Interview de M. Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux, ministre de la justice, avec Europe 1 le 19 juillet 2016, sur la lutte contre le terrorisme.

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Média : Europe 1

Texte intégral


SAMUEL ETIENNE
Bonjour Monsieur le garde des Sceaux.
JEAN-JACQUES URVOAS
Bonjour.
SAMUEL ETIENNE
D'abord cette affaire particulièrement inquiétante qu'Europe 1 révélait ce matin aux auditeurs, un chauffeur de VTC a donc été arrêté dimanche soir avec des images de Daesh sur son téléphone, et surtout des explosifs retrouvés ensuite chez lui. Vous pouvez nous en dire un peu plus ?
JEAN-JACQUES URVOAS
Non. Non, je ne peux pas, parce que par principe le garde des Sceaux ne se prononce pas sur des opérations qui relèvent de la police, et là, dans le cas d'espèce, c'est la police judiciaire. Qu'est-ce que cela nous dit ? D'abord cela nous dit qu'entre deux attentats il ne se passe pas rien, parce que, évidemment, cela est dramatiquement spectaculaire, mais au quotidien les services de police, de gendarmerie, la justice, travaillent pour nous prémunir contre les attentats.
SAMUEL ETIENNE
Et Manuel VALLS l'a récemment rappelé justement, que régulièrement des tentatives d'attentats sont déjouées.
JEAN-JACQUES URVOAS
Il y en a eu 14, et même il y a des condamnations, puisque le 8 juillet dernier, ce n'est pas vieux, le 8 juillet dernier 5 hommes, de la région de Lens, qui avaient forgé le projet de partir en Syrie l'année dernière, ont été condamnés à des peines allant jusqu'à 10 ans de prison. Et si je peux encore vous donner un petit chiffre, il y a en ce moment 285 personnes qui sont mises en examen, sur le théâtre syrien, sur cette question syrienne de départ ou pas. Donc l'activité est quotidienne, et la répression aussi.
SAMUEL ETIENNE
Un point sur l'enquête après l'attentat de Nice, cette enquête, est-ce qu'elle progresse, et si oui, dans quelle direction ?
JEAN-JACQUES URVOAS
A chaque minute elle progresse. Aujourd'hui il me semble que le Procureur a indiqué hier que l'essentiel de ces recherches visait à rechercher la façon dont l'arme avait été rentrée en possession du criminel.
SAMUEL ETIENNE
Ce mystérieux SMS qu'il a envoyé à un moment pour dire qu'il lui manquait des armes.
JEAN-JACQUES URVOAS
C'est cela.
SAMUEL ETIENNE
Les sifflets, les insultes, « salaud », « salopard », « dehors », « démission », qui ont accompagné la minute de silence de Manuel VALLS sur la Promenade des Anglais. Votre réaction.
JEAN-JACQUES URVOAS
De la tristesse. Vous savez, chaque jour, dans mon bureau à la Chancellerie, je reçois ce que le Parquet appelle « la liste unique des victimes », puisqu'aujourd'hui tous les corps n'ont pas été rendus aux familles, les dépouilles n'ont pas… parce que c'est un processus qui est méticuleux, parce qu'il faut identifier, tous les corps viennent d'être identifiés. C'est-à-dire qu'il y a aujourd'hui des familles qui attendent encore les victimes, qui attendent les dépouilles de leurs proches, et de voir, si elles en ont eu le loisir, les images, je pense que ça les a heurtées, en tout cas moi ça m'a attristé, dans un moment qui appelle à la sobriété, au deuil. C'était un espace de souvenir hier, et je l'ai vu comme étant une manifestation d'intolérance. Ça m'a rappelé une image, le 17 juillet, ou le 16 juillet 1992, on fêtait la rafle du Vel d'Hiv, François MITTERRAND était venu à la rafle du Vel d'Hiv, et il avait été hué, et Robert BADINTER avait fait un discours incroyable en disant « vous me faites honte, les morts ont besoin du silence. »
SAMUEL ETIENNE
Mais les sifflets qui sont peut-être aussi l'écho de ce sondage IFOP publié lundi, 67 % des Français ne font pas confiance à votre gouvernement, et au président HOLLANDE, pour lutter contre le terrorisme.
JEAN-JACQUES URVOAS
Mais la question, me semble-t-il, n'est pas ce que pense l'opinion ou pas, c'est quelle est l'action qui est conduite, parce que chaque jour nous agissons…
SAMUEL ETIENNE
Une opinion, un pays qui a besoin d'être rassuré, tout de même, et ces temps extrêmement troublés.
JEAN-JACQUES URVOAS
Oui, eh bien la meilleure manière de le rassurer c'est que chacun fasse ce pour quoi il est là. Moi, comme garde des Sceaux, j'essaie de faire en sorte que la justice ait les moyens de travailler, et elle travaille bien. Les effectifs du Parquet antiterroriste de Paris sont là, les actions sont conduites, les enquêtes sont menées. Le ministre de l'Intérieur accomplit avec beaucoup de sobriété, c'est un exercice difficile, le président de la République incarne le rassemblement du pays. Vous savez, il faut avoir des repères. Le droit, chez nous, n'est pas une convenance, c'est une boussole, et donc il faut savoir garder cette forme de sobriété dans l'instant dramatique que nous vivons et ne pas se livrer à des espèces de courses à l'échalote qui ne me paraissent pas à la hauteur.
SAMUEL ETIENNE
Jean-Jacques URVOAS vous évoquiez à l'instant les familles endeuillées à Nice. Justement, certaines familles, nous en parlions dans nos journaux ce matin sur Europe 1, certaines familles de victimes de Mohamed BOUHLEL ont décidé de porter plainte parce qu'elles estiment que la sécurité n'était pas assez efficace jeudi soir.
JEAN-JACQUES URVOAS
On le verra. D'abord il faudra sans doute que des associations naissent, pour qu'elles puissent porter une parole collective. C'est un phénomène normal, ce sont des stratégies légitimes, qu'il y ait à rendre des comptes c'est une évidence, peut-être même le Parlement se saisira-t-il de ces affaires…
SAMUEL ETIENNE
Il y aune commission d'enquête ?
JEAN-JACQUES URVOAS
Peut-être, je ne sais pas ; il y a une commission d'enquête qui vient de travailler, qui a rendu déjà un travail, le Parlement en est à sa troisième commission d'enquête sur ce sujet, donc il a aujourd'hui un grand nombre d'expériences. Moi je pense qu'il faut toujours écouter ce qui se dit, analyser, faire… on le fait en permanence, vous savez, sur les textes que nous votons, nous faisons ce que nous appelons du « retex », c'est-à-dire du retour sur expérience. Et par exemple, sur le drame qui nous occupe, est-ce qu'il y a eu des failles dans notre organisme législatif, est-ce qu'il y a des trous qu'il faut combler ? La réponse est à ce stade « non », de l'avis-même des magistrats enquêteurs.
SAMUEL ETIENNE
On va en parler justement de ces éventuels trous législatifs. Vous êtes un homme discret Jean-Jacques URVOAS, peu enclin aux effets de manches, mais dimanche soir devant votre télévision, devant Nicolas SARKOZY, vous n'avez pas pu vous retenir. Je vous cite, je cite votre tweet : « regarder le JT de TF1 et se dire que le culot finit par remplacer ce qui fut une forme de talent. »
JEAN-JACQUES URVOAS
Oui, ça me faisait penser à une phrase qui disait que le triomphe de la démagogie est passager, mais les ruines qu'elle laisse sont éternelles.
SAMUEL ETIENNE
L'ancien président, Nicolas SARKOZY, il est démagogique aujourd'hui ?
JEAN-JACQUES URVOAS
Le président de la République que fut Nicolas SARKOZY n'a pas été à la hauteur, me semble-t-il, du moment.
SAMUEL ETIENNE
Nicolas SARKOZY toujours. Il demande, vous le savez sans doute, vous l'avez lu, que les personnes fichées S, présentant un risque de radicalisation, portent un bracelet électronique ou soient placées en centre de rétention.
JEAN-JACQUES URVOAS
Mais, nous avons déjà étudié plusieurs fois ce texte…
SAMUEL ETIENNE
Ce n'est pas possible ?
JEAN-JACQUES URVOAS
Les amendements ont été déposés. Je vous disais tout à l'heure que, si nous rejetons ces amendements, ce n'est pas simplement par foucade ou parce qu'on n'en veut pas, ou parce que ça serait présenté par Les Républicains, parce que tout simplement ce n'est pas compatible avec notre droit. Alors, Nicolas SARKOZY le reconnaît d'ailleurs, il dit « changeons le droit », mais le droit ce n'est pas un confort, le droit c'est une habitude, ce sont des règles, ce sont des références, ce sont des valeurs. Nous avons un Etat qui est balisé par le Conseil Constitutionnel, par la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, on peut aussi choisir de basculer dans un autre système juridique, mais il ne me semble pas que ce soit, ni la tradition, ni la recherche de l'efficacité.
SAMUEL ETIENNE
Europe 1 a révélé hier matin la fascination du terroriste de Nice, Mohamed BOUHLEL, pour des images d'ultra violence, notamment les vidéos de Daesh. La loi de réforme pénale permet de punir la consultation des sites incitant à commettre des actes de terrorisme, encore faut-il que les moyens soient mis en place pour détecter les contrevenants, est-ce que vous avez ces moyens, est-ce que demain les Mohamed BOUHLEL pourront être détectés et surveillés ?
JEAN-JACQUES URVOAS
Il y a 5 mois et 22 jours que je suis garde des Sceaux et le jour où j'ai eu cette responsabilité j'ai dit que je ne serai pas un garde des Sceaux de droit de papier, que les mesures que je prenais sont des mesures qui seraient appliquées et efficaces, et la loi que vous évoquez, que j'ai portée, qui a été promulguée le 3 juin 2016, est une loi qui est accompagnée des moyens, et chaque mesure que nous avons prise est aujourd'hui appliquée. Je vous en donne une qui est en résonance avec l'actualité. Nous avons créé un fichier des personnes qui sont auteurs d'actes terroristes ou de projets terroristes, ça n'existait pas dans le pays, nous l'avons ouvert maintenant le 8 juillet, en une semaine il y a 57 inscriptions dues aux tribunaux. Donc nous travaillons. Quand nous décidons, nous appliquons, et si j'ai fait du budget le principal moteur de mon action c'est parce que je sais que la justice a besoin de personnels et aussi de manière de fonctionner pour pouvoir être utile.
SAMUEL ETIENNE
Mais je reviens à ces vidéos de Daesh sur Internet, un spécialiste de la cybercriminalité, que nous avons reçu ce matin à 6H45, nous a expliqué que c'était très très facile de se cacher sur Internet et très difficile de remonter jusqu'à ceux qui visionnent ces vidéos.
JEAN-JACQUES URVOAS
C'est vrai. Alors moi je ne suis pas un spécialiste, mais j'entends effectivement ça, ce qui montre d'ailleurs que l'immédiateté ne peut pas être balayée d'un coup de revers de manche, ce n'est pas parce que l'on constate que l'on arrive à investiguer, de chercher des responsabilités. Vous savez, c'est ce qui fait que la justice apparaît toujours beaucoup trop lente par rapport aux désirs ou par rapport aux besoins. La lenteur ce n'est pas la manifestation d'une impuissance, c'est la manifestation d'une méticulosité qui permet l'efficacité. Mais sur ce terrain médiatique, permettez-moi de vous dire qu'il y a quelque chose qui est différent aujourd'hui d'il y a quelques temps. Ceux qui commettent ces attentats recherchent une notoriété, une gloire, assis sur le sang, et, je ne sais pas à quoi c'est dû, mais je suis heureux que l'on ne voit pas le visage de cet individu, parce qu'il ne faut pas créer des stars, il ne faut « stariser » cela, et donc plus ils appartiendront au passé ou à l'obscur, plus ça sera leur place. Et moi je suis très soucieux du fait que la vitesse médiatique ne doit pas glorifier les actes de l'objection.
SAMUEL ETIENNE
Nous sommes bien d'accord sur ce point. La reconduction de l'état urgence examinée aujourd'hui à l'Assemblée, dites-nous, pour 3 mois, ou pour 6 mois ?
JEAN-JACQUES URVOAS
Le gouvernement va déposer un texte qui dit 3 mois, nous aurons le débat au Parlement a dit le Premier ministre. A titre personnel, dans la mesure où dans les 6 mois qui viennent il y aura le 13 novembre, il ne me paraîtrait pas incongru que l'état d'urgence englobe le 13 novembre parce que je crains que cette date anniversaire soit « célébrée » par des individus qui voudraient à nouveau porter des coups et donc autant utiliser les mesures de précaution.
SAMUEL ETIENNE
Un été chaud que nous sommes en train de connaître, pas seulement au niveau températures, dans les prisons françaises, beaucoup de tensions en ce moment en raison de la surpopulation carcérale. Depuis plusieurs mois le nombre de détenus frôle le record historique de 2014, près de 69.000 détenus pour un peu plus de 58.000 places. Que faites-vous, aujourd'hui ?
JEAN-JACQUES URVOAS
Malheureusement, d'abord alerter, parce que si les prisons sont pleines c'est pour beaucoup de raisons.
SAMUEL ETIENNE
Mais ça, l'alerte, on la connaît depuis longtemps et vous n'avez pas découvert ce dossier, je le sais.
JEAN-JACQUES URVOAS
Non…
SAMUEL ETIENNE
Est-ce qu'on va construire très rapidement de nouvelles places en prison ?
JEAN-JACQUES URVOAS
Mais, justement, ça serait tellement plus simple de vous dire oui, on va construire, et en même temps, en construisant, ce n'est pas en quelques mois, ni même en quelques semaines. J'ai été à Basse-Terre dans la prison, assez infâme, qu'il y a en Guadeloupe, à Baie-Mahault, à Ducos, j'étais le septième garde des Sceaux qui venait annoncer qu'on allait reconstruire. Donc je pense qu'en matière pénitentiaire le futur a toujours été mensonger, donc je mesure mes propos. Oui, il faut construire. Sur les maisons d'arrêt d'Ile-de-France il y en a 8, elles sont en état de saturation, 167 % de taux d'occupation, sur la seule Île-de-France il faudrait construire 4300 places.
SAMUEL ETIENNE
Il faudrait construire, vous ne pouvez pas nous dire, ce matin, nous annoncer un nombre de places qui vont être construites dans les prochaines années ?
JEAN-JACQUES URVOAS
Non. Je peux vous dire que dans les discussions budgétaires que nous avons, je suis en train de convaincre, mais je n'ai pas beaucoup de mal puisque le président de la République en est convaincu, et le Premier ministre aussi, qu'il faut inscrire dans le budget 2017 des crédits permettant de lancer des constructions.
SAMUEL ETIENNE
Un dernier petit mot. Vous êtes l'auteur d'un « Manuel de survie à l'Assemblée nationale. » Pour survivre en politique, d'une manière générale, je m'adresse au breton que vous êtes aussi, il faut avoir le pied marin ?
JEAN-JACQUES URVOAS
Il faut avoir beaucoup de constance, beaucoup de décence, beaucoup de sobriété, et ne pas se laisser emporter par les pulsions et tout ce qui peut être irraisonné.
SAMUEL ETIENNE
Merci Jean-Jacques URVOAS d'avoir été notre invité ce matin.
Source : Service d'information du gouvernement, le 20 juillet 2016