Interview de M. Bruno Lemaire, ministre de l'économie et des finances, avec Europe 1 le 24 octobre 2017, sur la limitation de la durée du travail détaché, la vente d'avions Rafale à l'Egypte, le remboursement de la taxe sur les dividendes, la suppression de l'impôt sur la fortune et sur la modernisation des entreprises françaises.

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Média : Europe 1

Texte intégral


JULIE LECLERC
Patrick COHEN, vous recevez ce matin le ministre de l'Economie et des Finances.
PATRICK COHEN
Bonjour Bruno LE MAIRE.
BRUNO LE MAIRE
Bonjour Patrick COHEN.
PATRICK COHEN
Beaucoup de sujets : la fiscalité, la taxe sur les dividendes, le projet de loi entreprise. Expliquez-nous d'abord cet accord arraché hier soir à Luxembourg sur le travail détaché. Qu'est-ce que ça va changer pour les entreprises et pour les travailleurs français qui peuvent se sentir spoliés par une forme de dumping ?
BRUNO LE MAIRE
Ce que ça va changer, c'est qu'on met un coup d'arrêt au dumping social en Europe.
PATRICK COHEN
Un coup d'arrêt, vraiment ?
BRUNO LE MAIRE
Oui, un vrai coup d'arrêt, puisque l'on va limiter la durée du travail détaché à 12 mois, avec six mois éventuellement, mais c'est 12 mois.
PATRICK COHEN
C'est deux mois en moyenne, aujourd'hui, en France, Bruno LE MAIRE.
BRUNO LE MAIRE
Oui, mais il y a une limite, c'est-à-dire qu'on dit très clairement : on ne peut pas accepter que le travail détaché soit la norme. On rehausse le niveau de protection sociale, les niveaux salariaux, pour que là encore le dumping social ne soit pas la norme. On encadre aussi les contrôles. Donc tout ça, pour moi, c'est une vraie victoire de l'Europe, et c'est une vraie victoire de la France, puisque c'est le président de la République qui avait porté ça depuis le début de son quinquennat. C'est la preuve que lorsque l'on y met toute la volonté politique nécessaire, on peut éviter que l'Europe aille dans une mauvaise direction. La mauvaise direction, c'est le dumping social, c'est le dumping fiscal, c'est le moins-disant permanent. L'Europe, elle doit viser, aller vers le meilleur, pas vers le plus bas.
PATRICK COHEN
Donc, c'est une Europe qui protège, c'est ça qui apparait dans l'accord conclu hier soir à Luxembourg, encore faut-il que ces règles soient appliquées, le sujet reste la lutte contre la fraude au travail détaché, non ? Vous ne trouvez pas ?
BRUNO LE MAIRE
Il y a un renforcement justement des moyens de lutte contre la fraude. Il y a un renforcement des contrôles. Tout ça a été négocié, je trouve, avec beaucoup de talent par Muriel PENICAUD, parce que je peux vous dire que c'est difficile l'Europe. Il faut que chacun de nos auditeurs en soit conscient, gagner une bataille en Europe, c'est très difficile, parce que dans le fond, il y a deux forces qui s'affrontent, il y a ceux qui disent : « Eh bien dans le fond, l'Europe c'est un marché, on laisse aller, chacun défend ses intérêts nationaux, on n'a plus d'ambitions collectives ». Et puis il y a d'autres pays, avec je crois la France, l'Allemagne à leur tête, qui disent : « Non, l'Europe elle doit améliorer la vie des concitoyens, elle doit viser le meilleur, elle doit donner de l'emploi, elle doit aider en matière éducative, en matière de recherche, elle doit aller vers plus d'harmonisation fiscale, plus d'intégration, plus de protection face au géant chinois ou face au géant américain ». Ça c'est cette Europe que nous portons avec le président de la République.
PATRICK COHEN
Le président égyptien SISSI est à Paris. Est-il vrai que Bercy, le ministère de l'Economie, votre ministère, Bruno LE MAIRE, tord le nez sur un contrat de 12 avions Rafale, un nouveau contrat, à cause des facilités de paiement réclamées par l'Egypte ?
BRUNO LE MAIRE
D'abord, on verra s'il y a un nouveau contrat. Je rappelle que l'Egypte a été le premier client à l'export du Rafale, en 2015. S'il peut y avoir de nouveaux contrats, tant mieux, je crois que ce sera l'objet de la discussion entre le président de la République et le président...
PATRICK COHEN
C'est tant mieux, quelle que soit la nature du régime, Bruno LE MAIRE ?
BRUNO LE MAIRE
C'est tant mieux si le régime, déjà, a les moyens de payer les Rafale. Donc ça, c'est normal que Bercy s'assure que le régime égyptien soit en mesure de payer ses commandes d'avions. Ensuite, sur les droits de l'homme, bien sûr que nous en parlons. Moi je n'ai aucun doute que le président de la République, quand il déjeunera avec son homologue égyptien, évoquera la question des droits de l'homme, évoquera la question de la protection des homosexuels en Egypte, évoquera la question dont la lutte contre le terrorisme est menée en Egypte, et dieu sait que c'est difficile de mener cette lutte contre l'islamisme radical en Egypte. Tous les sujets sont sur la table.
PATRICK COHEN
La fiscalité à présent, Bruno LE MAIRE. Pour rembourser les 10 milliards d'euros que l'Etat doit aux entreprises, après la censure de la taxe sur les dividendes, vous allez demander, ai-je lu, une contribution exceptionnelle aux grosses entreprises. Ça va se faire, vous en avez parlé déjà avec le MEDEF, Pierre GATTAZ, que vous avez reçu hier ?
BRUNO LE MAIRE
Alors, j‘ai commencé à en parler, je vais continuer aujourd'hui, ce n'est pas la partie la plus facile de mon travail.
PATRICK COHEN
Ça vous fait sourire, pourquoi ?
BRUNO LE MAIRE
Non, parce que bon, ça fait partie des choses un peu compliquées, mais je crois que les entreprises avec lesquelles j'ai commencé à en discuter, ont conscience que ce n'est pas uniquement un problème fiscal, c'est un enjeu national. Si nous ne remboursons pas ces dix milliards d'euros, si nous ne montrons pas très rapidement à nos partenaires européens comment est-ce que nous remboursons ces dix milliards d'euros...
PATRICK COHEN
On ne sort pas de la procédure de déficit excessif.
BRUNO LE MAIRE
On ne sort pas de la procédure de déficit excessif, on est à nouveau au ban de l'Europe, et toute notre parole politique qui a retrouvé sa crédibilité, on le voit avec les travailleurs détachés, on va le voir avec la taxation des gens du numérique, sur laquelle avec le président de la République nous sommes totalement engagés, eh bien tout ça, malheureusement, deviendra de plus en plus difficile, parce que notre parole aura perdu sa crédibilité. Donc je fais vraiment appel au sens civique de ces entrepreneurs, c'est les plus grandes entreprises qui sont concernées, une immense majorité de cette taxe doit être payée par des entreprises, qui font plus d'un milliard d'euros de chiffre d'affaires. Moi je fais appel à leur sens civique, qu'elles comprennent que la France a tout intérêt à se sortir le plus vite possible de cette difficulté-là pour regarder de l'avant et renforcer sa crédibilité en Europe.
PATRICK COHEN
Et dans quel cadre, il y aura une taxe ou ça sera une sorte de mécénat ?
BRUNO LE MAIRE
Il y aura, non, soyons clairs, il y aura une contribution exceptionnelle. Je ne suis pas favorable à un étalement, pour une raison qui est simple, c'est que les intérêts moratoires sont de 4,8 %, donc plus on retarde le remboursement, plus ça coûtera cher. Je souhaite qu'on aille le plus vite possible dans le règlement de cette question-là, si on peut rembourser l'intégralité entre 2017 et 2018, ce sera parfait, l'Etat prendra une partie à sa charge aussi.
PATRICK COHEN
Combien ?
BRUNO LE MAIRE
Je tiens à le dire, on va en discuter avec les entreprises.
PATRICK COHEN
C'est-à-dire ?
BRUNO LE MAIRE
Mais il paraît équitable que l'Etat prenne aussi sa part de ce remboursement, donc il faut qu'on définisse la part de l'entreprise...
PATRICK COHEN
La moitié, moins de la moitié ?
BRUNO LE MAIRE
Nous verrons. Mais je veux qu'il y ait un partage équitable, et que l'Etat prenne aussi sa part et que les entreprises, le remboursement soit concentré véritablement sur celles qui ont le chiffre d'affaires le plus important. On peut même imaginer un seuil à un milliard d'euros, un deuxième seuil avec des entreprises qui ont un chiffre d'affaires à 5 milliards d'euros, tout cela sera discuté dans les jours qui viennent, je veux que le problème soit réglé, dans une semaine. Il faut que d'ici une semaine, nous ayons trouvé la solution, que nous l'ayons présentée aux entrepreneurs et qu'ils l'aient acceptée, que nous l'ayons présentée à nos partenaires européens et que la Commission européenne ait validé cette solution. Il faut aller vite, mettre ce problème derrière nous et regarder l'avenir.
PATRICK COHEN
Dix milliards d'euros à trouver donc en une semaine.
BRUNO LE MAIRE
En une semaine.
PATRICK COHEN
En revanche, pour ce qui est des coupables ou plutôt des responsables politiques, ça prendra un peu plus de temps, vous avez lancé une enquête...
BRUNO LE MAIRE
Oui, j'ai lancé une enquête, parce que l'on ne peut pas dire aux Français : voilà, eh bien désolés, il y a eu 10 milliards comme ça, qui ont été taxés de manière illégitime, on s'est planté et puis on ne regarde pas qui est responsable. Enfin ça, c'est une politique qui n'est pas digne de l'intérêt général et pas respectueuse des deniers publics, ni respectueuse du contribuable. Donc nous établirons les responsabilités. J'ai reçu hier la directrice de l'Inspection générale des finances, je lui ai demandé de me remettre un rapport pour le 10 novembre, donc le 10 novembre nous aurons établi les responsabilités pour savoir pourquoi, c'est pas simplement qu'on ait créé cette taxe, c'est surtout qu'on l'ait maintenue, c'est-à-dire donc au fil des années on savait de plus en plus que tout ça était contraire au droit européen, et pourtant la taxe a été maintenue. Pourquoi a-t-elle été maintenue ? Qui l'a maintenue ? Je crois que c'est par souci de transparence qu'il faut établir les responsabilités des uns et des autres.
PATRICK COHEN
Vous travaillez tous les jours, Bruno LE MAIRE, avec des gens qui ont sans doute des informations sur le sujet, qui étaient au coeur de la machine d'Etat lors du précédent quinquennat, vous le savez.
BRUNO LE MAIRE
Oui, mais je ne suis pas inspecteur, je ne suis pas enquêteur, je suis ministre de l'Economie et des Finances, et je pense qu'il est là aussi de bonne politique, qu'une personne indépendante fasse la transparence sur ce qui s'est passé. Ne mêlons pas la politique politicienne avec ce sujet-là, là c'est une question d'intérêt général, de respect des comptes publics et de bonne tenue de l'être.
PATRICK COHEN
Non, ce n'est pas politicien, Bernard CAZENEUVE, qui était à votre place il y a quelques jours, disait : « Ecoutez Emmanuel MACRON, il a été secrétaire général adjoint de l'Elysée...
BRUNO LE MAIRE
Oui, mais vous voyez bien, exactement, mais...
PATRICK COHEN
Alexis KOHLER qui est aujourd'hui secrétaire général de l'Elysée...
BRUNO LE MAIRE
Mais justement Patrick COHEN...
PATRICK COHEN
Tous ces gens-là ont participé à ces décisions.
BRUNO LE MAIRE
Mais justement ! Et qu'est-ce que vous voulez ? Que moi je vous dise ce matin : « Eh bien ça doit être Michel SAPIN »...
PATRICK COHEN
Non non non.
BRUNO LE MAIRE
Non, justement, je ne veux pas me livrer à ce jeu-là...
PATRICK COHEN
Je me contente de le souligner.
BRUNO LE MAIRE
... parce que j'estime que l'Etat ne se dirige pas comme ça, l'Etat se dirige en définissant clairement les responsabilités des uns et des autres, le ministre n'a pas à se faire le juge ou le procureur de ses prédécesseurs, il y a eu une faute, j'estime que c'est un scandale d'Etat et je maintiens mes termes, mais ce n'est pas à moi de déterminer les responsables, c'est à une personne indépendante.
PATRICK COHEN
Alors, à propos de fiscalité, vous avez fait voter la suppression de l'ISF en promettant une évaluation dans deux ans, ça veut dire que dans deux ans, en fonction de l'effet produit sur l'économie, vous pourriez revoir votre dispositif fiscal, Bruno LE MAIRE ?
BRUNO LE MAIRE
L'ISF sur les valeurs mobilières a été supprimé et restera supprimé, mais je veux qu'on examine effectivement les résultats qu'ont donné ces choix fiscaux, qui consistent à alléger la fiscalité sur le capital, pour mieux financer notre économie. Qu'est-ce que ça a donné sur l'emploi, sur la compétitivité des entreprises, sur la croissance. Je pense que c'est important qu'il y ait cette transparence et que les Français sachent quelle est l'efficacité de cette politique. Et je dirais même...
PATRICK COHEN
Et si on voit que l'argent n'est pas allé à l'économie ou aux PME.
BRUNO LE MAIRE
Et si vous corrigez une chose ici ou là, on peut corriger une chose ici ou là...
PATRICK COHEN
Mais sur le principe, ça ne bougera pas.
BRUNO LE MAIRE
... mais on ne va pas remettre en cause les grands équilibres de la loi fiscale, et je pense que c'est important de pouvoir corriger une chose ici ou là. J'ajoute que je voudrais profiter de cette mission qui fera l'évaluation de la politique fiscale, pour examiner l'ensemble des niches fiscales qui existent aujourd'hui en France et qui mitent complètement l'efficacité de notre politique fiscale. Nous avons la Cour des Comptes, nous avons la Direction du Trésor, les parlementaires, l'INSEE, qui vont travailler là-dessus. Profitons-en pour regarder pourquoi la France a un dispositif fiscal qui multiplie les niches fiscales, les avantages, sans qu'on vérifie que c'est conforme à l'intérêt général et pas des intérêts particuliers. Moi je suis un défenseur de l'intérêt général et je veux qu'on profite de cette évaluation pour évaluer toutes les niches fiscales en France.
PATRICK COHEN
Dernier sujet Bruno LE MAIRE. Vous voulez transformer les entreprises de France, c'est l'objet de la concertation que vous venez de lancer. Vous voulez les transformer comment ? Quelle taille, quel est le modèle ?
BRUNO LE MAIRE
Le modèle, c'est le modèle français. Il ne s'agit pas de d'importer un modèle par exemple un modèle allemand, en France.
PATRICK COHEN
Eh bien je vous ai souvent vu dans les interviews, citer l'Allemagne.
BRUNO LE MAIRE
L'Allemagne a ses qualités...
PATRICK COHEN
Il y a 12 000 entreprises de taille intermédiaire.
BRUNO LE MAIRE
L'Allemagne a aussi ses défauts. Ce que je constate simplement, c'est que nos entreprises ne vont pas assez vite dans la digitalisation, il faut les accompagner, il faut leur permettre de se moderniser. Elles investissent pas assez, elles n'innovent pas assez. Du coup on se retrouve dans des situations. Regarder Tupperware, voilà une entreprise qui n'a pas suffisamment innové, pas suffisamment investi. Qui est-ce qui paie l'addition au bout du compte ? C'est les salariés qui sont licenciés. Donc moi je veux aider nos entreprises à se moderniser, à investir, à innover. Je veux qu'on puisse les transmettre plus facilement, pour garantir la stabilité qu'elles ne tombent pas dans les mains de fonds de pension étrangers. Je veux que l'on ait un tissu économique solide et conquérant.
PATRICK COHEN
Est-ce que la cogestion, telle qu'elle se prépare, qu'elle se pratique en Allemagne, est-ce que ça pourrait rentrer dans notre modèle français, c'est-à-dire ouvrir les conseils d'administration aux salariés ?
BRUNO LE MAIRE
Je vous le redis : chacun son modèle. Il y a un modèle de cogestion en Allemagne et un autre modèle en France qui est différent et je pense qu'il est important que nous gardions chacun notre modèle. En revanche, il y a une chose qui ne marche pas assez bien en France, c'est la manière dont on associe les salariés aux résultats de l'entreprise, aux bénéfices de l'entreprise. Ça marche bien pour les grandes entreprises ou pour les entreprises de taille intermédiaire, et pour les petites entreprises, les très petites entreprises, comment est-ce qu'on fait pour que le salarié qui s'est donné du mal, qui a travaillé, qui a participé aux bons résultats de l'entreprise, puisse toucher le fruit de son travail. Ça, pour moi, c'est fondamental, parce qu'un des choix cardinaux fait par le président de la République et que nous soutenons fortement, c'est que le travail doit payer.
PATRICK COHEN
Merci Bruno LE MAIRE...
BRUNO LE MAIRE
Merci Patrick COHEN.
PATRICK COHEN
D'être venu ce matin au micro d'Europe Matin.
Source : Service d'information du Gouvernement, le 25 octobre 2017