Texte intégral
Mesdames et Messieurs,
Je suis heureux d'ouvrir ce Forum régional sur l'avenir de l'Europe, en Haute-Normandie. Après le Conseil européen de Nice et avant celui de Laeken, il participe du débat souhaité par le Président de la République et le Premier ministre pour préparer l'échéance institutionnelle de 2004 et l'élargissement de l'Union. L'objet de ce forum et de tous ceux qui se déroulent en France depuis le printemps peut se résumer en une question que je schématiserai un peu brutalement ainsi : comment la construction européenne, conçue au départ pour renforcer le rôle des États membres, est-elle devenue souvent un symbole d'impuissance politique et de confiscation de la citoyenneté ? Que 350 millions d'Européens soient conviés à répondre à cette interrogation constitue sans doute un début de solution.
Ce débat n'est pas nouveau mais il prend aujourd'hui une résonance particulière. Les attentats terribles qui ont frappé les États-Unis ont ouvert une ère où la société-monde va devoir mieux s'organiser, se coordonner, se protéger. À l'internationalisation des échanges et des technologies répond la globalisation des menaces. Menaces pour la sécurité avec la dissémination des violences. Menaces pour le vivant, l'environnement, la santé. Menaces pour l'économie avec l'actuel ralentissement américain, japonais et, dans une moindre mesure européen. Dans ce monde chaotique, l'Union européenne doit être un pôle de stabilité, une zone de sécurité, un projet de société. Nos acquis sont nombreux et doivent être consolidés. Mais, en changeant de siècle, l'Europe doit aussi changer de dimension. Être plus proche, plus efficace. La construire et l'expliquer, c'est la charge et la chance des gouvernements, en liaison bien sûr avec les forces vives que vous représentez.
Face à la tragédie qui a frappé notre allié américain, l'Europe s'est révélée solidaire sur le plan diplomatique et militaire. Sur le front économique, elle a souhaité agir pour empêcher un choc récessionniste. Pour l'instant, elle ne l'a vraiment fait que grâce à l'euro. Celui-ci a été un excellent bouclier : grâce à lui, les pays européens ne peuvent plus jouer les uns contre les autres face aux troubles externes. Avec la fin des crises de change dans la zone euro, les dangers découlant de politiques monétaires séparées, voire opposées, se sont éloignés. Dans le fracas des attentats, les taux d'intérêt n'ont pas monté, mais baissé. L'euro n'a pas baissé, mais il est monté ou resté stable. Les risques de crise financière internationale ont été maîtrisés grâce à l'action concertée des diverses autorités. L'injection concertée de liquidités et la baisse coordonnée des taux d'intérêts décidée par la BCE et la FED ont rassuré.
Si ces actions-là ont été dans l'ensemble efficaces, c'est parce que les fondamentaux européens sont en général solides. La maîtrise globale des déficits budgétaires, même s'il reste de notables progrès à accomplir, la réduction de la dette publique, la vigueur des gains de productivité, le maintien d'une inflation basse sont des gages d'une stabilité plus forte vis-à-vis de la conjoncture mondiale. Le cercle positif de la croissance et des baisses d'impôts a joué, mais je pense qu'il devrait être fortement encouragé au plan européen, par exemple par une action vigoureuse de la Banque Européenne d'Investissement, par une stratégie coordonnée envers les secteurs les plus touchés, avec le relais des actions nationales, (en témoigne par exemple le rôle d'assureur en dernier ressort joué par les États auprès des compagnies d'aviation), tout en gardant le cap du pacte de stabilité et de croissance, qui constitue un objectif de sérieux et de crédibilité. Avec mes collègues de l'Eurogroupe, nous restons vigilants et nous devons être réactifs.
Mais, je veux tenir un complet langage de vérité. Le ralentissement mondial constaté depuis le début de l'année et amplifié par les attentats est incontestable. Globalisation et financiarisation rendent les conjonctures " communicantes ". À l'heure actuelle, nos taux d'intérêt sont bas, le prix du pétrole est stable, la consommation reste bien orientée. Encore faut-il nous mobiliser pour opérer les bons choix monétaires, mener - j'y faisais allusion - les stratégies budgétaires pertinentes pour soutenir l'activité, coordonner l'action des pays de la zone euro pour une croissance durable et non inflationniste. Dans les mois à venir, 3 principes devront conduire à cet égard nos politiques : volonté, sérieux, souplesse. L'Europe gagnera à être économiquement encore plus réactive.
En ce qui concerne la lutte contre le terrorisme, l'Union a réagi avec efficacité. Elle a rappelé sa solidarité avec les États-Unis, nation amie avec laquelle nous partageons les valeurs de la démocratie et de la justice. Elle a fait valoir un légitime droit de regard sur les modalités de son implication. Pour être réellement dissuasive, la mobilisation doit passer par l'assèchement des sources de financement des organisations criminelles. Dans ce domaine, l'Europe joue un rôle de premier plan en prenant des initiatives concrètes, que la France avait anticipées. Les Conseils Ecofin et Justice et Affaires Intérieures, qui tiennent une réunion conjointe mardi prochain, examineront les moyens de renforcer encore notre arsenal de contrôle, de traque et de sanction. J'ai demandé et obtenu que le mandat du Groupe d'Action Financier International (GAFI) soit étendu à la lutte contre le financement du terrorisme. Une occasion dramatique nous est donnée de faire aboutir le projet de directive européenne sur le blanchiment d'argent et la décision-cadre du gel des avoirs. D'autres mesures ont été adoptées par le Conseil européen, qui renforcent la coopération policière et judiciaire au sein de l'Union, je pense notamment à la création d'un mandat d'arrêt européen. Le G7-G8 finances, samedi dernier à Washington, a pris des décisions précises pour lutter contre le financement du terrorisme. ONU, G7, Union européenne, G 20, États et gouvernements : nous devons agir vite et fort.
Des conséquences de la tragédie du 11 septembre, beaucoup a été dit. J'insisterai sur l'une d'entre elles qui concerne la globalisation. On ne peut contester que l'avènement du global ait contribué à l'ouverture démocratique et à l'essor économique de nombreux pays, au Sud comme au Nord. Mais comment ignorer son ambivalence ? L'accélération généralisée du rythme des échanges et de l'innovation, l'alliance du marché, du micro et du modem, engendrent un sentiment de perte de maîtrise de l'économie, de perte de contrôle de la technologie et, finalement, de perte d'orientation de la société elle-même. C'était le message de Seattle et l'avertissement de Gênes. Dans ce contexte, l'unilatéralisme - qu'il soit le fait d'une minorité de pays ou d'une seule puissance - est dépassé. La géopolitique du nouveau siècle doit avoir la solidarité et la régulation pour lois, la construction d'une société internationale démocratique pour cadre. C'est pourquoi, depuis quelques jours, je me réjouis d'entendre certains, hier libéraux ou ultralibéraux, célébrer le " retour du politique ". Gouverner la globalisation est un défi trop impérieux pour refuser les nouveaux convertis.
Ma conviction est que l'Europe peut apporter beaucoup pour mieux organiser la globalisation. Elle offre l'exemple d'une intégration régionale poussée, espace pertinent entre le planétaire et le national, fondé sur des institutions qui s'équilibrent l'une l'autre. Elle est une synthèse, largement perfectible, entre des traditions juridiques nationales et un espace de droit communautaire. Elle adopte, dans plusieurs de ses pays une approche laïque, si précieuse dans le monde d'aujourd'hui et de demain. Elle a une pratique de la gouvernance fondée sur le rejet de toutes les tentations impériales - dont elle a si lourdement payé le tribut - et elle a fait du multilatéralisme un atout stratégique. Elle est à l'avant-garde de ce que j'appelle l'" éco-développement ", qui exige que soient réalisées des avancées dans le domaine des droits économiques et sociaux comme dans ceux, plus nouveaux, des droits écologiques, sanitaires et culturels. Dans cette perspective, deux champs d'action notamment s'offrent à l'Europe.
D'une part, concevoir une approche commune de la régulation économique mondiale. Au cours des récentes négociations commerciales, l'Union a fait preuve de fermeté et de cohésion par exemple sur la préservation des règles de la concurrence entre Airbus et Boeing, sur le refus des importations de viande aux hormones en fonction du principe de précaution, sur l'étiquetage obligatoire des aliments comportant plus d'1 % d'OGM. Mais il faut aller plus loin. J'ai récemment proposé que l'Europe fasse valoir auprès de l'OMC et de son instance de règlement des conflits, l'ORD, la nécessité d'un avis des institutions internationales spécialisées - UNESCO, OMS, FAO - sur toute question commerciale posant un enjeu d'éthique, de diversité culturelle, de sécurité sanitaire ou alimentaire. La conférence ministérielle de l'OMC qui doit se dérouler le mois prochain doit être l'occasion d'avancées concrètes en matière de régulation de l'économie mondiale. La France, avec ses partenaires européens et sur la base du mandat donné en 1999 à la Commission, entend y jouer un rôle actif pour fixer certaines limites au marché. Ouvrir oui, réguler aussi. Les questions d'environnement devront être abordées, en particulier sur trois sujets : l'application du principe de précaution, l'articulation entre les accords multilatéraux sur l'environnement et les règles de l'OMC, les problèmes d'étiquetage et de traçabilité.
D'autre part, face au laisser faire qui compromet l'avenir de la planète et des générations futures, l'Europe doit aider à la préservation et à la valorisation de l'environnement. La richesse des nations, ce ne sont plus seulement du pétrole ou des matières premières, mais c'est fondamentalement un choix d'investissement dans ces biens universels et périssables que sont la santé, l'équilibre des écosystèmes, la stabilité du climat. L'Europe doit faire front pour la mise en place d'une véritable Organisation Mondiale de l'Environnement, donnant cohérence et force normative aux nombreux protocoles environnementaux dont le statut est aujourd'hui incertain et l'effectivité plus que faible. A nous, Européens, de chercher à convaincre nos partenaires américains mais aussi les autres nations pollueuses qu'il s'agit avec le protocole de Kyoto d'une question de survie. Le défi de l'âge global consiste à conjuguer innovation, croissance, sécurité et solidarité : l'Europe avec toutes les améliorations qu'elle suppose encore, constitue un modèle d'avenir.
Coordination, régulation, humanisation, ces messages, l'Union européenne ne pourra les faire valoir que si elle franchit un cap politique. Ou bien elle reste l'Union formelle des traités signés entre États et des réunions tenues entre gouvernants - et les eurosceptiques auront partie gagnée. Ou bien l'Europe devient davantage l'affaire des citoyens, se dote d'institutions clairement définies et adopte un fonctionnement réellement transparent. Encore faut-il ne pas se perdre en abstractions ni se déchirer dans une nouvelle guerre picrocholine entre "fédéralistes" et "souverainistes" quand, sauf à n'avoir jamais entendu parler de Commission, de Parlement, de Cour de justice ou de Banque centrale, le fédéralisme est déjà dans le droit. L'Europe politique, l'Europe du futur, ne sera ni la transposition d'un modèle institutionnel national contre les autres, ni une addition de traditions politiques totalement distinctes, mais l'invention d'un vivre-ensemble original. Pour y parvenir, au moins 3 conditions doivent être remplies.
Première condition : l'Europe doit être plus lisible et plus efficace. L'extension du vote à la majorité qualifiée éviterait l'immobilisme auquel conduit le principe de l'unanimité. La constitution de coopérations renforcées est indispensable ; peu importe qu'on les appelle "avant-garde", "noyau dur", "centre de gravité" ou "groupe d'États pionniers" dès lors qu'elles permettent à certains États - je pense en particulier à ceux qui ont fait ou qui feront le choix de l'euro - de progresser plus vite dans la perspective d'un objectif commun. Les acquis de l'Eurogroupe en matière de pilotage économique et de monnaie unique plaident pour une transposition rapide des coopérations renforcées dans d'autres domaines. Le triangle Commission-Conseil-Parlement gagnerait à une meilleure définition des rôles. Pour l'heure, la confusion des prérogatives nuit au bon fonctionnement de l'Union dans la mesure où elle obscurcit les rouages communautaires, éloigne les citoyens du lieu de la décision et finalement accable les instances européennes de tous les maux. Si nous pensons fonctionner à 27 comme à 15, l'Europe est morte !
Les chantiers ne manquent pas, vous les aborderez cet après-midi, et le chemin sera long. Passe-t-il par l'élaboration d'une constitution européenne ? J'y suis favorable. Des progrès institutionnels substantiels peuvent être accomplis rapidement avec les outils dont nous disposons déjà. L'adoption de la Charte sociale, qui définit un premier minimum commun sur le temps de travail et les comités d'entreprise, constitue un exemple d'avancée obtenue par le pragmatisme et la concertation. Il en faudra d'autres. Il manque à l'actuel contrat européen des institutions approfondies et une pratique modernisée. D'un côté, il y a un lièvre économique et financier - parfois encore trop lent d'ailleurs -, de l'autre une tortue institutionnelle : il n'y a que dans les fables que la seconde devance le premier.
Autre condition : l'Europe doit être plus quotidienne et plus proche des Européens. Il faut que les citoyens éprouvent le sentiment que l'Europe travaille pour eux. Ce n'est hélas pas assez le cas aujourd'hui. Lutter contre ce désenchantement démocratique est précisément la raison d'être de ce Forum régional. Plusieurs pistes sont à explorer. Par exemple, l'interlocuteur naturel en matière communautaire devrait être le député européen, mais celui-ci est élu sur une base nationale et n'a donc pas de circonscription territoriale ; connaître ses représentants est une demande légitime des citoyens : une réforme du mode de désignation des eurodéputés est nécessaire. Autre proposition : donner un contenu concret, systématique, à l'apprentissage européen du savoir, au cursus universitaire européen ; nous sommes dans la société du savoir ; l'Europe doit être associée dans sa substance même à l'acquisition et à la pratique de ce savoir ; nos étudiants doivent donc être des euro-étudiants, et, de ce point de vue, la Haute-Normandie, avec les initiatives encouragées par la Région, est bien placée. Autre urgence : jeter les bases d'une véritable société civile sous forme de réseaux européens en rapprochant à l'échelon européen les partis politiques nationaux d'une même tendance, en faisant converger les combats syndicaux, en fédérant les actions associatives. Dernière proposition d'une courte liste : afin d'améliorer l'implication et la coordination des gouvernements dans les décisions européennes, un vice-premier ministre ou un vice-président du Conseil, pourrait être nommé dans chaque gouvernement pour faire avancer quotidiennement l'Union européenne. Sinon, tout se traînera et se diluera. Mises bout à bout, ces améliorations feront avancer la démocratie européenne.
Troisième et indispensable condition, l'Europe doit relever le défi du nombre. L'élargissement de l'Union est un défi qu'il nous faudra mener à bien. L'histoire nous le commande, nos engagements nous y obligent. Il était pertinent de passer de 6 à 15. Il aurait été judicieux de repenser alors les règles du jeu communautaire dont je maintiens qu'il ne devrait pas se jouer à 15 comme à 6. Élargir sans approfondir reviendrait à figer - c'est-à-dire à liquider - l'intégration européenne. C'est ce qu'ont toujours voulu les adversaires de l'Europe. L'élargissement en préparation accentuera les menaces de lenteur, de complexité, d'opacité. Alors que les disparités se sont réduites entre États membres, en particulier grâce à la politique de cohésion, l'élargissement va fortement augmenter les inégalités entre les Quinze et les nouveaux arrivants. Gardons à l'esprit 2 chiffres : la population et la superficie de l'Union vont augmenter de 30 %, quand son produit intérieur n'augmentera que de 5 %. Alors que nos politiques communes se heurtent déjà à des difficultés de financement et de mise en oeuvre - je pense notamment au débat sur la politique agricole commune ou sur les fonds structurels -, l'ouverture à 13 nouveaux États peut menacer de dilution l' " acquis communautaire " et le fonctionnement institutionnel de l'Europe. Relever le défi du nombre suppose donc d'abord - j'insiste sur le " d'abord " - de gagner le pari de la réorganisation interne. Quoi qu'on dise, ce n'est pas fait. Avant d'étendre ses marges, l'Union doit renforcer ses bases. La fuite en avant serait en réalité un retour en arrière. Pour l'heure, la feuille de route arrêtée au sommet de Nice est inégalement remplie. La politique extérieure, la sécurité commune ou la politique de recherche sont bouclées avec tous les prétendants. Mais parmi les 31 chapitres de négociations, de nombreux débats restent à ouvrir, de nombreuses positions restent à adopter. Mieux définie, mieux ancrée, plus sûre de son projet, l'Europe sera plus à même d'accueillir les nouveaux venus.
Mesdames et Messieurs, ici en Haute Normandie, région tournée vers l'international et particulièrement vers l'Europe, nous croyons à cette perspective européenne. Dans 81 jours, 305 millions d'Européens utiliseront l'euro. Le passage à la monnaie unique sera l'aboutissement d'une décennie de réformes et de coordination, d'efforts conjoints des pouvoirs publics, des acteurs économiques et des citoyens, et en même temps un nouveau départ, porteur de nombreuses réformes et modernisations. L'euro installera les Européens, une nouvelle fois, à la croisée des chemins. Ou bien, nous serons capables de bâtir une communauté politique, de faire émerger une citoyenneté européenne, de renforcer notre modèle social, de contribuer à la définition d'une éthique pour la globalisation. Ou bien, par renoncement ou indolence, nous nous en remettrons aux aléas d'un monde menacé par les nationalismes, les fondamentalismes et les terrorismes. Face à ce choix, je ne dissimule pas les difficultés mais j'ai une conviction forte : non seulement il y a de l'espoir pour l'Europe, mais l'Europe porte notre espoir.
(source http://www.minefi.gouv.fr, le 15 octobre 2001)
Je suis heureux d'ouvrir ce Forum régional sur l'avenir de l'Europe, en Haute-Normandie. Après le Conseil européen de Nice et avant celui de Laeken, il participe du débat souhaité par le Président de la République et le Premier ministre pour préparer l'échéance institutionnelle de 2004 et l'élargissement de l'Union. L'objet de ce forum et de tous ceux qui se déroulent en France depuis le printemps peut se résumer en une question que je schématiserai un peu brutalement ainsi : comment la construction européenne, conçue au départ pour renforcer le rôle des États membres, est-elle devenue souvent un symbole d'impuissance politique et de confiscation de la citoyenneté ? Que 350 millions d'Européens soient conviés à répondre à cette interrogation constitue sans doute un début de solution.
Ce débat n'est pas nouveau mais il prend aujourd'hui une résonance particulière. Les attentats terribles qui ont frappé les États-Unis ont ouvert une ère où la société-monde va devoir mieux s'organiser, se coordonner, se protéger. À l'internationalisation des échanges et des technologies répond la globalisation des menaces. Menaces pour la sécurité avec la dissémination des violences. Menaces pour le vivant, l'environnement, la santé. Menaces pour l'économie avec l'actuel ralentissement américain, japonais et, dans une moindre mesure européen. Dans ce monde chaotique, l'Union européenne doit être un pôle de stabilité, une zone de sécurité, un projet de société. Nos acquis sont nombreux et doivent être consolidés. Mais, en changeant de siècle, l'Europe doit aussi changer de dimension. Être plus proche, plus efficace. La construire et l'expliquer, c'est la charge et la chance des gouvernements, en liaison bien sûr avec les forces vives que vous représentez.
Face à la tragédie qui a frappé notre allié américain, l'Europe s'est révélée solidaire sur le plan diplomatique et militaire. Sur le front économique, elle a souhaité agir pour empêcher un choc récessionniste. Pour l'instant, elle ne l'a vraiment fait que grâce à l'euro. Celui-ci a été un excellent bouclier : grâce à lui, les pays européens ne peuvent plus jouer les uns contre les autres face aux troubles externes. Avec la fin des crises de change dans la zone euro, les dangers découlant de politiques monétaires séparées, voire opposées, se sont éloignés. Dans le fracas des attentats, les taux d'intérêt n'ont pas monté, mais baissé. L'euro n'a pas baissé, mais il est monté ou resté stable. Les risques de crise financière internationale ont été maîtrisés grâce à l'action concertée des diverses autorités. L'injection concertée de liquidités et la baisse coordonnée des taux d'intérêts décidée par la BCE et la FED ont rassuré.
Si ces actions-là ont été dans l'ensemble efficaces, c'est parce que les fondamentaux européens sont en général solides. La maîtrise globale des déficits budgétaires, même s'il reste de notables progrès à accomplir, la réduction de la dette publique, la vigueur des gains de productivité, le maintien d'une inflation basse sont des gages d'une stabilité plus forte vis-à-vis de la conjoncture mondiale. Le cercle positif de la croissance et des baisses d'impôts a joué, mais je pense qu'il devrait être fortement encouragé au plan européen, par exemple par une action vigoureuse de la Banque Européenne d'Investissement, par une stratégie coordonnée envers les secteurs les plus touchés, avec le relais des actions nationales, (en témoigne par exemple le rôle d'assureur en dernier ressort joué par les États auprès des compagnies d'aviation), tout en gardant le cap du pacte de stabilité et de croissance, qui constitue un objectif de sérieux et de crédibilité. Avec mes collègues de l'Eurogroupe, nous restons vigilants et nous devons être réactifs.
Mais, je veux tenir un complet langage de vérité. Le ralentissement mondial constaté depuis le début de l'année et amplifié par les attentats est incontestable. Globalisation et financiarisation rendent les conjonctures " communicantes ". À l'heure actuelle, nos taux d'intérêt sont bas, le prix du pétrole est stable, la consommation reste bien orientée. Encore faut-il nous mobiliser pour opérer les bons choix monétaires, mener - j'y faisais allusion - les stratégies budgétaires pertinentes pour soutenir l'activité, coordonner l'action des pays de la zone euro pour une croissance durable et non inflationniste. Dans les mois à venir, 3 principes devront conduire à cet égard nos politiques : volonté, sérieux, souplesse. L'Europe gagnera à être économiquement encore plus réactive.
En ce qui concerne la lutte contre le terrorisme, l'Union a réagi avec efficacité. Elle a rappelé sa solidarité avec les États-Unis, nation amie avec laquelle nous partageons les valeurs de la démocratie et de la justice. Elle a fait valoir un légitime droit de regard sur les modalités de son implication. Pour être réellement dissuasive, la mobilisation doit passer par l'assèchement des sources de financement des organisations criminelles. Dans ce domaine, l'Europe joue un rôle de premier plan en prenant des initiatives concrètes, que la France avait anticipées. Les Conseils Ecofin et Justice et Affaires Intérieures, qui tiennent une réunion conjointe mardi prochain, examineront les moyens de renforcer encore notre arsenal de contrôle, de traque et de sanction. J'ai demandé et obtenu que le mandat du Groupe d'Action Financier International (GAFI) soit étendu à la lutte contre le financement du terrorisme. Une occasion dramatique nous est donnée de faire aboutir le projet de directive européenne sur le blanchiment d'argent et la décision-cadre du gel des avoirs. D'autres mesures ont été adoptées par le Conseil européen, qui renforcent la coopération policière et judiciaire au sein de l'Union, je pense notamment à la création d'un mandat d'arrêt européen. Le G7-G8 finances, samedi dernier à Washington, a pris des décisions précises pour lutter contre le financement du terrorisme. ONU, G7, Union européenne, G 20, États et gouvernements : nous devons agir vite et fort.
Des conséquences de la tragédie du 11 septembre, beaucoup a été dit. J'insisterai sur l'une d'entre elles qui concerne la globalisation. On ne peut contester que l'avènement du global ait contribué à l'ouverture démocratique et à l'essor économique de nombreux pays, au Sud comme au Nord. Mais comment ignorer son ambivalence ? L'accélération généralisée du rythme des échanges et de l'innovation, l'alliance du marché, du micro et du modem, engendrent un sentiment de perte de maîtrise de l'économie, de perte de contrôle de la technologie et, finalement, de perte d'orientation de la société elle-même. C'était le message de Seattle et l'avertissement de Gênes. Dans ce contexte, l'unilatéralisme - qu'il soit le fait d'une minorité de pays ou d'une seule puissance - est dépassé. La géopolitique du nouveau siècle doit avoir la solidarité et la régulation pour lois, la construction d'une société internationale démocratique pour cadre. C'est pourquoi, depuis quelques jours, je me réjouis d'entendre certains, hier libéraux ou ultralibéraux, célébrer le " retour du politique ". Gouverner la globalisation est un défi trop impérieux pour refuser les nouveaux convertis.
Ma conviction est que l'Europe peut apporter beaucoup pour mieux organiser la globalisation. Elle offre l'exemple d'une intégration régionale poussée, espace pertinent entre le planétaire et le national, fondé sur des institutions qui s'équilibrent l'une l'autre. Elle est une synthèse, largement perfectible, entre des traditions juridiques nationales et un espace de droit communautaire. Elle adopte, dans plusieurs de ses pays une approche laïque, si précieuse dans le monde d'aujourd'hui et de demain. Elle a une pratique de la gouvernance fondée sur le rejet de toutes les tentations impériales - dont elle a si lourdement payé le tribut - et elle a fait du multilatéralisme un atout stratégique. Elle est à l'avant-garde de ce que j'appelle l'" éco-développement ", qui exige que soient réalisées des avancées dans le domaine des droits économiques et sociaux comme dans ceux, plus nouveaux, des droits écologiques, sanitaires et culturels. Dans cette perspective, deux champs d'action notamment s'offrent à l'Europe.
D'une part, concevoir une approche commune de la régulation économique mondiale. Au cours des récentes négociations commerciales, l'Union a fait preuve de fermeté et de cohésion par exemple sur la préservation des règles de la concurrence entre Airbus et Boeing, sur le refus des importations de viande aux hormones en fonction du principe de précaution, sur l'étiquetage obligatoire des aliments comportant plus d'1 % d'OGM. Mais il faut aller plus loin. J'ai récemment proposé que l'Europe fasse valoir auprès de l'OMC et de son instance de règlement des conflits, l'ORD, la nécessité d'un avis des institutions internationales spécialisées - UNESCO, OMS, FAO - sur toute question commerciale posant un enjeu d'éthique, de diversité culturelle, de sécurité sanitaire ou alimentaire. La conférence ministérielle de l'OMC qui doit se dérouler le mois prochain doit être l'occasion d'avancées concrètes en matière de régulation de l'économie mondiale. La France, avec ses partenaires européens et sur la base du mandat donné en 1999 à la Commission, entend y jouer un rôle actif pour fixer certaines limites au marché. Ouvrir oui, réguler aussi. Les questions d'environnement devront être abordées, en particulier sur trois sujets : l'application du principe de précaution, l'articulation entre les accords multilatéraux sur l'environnement et les règles de l'OMC, les problèmes d'étiquetage et de traçabilité.
D'autre part, face au laisser faire qui compromet l'avenir de la planète et des générations futures, l'Europe doit aider à la préservation et à la valorisation de l'environnement. La richesse des nations, ce ne sont plus seulement du pétrole ou des matières premières, mais c'est fondamentalement un choix d'investissement dans ces biens universels et périssables que sont la santé, l'équilibre des écosystèmes, la stabilité du climat. L'Europe doit faire front pour la mise en place d'une véritable Organisation Mondiale de l'Environnement, donnant cohérence et force normative aux nombreux protocoles environnementaux dont le statut est aujourd'hui incertain et l'effectivité plus que faible. A nous, Européens, de chercher à convaincre nos partenaires américains mais aussi les autres nations pollueuses qu'il s'agit avec le protocole de Kyoto d'une question de survie. Le défi de l'âge global consiste à conjuguer innovation, croissance, sécurité et solidarité : l'Europe avec toutes les améliorations qu'elle suppose encore, constitue un modèle d'avenir.
Coordination, régulation, humanisation, ces messages, l'Union européenne ne pourra les faire valoir que si elle franchit un cap politique. Ou bien elle reste l'Union formelle des traités signés entre États et des réunions tenues entre gouvernants - et les eurosceptiques auront partie gagnée. Ou bien l'Europe devient davantage l'affaire des citoyens, se dote d'institutions clairement définies et adopte un fonctionnement réellement transparent. Encore faut-il ne pas se perdre en abstractions ni se déchirer dans une nouvelle guerre picrocholine entre "fédéralistes" et "souverainistes" quand, sauf à n'avoir jamais entendu parler de Commission, de Parlement, de Cour de justice ou de Banque centrale, le fédéralisme est déjà dans le droit. L'Europe politique, l'Europe du futur, ne sera ni la transposition d'un modèle institutionnel national contre les autres, ni une addition de traditions politiques totalement distinctes, mais l'invention d'un vivre-ensemble original. Pour y parvenir, au moins 3 conditions doivent être remplies.
Première condition : l'Europe doit être plus lisible et plus efficace. L'extension du vote à la majorité qualifiée éviterait l'immobilisme auquel conduit le principe de l'unanimité. La constitution de coopérations renforcées est indispensable ; peu importe qu'on les appelle "avant-garde", "noyau dur", "centre de gravité" ou "groupe d'États pionniers" dès lors qu'elles permettent à certains États - je pense en particulier à ceux qui ont fait ou qui feront le choix de l'euro - de progresser plus vite dans la perspective d'un objectif commun. Les acquis de l'Eurogroupe en matière de pilotage économique et de monnaie unique plaident pour une transposition rapide des coopérations renforcées dans d'autres domaines. Le triangle Commission-Conseil-Parlement gagnerait à une meilleure définition des rôles. Pour l'heure, la confusion des prérogatives nuit au bon fonctionnement de l'Union dans la mesure où elle obscurcit les rouages communautaires, éloigne les citoyens du lieu de la décision et finalement accable les instances européennes de tous les maux. Si nous pensons fonctionner à 27 comme à 15, l'Europe est morte !
Les chantiers ne manquent pas, vous les aborderez cet après-midi, et le chemin sera long. Passe-t-il par l'élaboration d'une constitution européenne ? J'y suis favorable. Des progrès institutionnels substantiels peuvent être accomplis rapidement avec les outils dont nous disposons déjà. L'adoption de la Charte sociale, qui définit un premier minimum commun sur le temps de travail et les comités d'entreprise, constitue un exemple d'avancée obtenue par le pragmatisme et la concertation. Il en faudra d'autres. Il manque à l'actuel contrat européen des institutions approfondies et une pratique modernisée. D'un côté, il y a un lièvre économique et financier - parfois encore trop lent d'ailleurs -, de l'autre une tortue institutionnelle : il n'y a que dans les fables que la seconde devance le premier.
Autre condition : l'Europe doit être plus quotidienne et plus proche des Européens. Il faut que les citoyens éprouvent le sentiment que l'Europe travaille pour eux. Ce n'est hélas pas assez le cas aujourd'hui. Lutter contre ce désenchantement démocratique est précisément la raison d'être de ce Forum régional. Plusieurs pistes sont à explorer. Par exemple, l'interlocuteur naturel en matière communautaire devrait être le député européen, mais celui-ci est élu sur une base nationale et n'a donc pas de circonscription territoriale ; connaître ses représentants est une demande légitime des citoyens : une réforme du mode de désignation des eurodéputés est nécessaire. Autre proposition : donner un contenu concret, systématique, à l'apprentissage européen du savoir, au cursus universitaire européen ; nous sommes dans la société du savoir ; l'Europe doit être associée dans sa substance même à l'acquisition et à la pratique de ce savoir ; nos étudiants doivent donc être des euro-étudiants, et, de ce point de vue, la Haute-Normandie, avec les initiatives encouragées par la Région, est bien placée. Autre urgence : jeter les bases d'une véritable société civile sous forme de réseaux européens en rapprochant à l'échelon européen les partis politiques nationaux d'une même tendance, en faisant converger les combats syndicaux, en fédérant les actions associatives. Dernière proposition d'une courte liste : afin d'améliorer l'implication et la coordination des gouvernements dans les décisions européennes, un vice-premier ministre ou un vice-président du Conseil, pourrait être nommé dans chaque gouvernement pour faire avancer quotidiennement l'Union européenne. Sinon, tout se traînera et se diluera. Mises bout à bout, ces améliorations feront avancer la démocratie européenne.
Troisième et indispensable condition, l'Europe doit relever le défi du nombre. L'élargissement de l'Union est un défi qu'il nous faudra mener à bien. L'histoire nous le commande, nos engagements nous y obligent. Il était pertinent de passer de 6 à 15. Il aurait été judicieux de repenser alors les règles du jeu communautaire dont je maintiens qu'il ne devrait pas se jouer à 15 comme à 6. Élargir sans approfondir reviendrait à figer - c'est-à-dire à liquider - l'intégration européenne. C'est ce qu'ont toujours voulu les adversaires de l'Europe. L'élargissement en préparation accentuera les menaces de lenteur, de complexité, d'opacité. Alors que les disparités se sont réduites entre États membres, en particulier grâce à la politique de cohésion, l'élargissement va fortement augmenter les inégalités entre les Quinze et les nouveaux arrivants. Gardons à l'esprit 2 chiffres : la population et la superficie de l'Union vont augmenter de 30 %, quand son produit intérieur n'augmentera que de 5 %. Alors que nos politiques communes se heurtent déjà à des difficultés de financement et de mise en oeuvre - je pense notamment au débat sur la politique agricole commune ou sur les fonds structurels -, l'ouverture à 13 nouveaux États peut menacer de dilution l' " acquis communautaire " et le fonctionnement institutionnel de l'Europe. Relever le défi du nombre suppose donc d'abord - j'insiste sur le " d'abord " - de gagner le pari de la réorganisation interne. Quoi qu'on dise, ce n'est pas fait. Avant d'étendre ses marges, l'Union doit renforcer ses bases. La fuite en avant serait en réalité un retour en arrière. Pour l'heure, la feuille de route arrêtée au sommet de Nice est inégalement remplie. La politique extérieure, la sécurité commune ou la politique de recherche sont bouclées avec tous les prétendants. Mais parmi les 31 chapitres de négociations, de nombreux débats restent à ouvrir, de nombreuses positions restent à adopter. Mieux définie, mieux ancrée, plus sûre de son projet, l'Europe sera plus à même d'accueillir les nouveaux venus.
Mesdames et Messieurs, ici en Haute Normandie, région tournée vers l'international et particulièrement vers l'Europe, nous croyons à cette perspective européenne. Dans 81 jours, 305 millions d'Européens utiliseront l'euro. Le passage à la monnaie unique sera l'aboutissement d'une décennie de réformes et de coordination, d'efforts conjoints des pouvoirs publics, des acteurs économiques et des citoyens, et en même temps un nouveau départ, porteur de nombreuses réformes et modernisations. L'euro installera les Européens, une nouvelle fois, à la croisée des chemins. Ou bien, nous serons capables de bâtir une communauté politique, de faire émerger une citoyenneté européenne, de renforcer notre modèle social, de contribuer à la définition d'une éthique pour la globalisation. Ou bien, par renoncement ou indolence, nous nous en remettrons aux aléas d'un monde menacé par les nationalismes, les fondamentalismes et les terrorismes. Face à ce choix, je ne dissimule pas les difficultés mais j'ai une conviction forte : non seulement il y a de l'espoir pour l'Europe, mais l'Europe porte notre espoir.
(source http://www.minefi.gouv.fr, le 15 octobre 2001)