Déclaration de Mme Elisabeth Guigou, ministre de la justice, sur le rôle et les compétences de la Cour pénale internationale, la reconnaissance des droits des victimes et les progrès de la justice pénale internationale, Paris le 27 avril 1999.

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Circonstance : Colloque international "Accès aux victimes à la Cour Pénale internationale" à Paris le 27 avril 1999

Texte intégral

Monsieur le Ministre,
Monsieur lAmbassadeur,
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,
Je suis particulièrement heureuse et honorée de vous accueillir avec Hubert Védrine, aujourdhui, à Paris. Votre programme de travail, dont la densité est impressionnante, ne vous permettra probablement pas de profiter de notre capitale. Je vois dans cette abnégation le signe dune volonté daboutir dont je me réjouis, parce quelle mènera sûrement vos travaux à la réussite.
Mesdames et Messieurs,
Lorsque les deux tribunaux pénaux internationaux furent établis, pour lex-Yougoslavie et le Rwanda, et lorsquà leur suite, fut relancée lidée de mettre en place une Cour pénale internationale permanente, il était de bon ton, dans les Colloques et les Séminaires qui se multipliaient sur ce thème, en France et ailleurs, dévoquer le « renouveau » de la Justice pénale internationale.
On célébrait ainsi la réapparition des espoirs formes un demi-siècle plus tôt, on fêtait par avance les lendemains prometteurs dune justice répressive universelle, on rêvait de la fin prochaine de limpunité des tortionnaires.
Je comprends cet engouement, et je partage cette espérance, mais je dois vous dire à quel point je me sens mal à laise lorsque ce mot de « renouveau » est utilisé, lui qui est si souvent associé à lidée de renaissance, de progrès, mais qui, dans ce contexte, caractérise surtout la réapparition de lhorreur et de la folie, de la guerre et de son cortège datrocités, au coeur dune Europe que lon croyait sortie de la nuit, et qui ne cesse dy replonger.
Car si « renouveau » il y a, cest malheureusement celui du génocide, des crimes contre lhumanité et des violations graves du droit international humanitaire, « renouveau » de tous ces mots que lon voudrait ne plus utiliser au présent, et quil nous faut, pourtant, aujourdhui-même, regarder en face.
Noublions jamais que nous parlons dune justice dont le développement est une réponse à la fureur destructive des régimes totalitaires. Si je dis cela, ce nest pas pour tempérer lenthousiasme de ceux qui, comme vous tous dans cette salle, oeuvrent pour la mise en place rapide de la Cour pénale internationale, cest, bien au contraire, pour rappeler la raison dêtre du combat que vous menez, que nous menons, pour doter la communauté internationale dune juridiction capable de mettre fin à limpunité des auteurs des crimes les plus graves.
Cette raison dêtre, en effet, ne réside pas dans la recherche dun idéal juridique universel abstrait ; elle ne se résume pas à des débats doctrinaux, juridiques ou politiques, quels quen soient le sérieux et le prestige. La raison dêtre de notre combat, ce sont les ruines et les morts, tragiques conséquences de la fureur destructive que jévoquais à linstant.
La raison dêtre de notre combat, ce sont les victimes, celles qui ont souffert, et qui souffrent encore, celles qui attendent que lon retrouve et que lon punisse leurs bourreaux, celles qui attendent quon les écoute, que lon reconnaisse leur douleur et que lon tente den amoindrir les effets, par de justes réparations.
En effet, les victimes sont, et doivent rester, au coeur de nos préoccupations. La reconnaissance de leurs droits et la réparation de leurs préjudices constituent à la fois lorigine et lobjectif de la justice pénale internationale. Si nous étions tentés doublier cette exigence, lactualité la plus tragique nous la rappellerait.
Mesdames et Messieurs,
Au moment douvrir ce séminaire international, tout entier consacré à la cause des victimes, il serait indécent de ne pas penser aux victimes du Kosovo. Ce sont à ces hommes, à ces femmes et à ces enfants déportés, ce sont à ces êtres martyrisés par un régime de haine et de terreur, ce sont à ces victimes-là que nous devons penser aujourdhui. Cest pour elles que nous devons oeuvrer à la création dun véritable statut de la victime devant la justice pénale internationale.
Chez chacune de ces victimes, sur le visage de chacun de ces enfants jetés sur les routes de lexil, cest lhumanité tout entière qui est atteinte. Cest pour elles, en ayant présentes à lesprit les souffrances, les maisons pillées et détruites, les familles séparées, les vies sacrifiées, que nous devons travailler et créer les outils juridiques qui permettront, non doublier ou deffacer le drame, mais de restaurer la dignité des victimes et de réparer leur préjudice.
Telle est la grandeur de notre mission : replacer lindividu au coeur de la justice pénale internationale, en donnant à cette justice les moyens daccorder aux victimes la place qui leur revient. Noble tâche, mais dune difficulté que chacun peut aisément mesurer. Car il sagit de permettre aux victimes de devenir, concrètement, des parties au procès pénal international, sans entamer lefficacité de la Cour pénale internationale, sans la détourner de ses missions répressives.
Dans ce domaine, comme souvent dans la constitution de la justice pénale internationale, les solutions juridiques que nous parviendrons à trouver devront puiser leur force et leur crédibilité dans les équilibres quelles sauront ménager.
La réussite de la Conférence de Rome est due en grande partie au souci partagé par le plus grand nombre de respecter scrupuleusement cette exigence déquilibre : équilibre entre les organes de la Cour, équilibre entre le respect de la souveraineté des Etats et lindépendance de la Cour, équilibre, encore, entre les pouvoirs du procureur et les droits de la défense, équilibre, toujours, entre les diverses cultures juridiques du monde.
Cette harmonie, présente dans le Statut de la Cour, doit être maintenue dans son Règlement de procédure et de preuve.
Sagissant des droits des victimes, cet équilibre me semble pouvoir être atteint, à condition de respecter un certain nombre dexigences, que je voudrais maintenant évoquer brièvement.
La première exigence qui simpose à nous est dêtre ambitieux. Plus ambitieux en tout cas que ne lont été les précurseurs de la justice pénale internationale Cette ambition doit avant tout se traduire par notre volonté de sortir des schémas traditionnels de la justice pénale internationale, en modifiant notre conception même de la notion de victime. Il faut en effet cesser une fois pour toutes de considérer que les victimes ne sont que des témoins. Je tiens à laffirmer haut et fort ce matin, pour ne plus y revenir par la suite : les victimes ne sont pas seulement des témoins, dont la participation à la procédure devrait se limiter au recueil des informations quelles détiennent.
Elles ont une place à part, et doivent être reconnues comme telles par la Cour pénale internationale, ainsi dailleurs que le Statut de Rome le prévoit expressément. Une victime se reconnaît dabord par ce quelle a souffert, ensuite, le cas échéant, par ce quelle a vu ou entendu. Lun nexclut pas lautre, mais le préjudice subi, à lui seul, justifie pleinement quune personne puisse faire valoir ses préoccupations et ses plaintes devant la Cour.
La spécificité de la place des victimes doit ainsi nous conduire, me semble-t-il, à organiser de manière spécifique leur participation, et leur représentation, devant la cour pénale internationale. Aussi, la création dune structure susceptible de traiter lensemble des questions soulevées par lintervention des victimes devant la Cour me paraît-elle indispensable. Cette structure, dont le statut précis et les attributions restent à définir, devra sans aucun doute jouir dune certaine forme dautonomie fonctionnelle, tout en étant liée aux organes de la Cour.
La deuxième exigence qui me paraît devoir guider notre action est la rigueur des principes juridiques que nous voulons établir. Cette rigueur commande, selon moi, que lon prenne soin de respecter les dispositions explicites du statut. Le règlement de procédure et de preuve de la Cour doit se limiter à la mise en oeuvre des principes arrêtés par la Convention de Rome, et ne jamais remettre en cause les acquis de ce texte.
Sagissant des victimes, et plus particulièrement de leur accès à la procédure, il nest ainsi pas inutile de rappeler sommairement certains des principes définis à Rome, afin que nous ne soyons pas tentés dy revenir. Cet accès à la procédure est défini à divers endroits du statut, aux articles 15, 19 et 68. De ces trois articles émergent deux régimes juridiques distincts.
Dans le premier de ces deux régimes juridiques, les victimes disposent dun droit dintervention inconditionnel, pour les hypothèses visées à larticle 15, lorsque la chambre préliminaire décide sil y a lieu dautoriser le procureur à enquêter sur une affaire dont il entend se saisir doffice, et pour celles prévues à larticle 19, lorsque la Cour statue sur une question de compétence ou de recevabilité.
Ce droit daccès, inconditionnel, je le souligne, dans ces deux hypothèses, est en revanche soumis à des conditions dans le second régime juridique, ainsi que le prévoit larticle 68, paragraphe 3 du Statut. Mais, même dans le cadre de cet article, il sagit bien dun droit reconnu aux victimes, et non dune simple faculté soumise au pouvoir discrétionnaire de la Cour.
Le principe est clair : les victimes ont accès à la Cour, quel que soit le stade de la procédure. Tel est le postulat. Cependant, par exception à ce principe, la Cour peut écarter lintervention des victimes, soit parce que leurs « intérêts personnels » ne sont pas concernés, soit parce qua tel ou tel stade de la procédure, il nest pas opportun, il nest pas « approprié », de leur donner accès à la procédure. Voilà le sens de larticle 68, paragraphe 3.
Ainsi, le Règlement de procédure et de preuve doit simplement, pour cet article, définir les critères sur lesquels la Cour devra se fonder pour organiser les modalités de lintervention des victimes. Il sera ainsi nécessaire, par exemple, que vous puissiez vous interroger sur ce que recouvre la notion d »intérêts personnels » des victimes et sur ce que lon entend par « stade approprié de la procédure ». Toute règle qui irait au-delà, ou en deçà, sécarterait du mandat qui est le notre dans lélaboration du règlement de procédure et de preuve.
En insistant sur ces quelques principes, et sans vouloir empiéter sur votre travail, je tiens simplement à souligner une fois de plus quil ne nous appartient pas de fragiliser les équilibres atteints lors de la Conférence de Rome. Il nous appartient, à linverse, de consolider ces équilibres, de leur donner de la substance et de la cohérence. Je suis convaincue que vous y parviendrez.
La troisième et dernière exigence que nous devons avoir présente à lesprit est la nécessité dassurer leffectivité des droits reconnus aux victimes par le Statut. En évoquant cette notion daffectivité des droits, je fais référence à la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de lHomme qui rappelle fréquemment, avec force et lucidité, que la protection des Droits de lHomme et des libertés fondamentales na pas pour objectif de garantir des droits « théoriques ou illusoires », mais des droits « concrets et effectifs ».
Cela signifie simplement que lon ne peut se contenter de principes abstraits et stériles, que lon ne peut affirmer solennellement vouloir défendre la cause des victimes devant la Cour pénale internationale si, par le Statut et le Règlement de procédure et de preuve, on ne garantit pas, concrètement, efficacement, effectivement, la place de la victime, en tant que partie prenante à la procédure. Pour ne pas moi-même être la cible de ceux qui trouveraient ce propos trop vague, je vais vous donner trois exemples précis de ce que jentends lorsque jévoque des droits « concrets et effectifs ».
Sagissant, premier exemple, de laccès des victimes à la justice, il ne suffit pas, à mon sens, dorganiser théoriquement les voies daccès à la procédure devant la Cour ; encore faut-il concrètement que les victimes soient pleinement informées de lexistence cette procédure et de son déroulement, afin quelles puissent utilement agir pour que leurs préoccupations et leurs plaintes soient prises en compte. Cest pourquoi se justifie totalement la création dune structure intense à la Cour, spécialement chargée des questions touchant aux droits des victimes - et je parle bien des victimes en tant que telles, et pas seulement de celles qui sont aussi des témoins.
Une fois informées, les victimes doivent pouvoir agir, deuxième exemple, et le faire utilement.
Peuvent-elles agir isolément ? Sans doute, en théorie, et en pratique pour certaines dentre elles. Mais dans limmense majorité des cas, les victimes se sentiront, à juste titre, incapables de faire face. Il convient donc, très clairement, de donner la possibilité aux associations et aux organisations non gouvernementales dagir au nom de ces victimes.
Leffectivité des droits des victimes doit enfin, troisième exemple, être visible au stade des réparations. Il ne suffit pas, en effet, de donner à la Cour le pouvoir dordonner lindemnisation dune victime, encore faut-il quelle dispose de moyens lui permettant de connaître létat précis du patrimoine de lauteur du crime. Le Règlement de procédure et de preuve doit également permettre au Fonds au profit des victimes, qui sera créé conformément à larticle 79 du Statut, de fonctionner de manière efficace.
Ambitieux, rigoureux et efficace. Voilà sans doute les qualités dont doivent faire montre vos travaux.
Lorsquau cours des négociations préparatoires à la Conférence de Rome, la France proposa dintroduire dans le statut de la Cour un ensemble de règles relatives aux droits des victimes, elle ne souleva pas, de la part de ses partenaires, un enthousiasme spontané.
On imaginait alors que les victimes, si elles étaient trop richement dotées en prérogatives de toutes sortes, paralyseraient laction du procureur et des juges de la Cour.
Jai la faiblesse de croire quil sagit là dun malentendu largement dissipé, et que nous sommes aujourdhui tous convaincus des vertus dune réelle participation des victimes à la procédure, même si nous ne sommes pas - encore - tous daccord sur les modalités pratiques de cette intervention.
Car, loin de gêner laction de la Cour, laction des victimes lui donne toute son ampleur, toute sa légitimité.
Poursuivre, juger et réparer. Voici à mon sens les trois missions de la Cour. Je ne vois pas en quoi elles seraient exclusives les unes des autres. Et je ne vois pas en quoi les victimes pourraient en gêner laccomplissement.
Il est grand temps pour moi de conclure.
Les trois journées qui vous réunissent ici, à Paris, démontrent à elles seules les progrès de la justice pénale internationale.
Avec le Statut de Rome, nous sommes passés de la justice occasionnelle à la justice permanente. Cette étape était difficile à franchir, mais je crois que nous y sommes parvenus avec intelligence et clairvoyance.
Certains diront : avec une prudence excessive. La critique est recevable, mais sa vigueur sestompera de jour en jour, au fur et à mesure que la Cour démontrera son efficacité.
Nous sommes aussi passés dune justice purement répressive à une justice répressive et réparatrice. Cette évolution nest pas seulement une innovation juridique, cest aussi, et surtout, une innovation humaine.
Je sais que je peux compter sur vous pour donner à cette innovation toute la vitalité juridique dont elle a besoin pour ne pas rester au rang des idées généreuses et abstraites.
Plus que quiconque, les victimes des crimes les plus graves méritent que la justice pénale internationale se donne les moyens de restaurer leur dignité dêtres humains. Agir autrement serait le signe de notre impuissance.
Je vous remercie de votre attention./.
(Source http ://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 avril 1999)