Déclaration de M. Christian Poncelet, président du Sénat, sur le projet de loi sur l'audiovisuel, au Sénat le 3 décembre 1998.

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Circonstance : Clôture de la table ronde sur l'avenir de la télévision publique, au Sénat le 3 décembre 1998

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,
Chers collègues,
Je voudrais d'abord vous remercier d'avoir répondu à l'invitation du Sénat, pour débattre de l'avenir de la télévision publique à la veille d'une réforme importante.
Le Sénat a depuis longtemps montré qu'il suivait avec attention ces questions sur lesquelles il a acquis, grâce à la compétence de plusieurs sénateurs, une certaine autorité . C'est la raison pour laquelle j'avais souhaité que, très en amont de l'examen du texte, et avant même son passage à l'Assemblée nationale, nous puissions écouter les professionnels que vous êtes afin d'adresser éventuellement les mises en garde nécessaires.
Il se trouve que cette table ronde se tient dans un contexte particulier puisque - et je rends hommage au Gouvernement de cette délicatesse unique dans l'histoire récente de la haute assemblée -, je sais depuis hier que les appels à la sagesse du Président du Sénat sont entendus avant même d'être exprimés.
Cela me donne davantage de liberté encore pour, comme je souhaitais d'ailleurs le faire, ne pas me contenter d'une analyse du projet de loi qui était présenté, sur lequel les commissions du Sénat auront l'occasion - je l'espère - de conduire le travail approfondi qui fait leur réputation et de déterminer librement leurs positions.
Je souhaitais plutôt en effet, à l'issue de vos travaux, dont on m'a rapporté l'essentiel, enregistrer l'expression de vos inquiétudes et vous témoigner de l'engagement du Sénat sur les sujets liés à l'audiovisuel.
On doit se réjouir que le Gouvernement reprenne sa copie car il n'est pas agréable pour le Parlement comme pour le Gouvernement ni finalement heureux pour la crédibilité des institutions de débattre de réformes manifestement mal préparées. En particulier, l'obligation faite au Parlement de débattre séparément de l'audiovisuel public et de l'audiovisuel privé tenait rationae materiae dirais-je de l'absurde et témoignait d'un certain manque de considération pour le travail parlementaire. Je ne vous cache pas d'ailleurs que, devant les faiblesses du projet, plusieurs groupes de la majorité sénatoriale réfléchissaient à l'idée de bâtir un contre-projet plus adapté aux véritables enjeux.
Ce délai sera - je l'espère - mis à profit pour bâtir un meilleur texte. J'avais l'intention de vous livrer quelques idées fortes sur ce qu'il faut éviter et sur ce que doit être une politique de l'audiovisuel, idées fortes que le gouvernement pourra désormais prendre dans sa réflexion pour de modestes conseils.
Je crois tout d'abord qu'il faut éviter quelques écueils :
Il faut éviter en premier lieu la brutalité. Le traumatisme que représentait la réduction massive de la publicité sur un délai d'une seule année aurait profondément perturbé l'audiovisuel public, les annonceurs, les publicitaires et les producteurs. L'idée légitime que la représentation nationale peut se faire de la télévision ne l'autorise pas pour autant à déstabiliser soudainement des professions entières qui travaillent et qui méritent le respect, au risque pour le Gouvernement de paraître capricieux et idéologique.
Le deuxième écueil, c'est l'archaïsme. La liberté de la communication est en France relativement nouvelle. C'est sans doute la raison pour laquelle nous avons voté plus de lois que nécessaire - donnant raison au journaliste qui avait écrit que la télé rend fou -, la raison aussi pour laquelle nous accordons une place excessive aux garanties d'indépendance politique. L'indépendance est pourtant surtout affaire, non de mode de nomination mais de moeurs et de maturité politique, comme l'exemple anglais le démontre. Aucun système - et le Conseil constitutionnel aurait tort d'en constitutionnaliser un - ne délivrera du soupçon tant que les moeurs n'auront pas évolué. L'ambiguïté et le soupçon demeurent malgré les garanties formelles et donnent à penser qu'en matière d'indépendance, pour paraphraser la sentence de La Rochefoucault, ni la liberté, ni la servitude ne se peuvent regarder fixement.
L'archaïsme, c'est aussi de refaire un nouveau projet sur le service public alors que l'urgence, c'est plutôt de donner un cadre juridique à la télévision numérique hertzienne, d'adapter la réglementation au satellite qui évolue dans une zone de non-droit et sans contrepartie culturelle, de penser l'avenir des télévisions locales, de moderniser le marché des droits pour en organiser la fluidité et conforter l'industrie française et européenne des programmes.
L'archaïsme, c'est aussi de considérer la publicité comme les marchands du temple alors qu'elle est une dimension de la vie de la Cité, même une dimension culturelle si j'en juge par l'excellente émission de Christian Blachas et qu'elle est un domaine où nos créateurs s'illustrent brillamment.
Le troisième écueil, c'est à la fois l'incohérence et l'inconséquence qui en résulte. L'incohérence parce que l'on doit souhaiter ne pas avoir à nouveau à examiner un texte qui prétend renforcer le secteur public et qui comble de bienfaits au contraire ses concurrents. L'inconséquence parce qu'il serait fâcheux que les gouvernements futurs se trouvent devant la difficile tâche d'inventer des taxes compliquées pour récupérer des cadeaux involontaires ou des impôts nouveaux pour remplacer des recettes supprimées dans l'allégresse mais avec légèreté. Ma longue expérience à la tête de la commission des finances me prémunit hélas contre l'illusion de croire les promesses du ministre des finances, même quand il semble curieusement ne pas broncher à l'idée de débourser plus de deux milliards de francs dans deux ans.
Les écueils évités, il faudra aussi se fixer quelques idées claires, qui pourront je l'espère guider la réflexion :
Tout d'abord, quel service public voulons nous ? Je crois que sur ce point, un consensus se dégage en France, comme chez nos voisins d'ailleurs, pour réaffirmer notre attachement à un service public fort, à vocation généraliste, réalisant des audiences importantes mais avec un contenu de qualité. La mission de la télévision publique ne serait pas remplie, si elle se faisait plaisir avec des programmes élitistes qui ne toucheraient plus grand monde. Cette solution ne satisferait que les intégristes de la télévision publique enfermés dans un ghetto et du même coup les intégristes de la télévision privée qui verraient disparaître toute concurrence et tout aiguillon de qualité. Naturellement, cette position difficile, qui maintient la contradiction apparente entre audience et qualité, imposera de conduire une réflexion approfondie, qui relève du Parlement, sur les contenus, les programmes, et les cahiers des charges. Au lieu de mettre en place des usines à gaz financières dans l'espoir de conséquences favorables sur les programmes, que la collectivité dise tout simplement ce qu'elle attend de la télévision publique, en introduisant s'il le faut dans les cahiers des charges des clauses de qualité contraignantes portant par exemple sur la retransmission des événements culturels et civiques ou sur la diffusion d'un quota de films d'auteurs inédits.
Ensuite, quelles dispositions prenons nous pour profiter des progrès technologiques ? La télévision numérique terrestre est là. Nos amis anglais ont déjà des longueurs d'avance. Prenons sans tarder les mesures législatives indispensables, à côté des dispositions techniques et financières, pour que la France ne manque pas cette révolution.
Enfin, que ferons nous pour établir, en matière de production audiovisuelle des règles saines? Il est malsain que les producteurs audiovisuels, assez nombreux, se trouvent face à un nombre réduit d'acheteurs, surtout si la réforme met en place un acheteur unique et menace l'identité des chaînes. Il est malsain que les producteurs soient pris en otage dans la concurrence féroce que se livrent les diffuseurs et les bouquets. Il n'est pas bon pour la santé de cette profession sur laquelle repose en dernier ressort la création française que les questions de chronologie des médias et de gestion des droits ne soient pas mieux réglées. Ce sont des questions importantes qui ne méritaient pas d'être renvoyées à un second projet de loi. Si j'ai bien compris, elles ont désormais une chance - et le Sénat y veillera - d'être dans le premier puisqu'il sera le seul !
Quelles dispositions aussi, surtout budgétaires, prendrons nous pour mettre à niveau notre télévision internationale qui vit d'expédients ? Si nous soutenons la création, c'est parce que nous avons une certaine idée de la France et de son image culturelle. Encore faut-il être cohérent et investir en conséquence pour notre rayonnement à l'étranger.
Pour terminer, je voudrais réaffirmer que le Sénat entend jouer dans ce débat pleinement son rôle et défendre la production cinématographique et audiovisuelle française. La République est mère des Arts, des Lois, mais aussi des Lettres. Elle se doit, conformément à nos traditions et à notre Histoire, de défendre notre culture, notre création et l'emploi dans les industries culturelles. Le Sénat, je peux vous l'assurer, sera en pointe dans ce combat.
Car ce combat reste à mener. Vous vous souvenez qu'en 1994, la Nation unanime s'est rassemblée derrière le cinéma français pour contrer une offensive américaine dans le cadre du GATT. En 1998, c'est la menace venue de l'OCDE et représentée par l'accord multilatéral sur les investissements qui a été écartée, grâce d'ailleurs à la mobilisation des professionnels.
Les tentatives de remise en cause de la politique culturelle française, et des politiques européennes autonomes n'ont pas cessé. Ce sont les thèses de certains commissaires à Bruxelles sur la convergence, ce sont les velléités inacceptables, en dépit de la lettre des traités et du principe de subsidiarité, de soumettre les télévisions publiques au droit de la concurrence avec le risque que les politiques culturelles soient laminées par des raisonnements qui ne devraient pas s'y appliquer.
A l'heure où, grâce au rapport de Marcelino Oreja, la commission semble enfin se doter d'une stratégie culturelle, à l'heure où le Parlement révise la constitution pour mieux contrôler les politiques communautaires, il est important d'affirmer solennellement et très fermement que l'Europe est riche de sa diversité culturelle, qu'elle doit préserver des mécanismes spécifiques pour soutenir sa création et que les instances communautaires failliraient à leur mission si, au lieu de défendre la culture européenne, elles prônaient les règles même que les Américains, à travers le Gatt ou l'OCDE, n'ont pas réussi à nous imposer !
Voilà au fond le véritable enjeu en arrière plan qui justifie que l'on évite de déstabiliser la production audiovisuelle française et qui justifie aussi que l'on conduise la prochaine réforme avec ambition mais avec prudence.
Puisque nous parlons de production audiovisuelle, je voudrais pour terminer vous rappeler un documentaire d'un réalisateur français de talent, Jean-Claude Bringuier, sur un professeur de chant qui fait répéter à sa classe du Gers le requiem de Mozart. On découvre les progrès de la chorale jusqu'au succès final. A la fin, le réalisateur, surpris par la qualité, demande au professeur comment il a fait pour parvenir à ce résultat. Et celui-ci répond: " mais par la seule méthode qui vaille dans la conduite des hommes : " vous voyez là-haut ? Eh bien, nous allons y aller ensemble " !
C'est exactement l'esprit positif et républicain qui inspirera le Sénat
(source http://www.senat.fr, le 18 février 2002)