Interview de M. Alain Richard, ministre de la défense, à Europe 1 le 12 septembre 2001, sur les attentats terroristes commis aux Etats-Unis et les mesures de sécurité prises en France.

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Circonstance : Attentats terroristes aux Etats-Unis par avions suicide contre les tours du World Trade Center à New York, le Pentagone (Département de la Défense) à Washington et en Pennsylvanie, le 11 septembre 2001

Média : Europe 1

Texte intégral

J.-P. Elkabbach L'armée est donc engagée, dès aujourd'hui, à Paris et en France ?
- "Oui, nous avons décidé des mesures de protection du public à caractère général."
De quelle façon ?
- "Face à un événement qui réactualise une menace et un danger, un événement en même temps sans signes ou indices caractérisés d'une préparation d'activités terroristes en France, la réaction logique, prudente, ce sont des mesures d'ensemble de protection du public dont Vigipirate renforcé. Ceci veut dire la présence de très nombreux policiers, gendarmes et militaires dans les lieux publics et notamment dans les lieux de forts passages, des mesures de précaution autour de tout un ensemble de points sensibles. J.-C. Gayssot veille aussi à ce qu'il y ait beaucoup de précautions particulières pour tous les transports aériens."
Et aussi longtemps qu'il le faudra ?
- "Oui. Quand on entreprend un ensemble de mesures de protection comme cela, il faut qu'elles soient viables dans la durée. Donc nous les avons calibrées pour ça."
Assurez-vous également la protection du ciel dans Paris et dans les grandes villes ?
- "Oui. En plus des mesures qui sont prises par les compagnies aériennes et par les aéroports pour renforcer les précautions, je note, en particulier, qu'hier, les détournements meurtriers qui ont été faits l'ont été sur des vols intérieurs américains. Dans chacun de nos pays, on a des degrés de précaution particuliers. On est plus attentif sur les vols internationaux. On va donc monter le niveau de protection. En ce qui concerne la gestion du ciel, nous avons ce que nous appelons la défense aérienne renforcée, c'est-à-dire des avions en alerte permanente qui peuvent intervenir en peu de minutes sur un aéronef dont la trajectoire serait suspecte."
Rassurez-nous ! Un avion mystérieux pourrait-il voler aussi longtemps qu'à New-York sans être identifié et maîtrisé ?
- "Il n'est pas mystérieux, il est sur un plan de vol. L'avion est identifié et vous ne savez pas forcément qu'il a fait l'objet d'un détournement et que ceux qui sont à ses commandes ont le projet, en peu de minutes, de l'orienter vers un autre site. C'est pour ça qu'on est passé à un système de réaction immédiate. Notre système de défense aérienne quotidien gère les avions non identifiés. Cela se produit plusieurs fois par mois et on les contraint à s'identifier, voire - s'ils continuent à ne pas être identifiés - à atterrir. Le souci majeur c'est l'avion commercial de ligne et la défaillance des mécanismes qui permettraient d'identifier et de repérer un détournement."
Est-ce que l'Europe et pour nous la France ont reçu des menaces directes pour elles-mêmes ?
- "Non et donc nous sommes dans les mesures de prudence."
Les Américains ont-ils déjà informé la France de leurs soupçons sur l'origine de cette opération ?
- "Les premiers contacts auront lieu aujourd'hui en raison du décalage et la masse de tâches immédiates qui s'est abattue sur nos partenaires américains."
La perception c'est qu'hier, le 11 septembre 2001, l'histoire a changé d'époque. Est-ce que là où vous êtes on a le même sentiment ?
- "C'est en effet une nouvelle période. Mais ne nous précipitons pas. C'est toujours le risque du premier jour de développer des théories grandioses à partir d'un fait, alors qu'on n'a pas le recul. Ce qui est avéré c'est que nous avons devant nous une organisation criminelle qui a choisi délibérément le crime de masse, qui a agressé des milliers de citoyens paisibles et que cette organisation a choisi de frapper un pays puissant et dont les systèmes de protection étaient très valables et qu'elle a démontré une assez grande efficacité dans un projet criminel."
Vous dites que c'est une organisation ?
- "Oui, ce n'est pas de l'artisanat. C'est une organisation structurée."
Avec des complicités y compris dans le pays ?
- "Je ne sais pas. L'une des questions importantes sera évidemment de savoir si elle a des complicités étatiques. C'est-à-dire si un ou des Etats ont apporté un soutien à cette opération. Il est beaucoup trop tôt pour le dire car on peut aussi arriver à la conclusion, après un travail d'enquête, que l'organisation était certes très perfectionnée mais qu'elle reposait sur un assez petit nombre d'hommes et de moyens. Nous nous sommes concertés entre européens : c'est très naturel en telles circonstances. J'ai appelé dès après la réunion de Matignon, hier, mes principaux collègues européens en leur demandant comment cela se passait chez eux et quels sont leurs projets de protection."
Il y a donc des leçons pour des Européens eux-mêmes dans l'action et la protection des citoyens.
- "Nous sommes en convergence en gros."
Mais quand les dirigeants du monde répondent ou répètent qu'il faut dénoncer la violence terroriste et promettre de la combattre, qu'est-ce que cela veut dire, là, où vous êtes ? Comment le combattre ? Et est-ce que la meilleure arme pour vaincre les islamistes, les terroristes et les fanatiques de tous bords et de toutes sortes, ce n'est pas de forcer les protagonistes de la guerre du Proche-Orient à se parler et à se faire la paix ?
- "Je fais attention à ne pas, même implicitement, dire que je pense que c'est un tel ou un tel. Ce qui est vrai c'est que les mouvements terroristes, dans la plupart des cas, fondent leur existence et leur relative influence, leur capacité de recruter, sur des crises politico militaires d'une région donnée. C'est un sujet dont nous avons souvent débattu avec nos amis américains entre autres qui est de dire : il faut avoir des systèmes de protection, des systèmes de prévention des attaques, mais il faut aussi traiter les crises régionales et nous devons nous y associer. Cela restera un credo de la politique française et je pense que c'est une idée de bon sens."
Tous les dirigeants français apparemment unis ont montré, hier, leur solidarité avec le peuple et les dirigeants américains. S'il y a une riposte nette, forte et massive des Etats-Unis et du président Bush, les Européens devront-ils s'y associer ?
- "Il est trop tôt pour se prononcer là-dessus. On évoque l'idée de représailles. En termes politiques, une action de représailles n'est pas tournée vers le passé. Ce n'est pas une action pénale. C'est une action qui vise à dissuader d'autres partenaires de faire la même tentative. Cela demande de la réflexion, du sang-froid, d'être sûr de l'origine et de frapper de manière effectivement logique et dissuasive."
Et ciblée probablement.
- "C'est un point dont nous aurons à parler au sein de l'Alliance. Ce que je veux dire sur ce sujet, c'est que nous n'avons pas toujours les mêmes positions que nos partenaires et amis américains et que nous pouvons être en désaccord sur un certain nombre de choses. Ce qui fait en même temps la force de notre relation, c'est que nous avons été des alliés loyaux l'un à l'autre dans tous les coups durs. Et là, c'en est un."
Il y a une solidarité entre les Européens, les Français et les Etats-Unis. Vous n'avez pas l'impression que, même si le président Bush voulait rester à l'écart, ne pas être "trop actif" en politique étrangère et s'engager au Proche-Orient, désormais on allait assister à un retour des Américains dans la politique étrangère, qu'ils allaient sortir de chez eux ?
- "J'espère ce que ce sera ça leur réaction. Et à long terme et dans l'intérêt collectif, je pense que c'est leur intérêt qu'ils jouent un rôle dans les questions globales pour peser sur la solution positive des crises régionales. Mais mesurez bien que, dans le résultat de ce choc - j'évite de tirer des plans sur la comète - il y a une chose qui paraît logique après une telle rupture, c'est-à-dire une agression vraiment au coeur d'un pays bien protégé, c'est que les questions de sécurité intérieure vont prendre à mon avis une grande priorité aux Etats-Unis."
Plutôt que le bouclier antimissiles qui aurait servi à rien du tout dans l'opération ...
- "Vous et moi, quand on se déplace en Europe ou un peu plus loin, on n'a pas le sentiment - quand on quitte la France, quand on décolle à Roissy - que l'on sort d'une forteresse. On sait bien que notre pays peut être exposé à des risques et que quand on va un peu plus loin, les risques augmentent un peu mais ils ne changent pas du tout au tout. Quand vous quittez les Etats-Unis, dans la psychologie collective aujourd'hui, vous quittez l'endroit où vous êtes tranquille et vous allez dans des zones piégées. C'est-à-dire qu'il y a une perception très forte de ce contraste entre l'extérieur, où il y a des risques - et c'est ainsi que vous voyez des campagnes aux Etats-Unis, des mouvements d'opinion disant : il faut arrêter de s'impliquer, il faut arrêter de se commettre dans des zones dangereuses. Et compte tenu de la faible connaissance souvent mondiale qu'ont les citoyens américains, et donc qui est exploitée par les médias, il y a facilement une forme de déformation en disant : dès qu'on quitte les Etats-Unis, on n'est pas tranquille. Cela va changer profondément dans le sens, à mon avis, d'une exigence de sécurité et de protection renforcées de sécurité intérieure."
Il y a eu, hier, un Conseil restreint à l'Elysée ; il y en aura un aujourd'hui ?
- "Non. On fera sans doute un point entre les ministres principalement concernés et le Premier ministre et le Président à la sortie du Conseil des ministres. Mais le Gouvernement fait son travail, maintenant, de mise en oeuvre des mesures de précaution."
Et au sommet de l'Etat, il y a accord réel ou apparent, seulement ?
- "Nous nous sommes réunis autour du Premier ministre, dès l'instant où les événements ont été connus. Il fallait que nous préparions des précautions normales. Nous les avons mises au point autour du Premier ministre entre 17 heures et 18 heures, et nous les avons présentées au président de la République qui les a approuvées à 18h30. Voilà. Chacun joue son rôle."
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 12 septembre 2001)