faire face à la menace terroriste. Que dites-vous des déclarations répétées depuis de longues semaines, de longs mois, même, du juge Marc TREVIDIC, qui décrit des moyens insuffisants, des services débordés ? L'ancien, désormais ancien juge antiterroriste, a-t-il raison ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Nous n'avons pas cessé de renforcer les effectifs, aussi bien de magistrats, que de greffiers, parce qu'il faut que les magistrats aient les moyens de travailler.
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
Combien d'effectifs aujourd'hui ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Nous avons également…
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
Combien de juges travaillent aujourd'hui, Christiane TAUBIRA, pardonnez-moi de vous couper.
CHRISTIANE TAUBIRA
Alors, nous allons d'ailleurs ouvrir un 10ème cabinet, au siège, de juges d'instruction. Donc dix cabinets de juges d'instruction au siège. Au Parquet, nous avons une dizaine de magistrats spécialisés antiterroristes, et nous faisons un troisième renfort dans l'année, nous avions décidé, puisque j'ai renforcé le pôle antiterroriste depuis fin 2014, donc avant les attentats de janvier. J'ai fait un nouveau renfort en février, après les attentats de janvier, j'ai fait un appel de candidature, donc nous allons faire un nouveau renfort, c'est-à-dire que nous apportons quatre magistrats supplémentaires au Parquet, trois magistrats supplémentaires au siège, et nous en apportons également sept supplémentaires à la Cour d'appel, parce qu'il y a des procédures qui vont arriver à ce stade là.
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
Vous étoffez les effectifs. Le juge TREVIDIC vous fait une offre de services, il dit : « Si je peux être utile à quelque chose », il l'a dit sur France Inter, est-ce que vous ne pourriez pas le réintégrer ? Ce monsieur parle beaucoup.
CHRISTIANE TAUBIRA
Nous n'allons pas traiter ici le cas et la situation du juge TREVIDIC, c'est incontestablement un magistrat de très grande qualité, qui a produit un travail de très grande valeur, y compris d'ailleurs dans des procédures qui ont impliqué des pays étrangers. Le juge TREVIDIC n'est plus sur ces affaires, du fait d'une ordonnance, qui limite à dix ans…
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
Dix ans.
CHRISTIANE TAUBIRA
Voilà. Donc, voilà, il s'agit effectivement, et c'est une réflexion que nous avons engagée, de voir comment nous ne nous privons pas de ressources, au sens de compétences, d'expérience, donc aussi de capacités d'anticipation, que nous ne nous privions pas de ressources, sur la stricte base d'une disposition qui est quand même, voilà, il s'agit quand même d'une ordonnance, donc d'un dispositif de droits. Donc voilà, mais le sujet n'est pas le cas du juge TREVIDIC, indépendamment des très grandes qualités de ce magistrat. Donc je réponds avec insistance à votre question, le pôle antiterroriste de Paris est en capacité de faire face, il a été en capacité d'absorber un accroissement important de procédures, parce que le travail que nous avons fait, a conduit à l'identification de filières, l'identification de personnes, à l'ouverture d'enquêtes préliminaires, à l'ouverture d'informations judiciaires auprès de juges, de sorte que ce pôle antiterroriste se retrouve chargé de travail, mais il reçoit de plus en plus d'effectifs et surtout de magistrats de très très grande qualité. Nous renforçons également les JIRS, parce que nous savons qu'il y a une grande porosité entre la criminalité organisée et tous les trafics liés au terrorisme, et donc c'est vraiment un travail, comme ça, d'entonnoir, que nous faisons, de façon à mettre un terme à cette extrême violence.
FABIENNE SINTES
Guy BIRENBAUM.
GUY BIRENBAUM
Madame la Garde des Sceaux, l'un des points les plus incroyables de la conférence de presse du procureur MOLINS hier, c'est le retour du terroriste ABAAOUD sur la scène de crime, au moment où les plus hautes personnalités de l'Etat étaient là. Est-ce que ça ne pose pas une question gravissime en termes de sécurité, je pense naturellement, évidemment, en premier, au président de la République, mais pas qu'à lui ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Oui, bien entendu, mais le président de la République est correctement protégé, parce que les services sont évidemment totalement conscients… moi j'étais sur place également…
GUY BIRENBAUM
C'est pour ça que je vous pose la question.
CHRISTIANE TAUBIRA
J'étais sur place également, je peux vous assurer que le dispositif de protection était extrêmement lourd et extrêmement solide. Alors, ça n'évacue pas la question, évidemment, de la présence de ce criminel, de ce terroriste sur les lieux, ça ne l'évacue pas. ça dit d'abord le cynisme dont je parlais, ce sont vraiment des personnes qui se sont installées hors humanité, c'est incontestable, ça dépasse entre entendement, et pourtant il ne faut pas qu'on renonce à comprendre, parce que c'est en comprenant que nous pouvons anticiper, c'est en comprenant que nous pouvons nous défendre de façon précise et efficace. Mais nous savons bien que ça dépasse notre entendement, parce que ça ne se réfère à aucune de nos valeurs, à aucun de nos principes, ça ne peut pas se référer à notre éthique. Il n'y a pas de schéma qui nous permette de comprendre ça spontanément. Donc voilà, il y a ce cynisme effrayant, mais le travail des services permet en tout cas de savoir où il était, d'avoir remonté complètement son parcours et surtout de l'avoir empêché, de l'avoir empêché de sévir à nouveau et donc notamment de perpétrer ce nouvel attentat à La Défense.
FABIENNE SINTES
Madame TAUBIRA, vous parlez de gens hors humanité, effectivement, Manuel VALLS reconnaissait hier qu'on avait peut-être tourné la page trop vite, en fait, après les attentats de janvier dernier, qu'on s'est arrêté à des cibles, les caricaturistes et la communauté juive, sans penser finalement à une menace plus large. Est-ce que vous pensez qu'on s'est arrêté trop tôt ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Je ne sais pas ce que l'on a arrêté trop tôt, le gouvernement, parce que nous avons un plan antiterroriste qui a été adopté en janvier, mais il faut savoir qu'il y avait toute une série d'actions, par exemple j'espère avoir un jour l'occasion de les développer très précisément, mais avant fin 2014, nous avions mis en place déjà toute une série d'actions très précises…
FABIENNE SINTES
Donc on n'a pas compris l'état de la menace, en fait, la nature de la menace.
CHRISTIANE TAUBIRA
C'est-à-dire que nous sommes face à un phénomène différent. En janvier, par exemple ce sont des criminels qui tuent, qui tuent de façon absolument monstrueuse, qui ciblent néanmoins, donc qui donnent un peu d'éléments de lecture, la liberté d'opinion, la liberté d'expression des personnes de culture ou de confession juive et les forces de l'ordre. Donc il y a un peu de lecture. Là, nous sommes face à des kamikazes, c'est nouveau pour nous, nous n'avons pas ces schémas-là, des kamikazes, donc des personnes qui ont programmé leur propre mort, donc qui se disent : « La peine de mort, c'est votre affaire, tout le reste, les sanctions, même les preuves, même les traces, c'est votre affaire, parce qu'il y a plein d'empreinte papillaires, il y a plein d'empreintes digitales, il y a des téléphones portables, voilà. Donc tout ça c'est votre affaire, nous on détruit, on dévaste, de façon absolue et définitive, totale et fatale. C'est ça ce que nous avons fait de nous ». Donc d'une certaine façon, non, on ne peut pas avoir a priori des schémas de ce genre, on ne peut pas les avoir a priori. Donc, simplement, nous sommes là devant une menace qui dit : « Nous allons frapper aveuglément, de façon imprévisible, donc nous vous mettons en danger collectivement, et nous considérons que ça va induire chez vous, un sentiment de vulnérabilité collective ». Eh bien nous leur répondons : « Non, il n'y a pas de vulnérabilité collective, nous avons les moyens de nous protéger, nous allons nous donner les moyens de protéger les Français, nous allons faire en sorte de comprendre que vous êtes dans l'absolu, vous êtes dans le fatal, vous êtes dans tout ce que vous avez choisi de vous mettre en phase, de tout ce qui fait la commune condition de l'humanité. Nous avons compris ça et nous ferons en sorte que vous cessiez de sévir ».
FABIENNE SINTES
Jean-François.
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
Nous allons dire un mot sur la tentation sécuritaire. Il y a des élections dans moins de 15 jours, Christiane TAUBIRA, juste un mot, il y a une autre information importante aujourd'hui, qui ne concerne pas la menace terroriste, mais un sujet qui pose un terrible problème de société. Vous présentez ce matin un projet de loi relatif, je le lis, « à l'information des administrations par l'institution judiciaire et la protection des mineurs ». En fait, cela fait référence, aidez-moi, à l'affaire du directeur de l'école primaire de Villefontaine, souvenez-vous, mis en examen, c'était au début de l'année, pour des viols sur des élèves. Qu'est-ce qui va se passer, qu'est-ce qui va changer ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Alors, c'est exactement de ça qu'il s'agit. Nous avions réagi très vite, la ministre de l'éducation et moi-même, puisque dès le lendemain nous avons envoyé une inspection commune. Nous avons réuni très très vite les recteurs et les procureurs généraux. Nous avons mis en place un groupe de travail, nous avons élaboré un guide méthodologique pour que les administrations sachent comment faire. Nous avons également envoyé une circulaire commune, nous avons créé un réseau de référents justice, dans les rectorats éducation…
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
C'est opérationnel tout ça ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Absolument, c'est déjà en place. Et Education nationale dans les Parquets, et nous avons mis en place également des alertes informatique dans nos dispositifs. Mais en plus de ça, en plus de ça, il nous fallait mettre en place un cadre juridique précis. Nous avons voulu le faire très vite, puisque j'avais moi-même un texte en cours à l'Assemblée, au Parlement, donc avec une lecture à l'Assemblée, une commission mixte paritaire, et j'avais intégré, nous avions intégré cette disposition dans le texte. Le Sénat a saisi le Conseil constitutionnel, qui a censuré cette disposition, non pas sur son contenu, mais en disant que c'était un cavalier, au sens où ça n'avait pas sa place. Ce n'est pas mon avis, parce que pendant le débat, pendant le débat, j'ai bien expliqué qu'il y avait une référence à une directive, c'est un texte de transposition de directives européennes, et j'ai bien expliqué qu'il y avait une directive qui permettait cela. Donc là, nous créons un cadre juridique, qui permet au Parquet d'informer toutes les administrations…
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
D'être efficace et d'informer.
CHRISTIANE TAUBIRA
Toutes les administrations, des condamnations, mais au-delà des condamnations, des poursuites, et dans certains cas même des gardes à vue. Nous prenons les précautions nécessaires pour préserver la présomption d'innocence, mais nous prenons toutes les dispositions majeures, pour protéger les enfants, pour protéger les mineurs, de ces agressions pratiquées par des personnes qui sont au contact régulier avec les mineurs.
JEAN-FRANÇOIS ACHILLI
Encore un mot, Christiane TAUBIRA. Tentation sécuritaire, les élections arrivent, le Front national semble marquer des points aujourd'hui, vous avez été mise en cause par l'opposition à l'Assemblée nationale, quel regard vous portez là-dessus ?
CHRISTIANE TAUBIRA
Ça fait trois ans et demi que l'opposition me met en cause, de façon complètement inconsidérée et même proprement scandaleuse, parce que c'est l'antipolitique que de procéder à des accusations ainsi, infondées. Mais ce qui est important, c'est que… de comprendre le sentiment des Français, c'est normal qu'on ait peur, c'est normal qu'on ait peur. Quand on est confronté à ce que nous avons vécu le vendredi 13 novembre, il est normal que les gens aient peur. Donc, simplement, il revient à la puissance publique de rassurer les gens, de créer les conditions de leur protection réelle et durable. Et là, lorsque les Français auront compris qu'effectivement nous assurons leur protection réelle et durable, ils vont se retrouver eux-mêmes, et c'est un peuple courageux. C'est un peuple qui dans toutes les circonstances de son histoire, chaque fois qu'il y a eu des voix fortes, capables de s'élever et d'en appeler non pas à la peur, non pas à la résignation, non pas au recul, au retrait, mais au contraire à la force qu'on a en nous, à l'énergie que l'on porte en nous, à la vision très élevée que l'on a de cette Nation, de ce peuple, à chaque fois il s'est trouvé un, dix, cent, mille Français, il s'est trouvé des personnes pour se lever dans la société, et je suis persuadé que c'est ce qui se passera bientôt.
FABIENNE SINTES
Merci beaucoup, Christiane TAUBIRA.
CHRISTIANE TAUBIRA
Merci à vous.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 27 novembre 2015