Interviews de M. François Huwart, secrétaire d'Etat au commerce extérieur, dans "Le Figaro économie" le 9 octobre, "La Croix" le 18 octobre, "L'Humanité" le 29 octobre 2001, sur la tenue de la prochaine réunion de l'OMC à Doha, au Qatar, et sur les points défendus par la France : régulation de l'économie mondiale, questions sociales et environnement.

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Média : L'Humanité - La Croix - Le Figaro Economie

Texte intégral


LE FIGARO ECONOMIE (9 octobre 2001) Q - Une conférence ministérielle devrait théoriquement se dérouler à Doha en novembre. Comment se présente-t-elle pour la France ?
R - Nos objectifs n'ont pas changé. La France et ses partenaires européens restent sur la base du mandat donné en 1999 à Pascal Lamy, qui négocie pour la Commission. Notre but est de renforcer, à travers l'OMC, la régulation de l'économie mondiale. Même si le contexte a évolué, les questions de fond demeurent, plus que jamais.
Q - Pourquoi avez-vous alors fait entendre une petite musique différente des autres Européens lors de la réunion de Bruges, en septembre ?
R - La France veut éviter qu'après Seattle, la prochaine conférence ministérielle soit un nouvel échec. Nous avions eu une appréciation tactique différente par rapport à la Commission, c'est la raison pour laquelle j'avais évoqué un scénario de transition pour éviter d'être prisonnier d'une logique du "ça passe ou ça casse". C'était aussi le signe que, dans cette négociation, la France veut jouer un rôle actif tout en respectant évidemment les prérogatives de la Commission.
Q - Quelle influence ont eu, selon vous, les attentats terroristes sur les négociations commerciales ?
R - Bob Zoellick, le négociateur américain, a, tout de suite après les attentats, publié un article affirmant qu'un nouveau cycle à l'OMC serait une réponse au terrorisme. Je constate que le souvenir de Seattle, comme la conjoncture récente, renforce le souhait d'un grand nombre de pays de trouver un consensus. Il reste toutefois un certain nombre de sujets de désaccord.
Q - Pour la France, quels sont les sujets qui doivent impérativement figurer à l'ordre du jour ?
R - Le cycle que nous souhaitons doit équilibrer la libéralisation supplémentaire des échanges par l'introduction de procédés de régulation. Il s'agit d'établir un agenda et non pas de trouver immédiatement des solutions. La France a clairement dit qu'elle souhaitait aborder les problèmes de concurrence et d'investissement. Mais elle veut aussi que les problèmes d'environnement et les questions sociales soient discutés.
Q - La Conférence de Seattle a pourtant montré que la question sociale était périlleuse ?
R - C'est pour cela que nous préconisons l'instauration d'un dialogue institutionnel entre l'OMC et l'Organisation internationale du travail (OIT). Il ne s'agit pas d'asservir une organisation à l'autre, ni d'envisager un quelconque système de sanctions, ce qui avait occasionné à Seattle des difficultés considérables. On peut espérer que les pays en développement comprennent le sens de notre démarche qui n'est en aucun cas un protectionnisme déguisé.
Q - Est-ce que les attentats ont modifié la donne commerciale ?
R - Il est difficile de savoir si les événement du 11 septembre vont permettre au président d'obtenir du Congrès la possibilité de conclure des accords commerciaux par la procédure d'urgence ("fast track"). Il n'y a pas encore de consensus américain sur le sujet, comme je l'indiquais, l'argument de la lutte contre le terrorisme a fait long feu. La proposition républicaine à laquelle s'étaient ralliés quelques représentants démocrates aura du mal à franchir l'obstacle du Sénat.
Q - Pense-vous qu'il est encore possible de faire vivre une organisation comme l'OMC, qui compte plus de 142 membres et qui est critiquée par un nombre encore plus important d'ONG ?
R - Dans cette négociation, sera nécessairement posée la question du fonctionnement de l'OMC et de la considération que l'on doit aux pays les plus pauvres qui n'ont pas les moyens effectifs de participer pleinement à la négociation et d'y défendre leurs intérêts. Le débat qui s'est créé sur la mondialisation et qui a pris de l'ampleur à travers des manifestations, quelquefois dramatiquement dévoyées, doit être poursuivi.
L'exigence du commerce équitable pousse à accorder des délais supplémentaires aux pays les plus pauvres. Ce débat existait avant le 11 septembre, il sera encore là après la ministérielle... Nos objectifs de négociation ne sont pas seulement économiques et commerciaux, ils touchent aussi à des problèmes sociétaux qui concernent la planète.
Q - N'êtes-vous pas tenté de revoir à la baisse vos ambitions sur l'environnement en contrepartie d'une certaine tranquillité sur l'agriculture ?
R - Ce n'est pas sérieux. Ni l'environnement, ni l'agriculture, deux sujets qui ont des connexions évidentes ne font l'objet d'un marchandage. Si on veut, comme c'est notre souhait, affirmer la spécificité de l'agriculture et refuser sa pure et simple "marchandisation", il faut bien discuter à l'OMC des aspects non commerciaux comme la sécurité alimentaire, la "multifonctionnalité". Par ailleurs, l'agenda de l'OMC ne peut pas perturber l'agenda européen qui ira au rythme de l'échéance de l'élargissement.
Quant à l'environnement, nos objectifs sont de trouver une articulation correcte entre les règles de l'OMC et les préoccupations des citoyens en la matière puisqu'il n'y a pas d'organisation mondiale de l'environnement.
Cela dit, il faut tordre le cou à l'idée répandue d'une Europe qui serait un bunker agricole protectionniste. L'Europe consomme plus de produits agricoles des pays en développement que les Etats-Unis. Nous voulons bien négocier de bonne foi à condition que la question de nos soutiens à l'exportation, qui sont transparents ne soit pas déconnectée de celle des soutiens pratiqués par d'autres pays.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 octobre 2001)
LA CROIX (18 octobre 2001) - Dans moins d'un mois commencera au Qatar ou à Singapour une nouvelle conférence de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). L'Union européenne, qui négociera au nom de ses 15 Etats membres, est-elle prête ?
François Huwart - Une réunion informelle de l'OMC a eu lieu le week-end dernier à Singapour. Les participants, dont le commissaire européen au commerce extérieur, Pascal Lamy, ont travaillé sur la " déclaration Harbinson " qui servira d'ordre du jour à la conférence. Nous considérons qu'elle doit encore être modifié sur plusieurs points. Nous travaillons sur le texte avec nos partenaires européens.
Les attentats ont-ils changé la donne ?
Ces actes inexcusables nous ont ramené aux questions de fond. Aujourd'hui, tout le monde prend conscience qu'il faut enclencher un processus de mondialisation plus équitable. La mondialisation demande à être régulée afin de rechercher une meilleure cohérence. Cela était dans les esprits depuis un certain temps et va dans le sens d'une certaine gouvernance mondiale. Il existe donc un climat incontestablement favorable pour l'ouverture de négociations. La motivation est là.
Qu'attend-on de cette conférence ?
Son but est de se mettre d'accord sur un agenda de négociations. L'échec de la dernière conférence, à Seattle, était en partie dû au fait que les participants avaient voulu d'emblée négocier. Sans réelle préparation.
L'agriculture reste-t-elle une pierre d'achoppement ?
L'agriculture n'est pas une variable d'ajustement. Nous ne voulons pas que la conférence de novembre soit le cadre d'une pré-négociation agricole, comme cela avait été tenté à Seattle. La négociation agricole au sein de l'OMC ne doit pas perturber le calendrier agricole de l'Union européenne, lié en particulier au processus d'élargissement.
Pourtant, le groupe de Cairns (Australie, Argentine, Brésil, etc.) prône une libéralisation intégrale de l'agriculture ?
En matière de réduction des aides directes à ses agriculteurs, l'Union européenne a fait plus que ce qu'il lui était demandé à la conférence de l'OMC de Marrakech en 1994. Et puis, l'agriculture ne se réduit pas à la seule transparence des marchés. Elle passe par l'affirmation d'un certain nombre de sujets non-commerciaux, comme la sécurité alimentaire, l'aménagement du territoire ou l'environnement. Mettons donc tout sur la table.
Ces thèmes dépassent-ils le simple commerce ?
Il n'est pas question de marchandiser le monde. On ne peut se cantonner à la seule sphère économique. Le commerce est lié à l'environnement, aux conditions de travail, à l'allègement de la dette des pays les moins avancés ou à l'agriculture. Il est donc nécessaire de rechercher une cohérence dans les actions des différentes institutions internationales concernées, comme l'OMC, la FAO, le BIT (Bureau international du travail), ou le FMI (Fonds Monétaire international).
Une sorte de mondialisation à visage humain ?
Le cours actuel de la mondialisation n'a pas permis à certains pays du Sud de rattraper leur retard. Les pays pauvres demandent à avoir voix au chapitre, ont l'impression de n'être pas assez pris en considération. La gouvernance mondiale passe par une coopération accrue. Une des solutions consiste à favoriser l'émergence d'entités régionales dans les pays du Sud, à l'image de l'Union européenne ou du Mercosur.
Après ces attentats, même l'OMC ne sera plus comme avant ?
En tout cas, si le monde continuait comme avant, ce serait un contresens historique. Il est clair que l'on assiste à un retour du politique. Déjà, depuis plusieurs mois, nous organisions des séances de concertation avec la société civile et des organisations comme Attac pour débattre de la mondialisation. Et de sa nécessaire régulation. Si le nouveau cycle est lancé effectivement en novembre, nous aurons plusieurs années de négociations devant nous pour en débattre.
Propos recueillis par Pierre COCHEZ et Nathalie LACUBE
(source http://www.commerce-exterieur.gouv.fr, le 25 octobre 2001)
L'HUMANITE (29 octobre 2001) Q - Depuis la Conférence ministérielle de Seattle, les inégalités se sont creusées entre le Nord et le Sud. La philosophie libérale qui sous-tend les politiques de l'OMC n'y a-t-elle pas contribué ?
R - Les inégalités sont grandes. C'est un constat. Dire qu'elles se sont creusées, entre le Nord, d'un côté, le Sud, de l'autre, cela mérite un affinement dans l'analyse. Incontestablement, si l'on parle de l'Afrique, il y a dégradation : le revenu par tête comparé à celui des Etats-Unis est passé d'un ratio de 1 à 12 en 1975 à un ratio de 1 à 19 aujourd'hui. Mais, par exemple inversement, pour la Chine, ce ratio s'est amélioré de manière très nette en passant de 1 à 19 à 1 à 6. On pourrait multiplier les exemples. L'idée générale est que les écarts ont tendance à diminuer, mais en même temps la marginalisation des plus faibles subsiste ou s'aggrave en termes relatifs. Ou si vous voulez, le peloton se regroupe mais certains sont décrochés. Le problème principal, c'est la marginalisation de l'Afrique dans le commerce mondial, et le fait qu'elle reçoive trop peu d'investissements étrangers. Il vaut mieux intégrer ces économies fragiles tout en proposant des délais et des facilités. Sur le premier point, l'UE a pris l'initiative de ce que l'on nomme "Tout sauf les armes". Cette démarche exempte l'essentiel des produits importés des pays les plus pauvres (surtout africains) des droits de douanes sauf ce qui concerne les armes : il faut que les autres pays développés nous rejoignent. Sur le deuxième point, la France a proposé de créer une facilité auprès du FMI pour compenser la baisse des recettes douanières que les pays en développement les plus démunis pourraient devoir supporter avec une libéralisation plus importante des échanges. Il faudrait de plus donner, quant au fonctionnement même de l'OMC, les moyens techniques qui manquent aux pays les plus pauvres afin de leur permettre de participer pleinement aux débats. La France va renforcer son effort en matière d'assistance technique, notamment en ce qui concerne les normes sanitaires.
Q - Les pays pauvres ne semblent pas disposés à se prononcer pour un nouveau cycle de négociation alors même qu'ils estiment qu'on leur demande de libéraliser de manière accélérée leurs économies quand les pays riches maintiennent ce qu'ils estiment maintiennent être des règles protectionnistes comme l'antidumping ou les normes "vertes" et sociales.
R - Nous souhaitons que la libéralisation supplémentaire du commerce supplémentaire du commerce mondial équilibrée par une régulation renforcée. Nous voulons ainsi qu'à l'OMC soient traités des sujets comme l'investissement et la concurrence. Les investissements de grandes sociétés multinationales doivent être inscrits dans un cadre transparent qui limite les position abusives.
Il est cependant incontestable que les pays en développement remettent en cause l'application des décisions du dernier cycle de l'OMC. Nous étudions sérieusement cette question en particulier pour l'antidumping et la propriété intellectuelle. Quant aux normes "vertes" et sociales, elles ne doivent pas avoir d'effets protectionnistes. Plus généralement, on ne demande pas aux pays en développement de libéraliser de manière accélérée leur économie, mais de façon très progressive.
Q - Précisément on a constaté concernant le sida en Afrique, que les multinationales des produits pharmaceutiques s'adossaient aux principes de l'OMC pour remettre en cause le droit des pays pauvres, comme l'Afrique du Sud ou le Brésil, à se donner les moyens d'accéder aux médicaments développés dans les pays riches. L'injustice était si manifeste que les laboratoires du Nord ont renoncé aux poursuites. Mais la menace de la loi OMC plane toujours.
R - Les règles de l'OMC sur la propriété intellectuelle ne sont pas à sens unique : elles prévoient des mesures dérogatoires qui donnent à tous les pays, y compris les pays en développement, un vrai pouvoir de négociation pour obtenir des prix abordables. Le Brésil a utilisé ce droit, avec succès. Il faut que tous les pays en développement, même lorsqu'ils n'ont pas de capacité locale de production, puissent faire de même. La France a fait des propositions concrète pour cela. C'est à nos yeux un sujet majeur dans les relations Nord-Sud.
Q - Stuart Harbinson, le négociateur de Hong Kong en charge de préparer les documents de travail de la ministérielle de Doha, est passé relativement rapidement sur l'un des sujets de conflit majeur : à savoir l'agriculture. Pascal Lamy, le commissaire européen, qui négocie au nom de l'UE, estime qu'il n'arrive pas les mains vide en la matière à Doha. La France aurait-elle renoncé à ses principes, en matière de commerce agricole ? Peut-on définir ce qui serait inacceptable pour l'UE et la France ?
R - Pascal Lamy a raison. Je confirme que non seulement l'Agenda 2000 respecte les exigences de Marrakech en termes de tarifs et de soutiens mais il va même au-delà de nos engagements à l'OMC et nous fournit donc un bon bagage pour aborder la négociation. Nous voulons négocier de bonne foi. En contrepartie tout le monde doit mettre sur la table les différents type d'aides à l'agriculture. Je pense aux aides directes des Etats-Unis qui ont été multipliées par six depuis quelques années. Je pense aux pratiques du Groupe de Cairns, par exemple, dans le domaine du commerce d'Etat. Les Etats-Unis utilisent également l'aide alimentaire pour la conditionner à des contrats avec des sociétés américaines, alors que l'aide alimentaire doit être sans conditions. Bref, pour que la négociation soit correcte et transparente il faut que tout soit envisagé. Nous estimons que l'agriculture ne doit pas, contrairement à ce que demande le Groupe de Cairns, être considérée comme un secteur complètement "marchandisé". C'est une affaire qui touche à des questions de sécurité alimentaire, d'environnement, d'aménagement du territoire. Nous voulons que les considérations non commerciales, qui font la spécificité de l'agriculture, soient mieux posées.
Ce qui ne serait pas acceptable pour nous, c'est une préemption sur le dossier agricole du type : il faut des résultats immédiats même si finalement il n'y a pas de résultats sur les autres sujets. Il est hors de question de subordonner le calendrier de la Politique agricole commune à celui de l'OMC.
Q - Le commissaire européen Pascal Lamy demande un mandat large et plus souple pour Doha. Il laisse entendre que celui de Seattle était trop rigide.
R - Je ne crois pas que le commissaire se soit exprimé ainsi. Le mandat de 1999 n'est pas dépassé. Il reste un bon mandat dans la mesure où il est suffisamment souple pour permettre au commissaire de négocier.
Q - L'un des grands sujets de conflit, notamment avec les Etats-Unis, porte sur les questions d'environnement et, plus largement, sur celles liées au principe de précaution. Le "Papier Harbinson" en tient-il compte ?
R - Il y a dans la déclaration Harbinson des choses positives comme par exemple le fait que l'OMC soit appelée à "reconnaître le droit des membres en vertu des règles multilatérales de prendre des mesures pour maintenir et faire respecter les niveaux de protection qu'ils jugent appropriés en matière de santé, de sécurité et d'environnement y compris le droit de réglementer la fourniture de services et d'introduire de nouvelles réglementations à cet égard". Le point négatif de ce document est qu'il ne situe pas l'environnement dans la négociation elle-même. Il en fait un sujet que l'on aborderait pour des rendez-vous ultérieurs après avoir négocié autre chose. Le principe de précaution n'est donc pas pris en compte dans le débat prévu par Harbinson à Doha. Nous sommes loin du mandat de l'UE. Il faut progresser sur cette question. On ne se bat pas pour les mots, mais pour le contenu de la négociation elle-même. L'OMC doit aborder la question de l'environnement par exemple en liaison avec le protocole de sécurité biologique de la Conférence de Montréal.
Q - Le contentieux transatlantique entre l'UE et les USA se traduit par une agressivité américaine particulière. L'Europe n'est-elle pas trop laxiste en matière de sanctions commerciales alors que les Etats-Unis n'hésitent pas à pénaliser les exportations européennes avec ou sans l'accord de l'OMC ?
R - Les contentieux entre l'Europe et les Etats-Unis sont infiniment moins importants par les sommes qu'ils mettent en cause que les relations transatlantiques elles-mêmes. Elles représentent 2 000 milliards de dollars d'échanges commerciaux et 3 000 milliards de dollars d'investissements.
Personne n'a intérêt à une guerre commerciale. L'UE doit cependant préserver le droit notamment sur les FSC (foreign sales corporation, filiales qui regroupent les bénéfices à l'export des groupes US et qui échappent à l'impôt), en s'appuyant sur la condamnation des Etats-Unis par l'OMC.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 29 octobre 2001)