Texte intégral
Mme la présidente. L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi autorisant la ratification de la convention multilatérale pour la mise en oeuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices (projet n° 227, texte de la commission n° 411, rapport n° 410).
Dans la discussion générale, la parole est à Mme la secrétaire d'État.
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État auprès du ministre de l'économie et des finances. Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, vous examinez aujourd'hui la convention multilatérale pour la mise en oeuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices.
Signée le 7 juin 2017 par la France et par soixante-sept autres États et territoires, cette convention constitue une innovation majeure en matière de fiscalité internationale en ce qu'elle s'imposera dans les relations entre États sans qu'il soit besoin de modifier les conventions fiscales bilatérales existantes.
Ce tournant décisif dans la coopération fiscale internationale a été imaginé pour gagner un temps précieux en matière de lutte contre les pratiques d'évasion fiscale des entreprises qui cherchent à réduire, voire à annuler leurs impôts en tirant avantage des conventions fiscales bilatérales.
La ratification de la convention multilatérale s'inscrit donc pleinement dans les objectifs portés par le Président de la République et par le Gouvernement en matière de lutte contre la fraude fiscale.
La convention multilatérale permettra de traduire dans nos relations avec nos partenaires les avancées du projet mené par l'Organisation de coopération et de développement économiques, l'OCDE, de lutte contre l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices, dit « projet BEPS », pour Base Erosion and Profit Shifting. Elle parera ou rendra plus difficile l'évasion fiscale pratiquée par certaines entreprises qui cherchent à réduire leur impôt dû en France en transférant leurs bénéfices dans des États ou territoires à fiscalité plus faible, voire nulle.
Comme vous le savez, le projet BEPS a été amorcé par le G20, notamment sur l'initiative de la France, dans un contexte de mobilité croissante des activités économiques, à l'occasion du sommet de Los Cabos de 2012. Il a conduit l'OCDE à élaborer un ensemble de mesures structurées autour de quinze actions.
Ces mesures de lutte contre la fraude et l'évasion fiscales nécessitent, pour une partie d'entre elles, de modifier les conventions fiscales bilatérales.
Très novatrice, cette convention multilatérale permettra de mettre à jour les 1 100 conventions fiscales conclues entre ses signataires sans nécessiter l'ouverture de longues négociations bilatérales. De telles négociations auraient constitué un chantier à l'issue incertaine et susceptible de durer plusieurs années pour les États concernés. La France, du fait d'un réseau conventionnel très étendu, devait modifier l'ensemble de ses 121 conventions fiscales bilatérales.
Les dispositions de la convention multilatérale visent principalement à s'assurer que les bénéfices sont imposés là où s'exercent réellement les activités économiques qui les engendrent, en luttant notamment contre l'utilisation abusive des conventions fiscales et le contournement artificiel du statut d'établissement stable tout en améliorant les modalités de règlement des différends entre États en cas de double imposition.
À cet effet, la convention multilatérale contient tout d'abord des mesures obligatoires pour les États signataires, à savoir les standards minimums.
D'une part, ces standards minimums visent à modifier le préambule des conventions fiscales et à insérer une clause anti-abus de portée générale permettant de refuser le bénéfice de la convention en présence de montages dont le principal objet est l'obtention des avantages fiscaux prévus par les conventions bilatérales.
D'autre part, ces normes minimales visent à moderniser la procédure de règlement des différends pour résoudre les cas de double imposition. Il s'agit de dispositions protectrices pour les entreprises et les acteurs économiques.
À titre d'exemple, la règle anti-abus du critère des objets principaux de la convention multilatérale permettra de refuser un avantage conféré par une convention fiscale lorsque l'un des principaux objets d'un montage ou d'une transaction est l'octroi d'un avantage prévu par la convention. Le but est de contrer les opérations sans réalité économique et motivées par le bénéfice d'un avantage fiscal.
Par ailleurs, afin d'associer le maximum d'États tout en s'assurant d'une large application de certaines dispositions anti-abus, la convention multilatérale contient d'autres stipulations qui sont optionnelles et dont les parties peuvent faire usage selon leur politique conventionnelle.
Le Gouvernement a fait le choix de ne retenir les stipulations optionnelles que dans la mesure où elles renforcent les dispositifs de lutte contre l'évasion et la fraude fiscales et où elles correspondent à la pratique conventionnelle de la France. En conséquence, les options qui n'étaient pas considérées comme essentielles pour remédier à l'évasion fiscale ou dont les effets étaient trop incertains, notamment pour nos entreprises, n'ont pas été retenues.
Plusieurs stipulations optionnelles constituent de réelles avancées. Certaines d'entre elles sont destinées à empêcher les pratiques de contournement artificiel du statut d'établissement stable ayant pour objectif de ne pas être assujetti à l'impôt sur les sociétés au titre d'une activité conduite sur un territoire donné. D'autres dispositions concernent l'insertion d'une clause sur l'arbitrage interétatique dont l'objet est de résoudre les conflits de double imposition dans le cadre des conventions fiscales.
Ainsi, la convention multilatérale permettra de déjouer les schémas dits « de commissionnaire », qui consistent à localiser artificiellement à l'étranger des activités commerciales pour ne pas payer l'impôt sur les sociétés lié à une activité conduite sur un territoire donné.
Avant les modifications proposées, échappait à la détermination d'établissement stable en France l'activité d'une entreprise française agissant pour le compte d'une entreprise étrangère et engageant, dans les faits, cette entreprise dans une relation commerciale avec des clients français, au seul motif que les contrats étaient in fine signés par la société étrangère.
Vous le savez, de tels schémas s'observent notamment dans le secteur du numérique.
La France a également choisi l'option consistant à empêcher que les entreprises ne contournent la définition d'un établissement stable en cas de fractionnement des contrats. Là encore, il s'agit de mieux faire coïncider le droit et la réalité économique quant à l'activité d'une entreprise sur un territoire.
Lors de la signature de la convention multilatérale, la France a communiqué la liste des conventions fiscales bilatérales qu'elle souhaite couvrir, lesquelles sont au nombre de 88. Elles correspondent aux États ayant participé aux travaux d'élaboration de la convention multilatérale qui ont conclu avec la France une convention fiscale.
Au 22 mars 2018, date de la dernière mise à jour effectuée par l'OCDE, 78 États et territoires étaient signataires de l'accord. Parmi ces parties, l'Autriche, l'île de Man, Jersey, la Pologne et la Slovénie ont d'ores et déjà achevé le processus de ratification de la convention multilatérale et constitué le socle minimal d'États signataires.
Pour ces États, la convention multilatérale entrera donc en vigueur le 1er juillet 2018. Pour la France, comme pour chaque autre État signataire, elle entrera en vigueur le premier jour du mois qui suit l'expiration d'une période de trois mois calendaires à compter de la date de dépôt de son instrument de ratification.
Le Gouvernement est pleinement conscient du caractère novateur de cet instrument, qu'il s'agisse de ses relations avec le Parlement ou des relations de l'administration fiscale avec les contribuables. C'est pourquoi il s'engage à informer le Parlement chaque année des effets produits par les évolutions de la convention multilatérale à l'égard de nos conventions fiscales bilatérales dans le rapport annuel relatif au réseau conventionnel annexé au projet de loi de finances.
Par ailleurs, l'administration assurera la lisibilité des conventions fiscales bilatérales affectées par la convention multilatérale via la publication de versions consolidées qui permettront d'assurer la bonne information des usagers. Elle garantira de surcroît, comme c'est le cas aujourd'hui, la sécurité juridique des opérateurs économiques par la production de rescrits.
Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, telles sont les principales observations qu'appelle la convention multilatérale pour la mise en oeuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices, qui fait l'objet du projet de loi aujourd'hui soumis à votre approbation. (Applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche. M. Jean-Claude Requier applaudit également.)
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Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d'État.
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. Monsieur le rapporteur général, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie tout d'abord pour vos interventions, vos commentaires et l'ensemble des points de vigilance sur lesquels vous m'avez alertée dans ce débat. Celui-ci, je le crois, a soulevé les bons problèmes et montre aussi qu'il existe sur ces travées un soutien fort à l'action de la France et l'action internationale dans la lutte contre la fraude fiscale, et je m'en réjouis.
Je voudrais revenir sur quatre sujets qui ont été évoqués à plusieurs reprises dans les interventions.
Le premier sujet concerne les options choisies par le Gouvernement en ce qui concerne les établissements stables, un thème central de cette convention.
Le Gouvernement a choisi une démarche cohérente qui consiste à retenir l'ensemble des options de la convention sur les établissements stables, puisque ces options répondent pleinement à l'objectif de lutte contre l'évasion fiscale que nous cherchons à atteindre. Celles-ci sont directement issues du projet BEPS de l'Organisation pour la coopération et le développement économiques et permettent la remise en cause des schémas d'optimisation.
Par ce choix, les entreprises étrangères ne pourront plus recourir au schéma dit « de commissionnaire » pour localiser artificiellement leurs activités commerciales à l'étranger et ne pas acquitter l'impôt sur les sociétés en France. Il s'agit d'une première réponse aux pratiques d'optimisation des acteurs de l'économie numérique. Je sais bien que ce n'est pas une réponse complète ou définitive. C'est pourquoi j'y reviendrai un peu plus tard.
Les options retenues par le Gouvernement à propos des établissements stables permettent également de lutter contre la fragmentation artificielle des fonctions des entreprises au sein de plusieurs entités, quand elles oeuvrent sur un même chantier dans le but d'échapper à la reconnaissance d'un établissement stable. Cette option s'inscrit dans une démarche objective et cohérente d'anti-abus, afin d'éviter qu'un groupe international ne planifie son activité en France à travers plusieurs entités et échappe ainsi indûment à l'impôt.
J'ai bien entendu les craintes spécifiques que certains d'entre vous ont exprimées sur cette option : vous avez peur que certaines de nos entreprises ne soient imposées à l'étranger, alors qu'elles n'y ont pas d'établissement stable aujourd'hui.
Il faut toutefois rappeler qu'en vertu de certaines de nos conventions bilatérales, un établissement stable de chantier est aujourd'hui d'ores et déjà constaté lorsque la présence de l'entreprise à l'étranger est supérieure à six mois, voire trois mois pour certaines d'entre elles. Vous comprendrez donc bien que cette règle de fractionnement ne viendra pas changer l'état du droit pour les grands chantiers emblématiques qui, parce qu'ils durent plusieurs années, sont de toute façon déjà imposés dans l'État où ils sont localisés.
En outre, le fait de reconnaître un établissement stable ne conduira pas à attribuer l'ensemble des profits y afférent à l'État sur le territoire duquel le chantier est situé. Une répartition du profit sera réalisée en fonction de la valeur ajoutée créée sur place et en France. Une partie importante de ce profit restera donc taxable en France.
Par ailleurs, comme l'a affirmé l'OCDE, la nouvelle définition de l'établissement stable a d'abord une visée anti-abus et ne modifie ni les règles d'allocation des profits aux établissements stables ni la répartition des droits d'imposer hors montages abusifs. De ce fait, elle ne devrait pas se traduire par un transfert significatif de matière imposable.
La France n'est pas le seul pays développé à avoir retenu cette option sur la fragmentation des contrats : des États comme les Pays-Bas, l'Irlande, la Norvège, l'Australie, l'Argentine, Israël ou la Nouvelle-Zélande l'ont également fait. Je vous garantis que le Gouvernement sera tout particulièrement vigilant à ce que ces stipulations ne soient pas détournées par certains États pour s'adjuger, à notre détriment, une imposition plus importante que celle qui leur est due.
Le deuxième sujet a trait à la sécurité juridique des opérateurs. Comme je l'ai indiqué, le Gouvernement est parfaitement conscient de l'importance de garantir la sécurité juridique de nos opérateurs économiques. Notre souhait est de lever toute ambiguïté quant à l'interprétation qui devra être faite de l'articulation entre la convention multilatérale et les conventions fiscales bilatérales.
C'est pourquoi l'administration fiscale publiera des versions consolidées des conventions fiscales bilatérales qui intégreront les effets de la convention multilatérale. Ces versions consolidées garantiront l'intelligibilité de la norme et participeront à la bonne information des contribuables sur leurs obligations fiscales. En revanche, elles ne constituent pas formellement une interprétation de l'administration et ne sauraient par conséquent lui être opposables.
Permettez-moi de vous apporter une information complémentaire : dans le cadre de l'élaboration de ces conventions consolidées, l'administration fiscale va recenser les difficultés nécessitant une interprétation, qui feront l'objet d'une publication au BOFiP. Dans le cadre de ce travail de préparation de cette publication, une consultation en amont des acteurs économiques permettra non seulement d'identifier les questions qu'ils se posent, mais aussi de les couvrir par cette publication interprétative et donc opposable.
Par ailleurs, les réponses aux demandes de rescrit et, le cas échéant, les instructions fiscales commentant la convention multilatérale constitueront une garantie opposable à l'administration de nature à assurer la pleine sécurité juridique des opérateurs économiques.
Le troisième sujet porte sur l'importance de l'information du Parlement, compte tenu du caractère encore non définitif et évolutif de l'impact de la convention multilatérale. Le Gouvernement s'engage à informer chaque année le Parlement je l'ai dit des effets produits par les évolutions de la convention multilatérale à l'égard des conventions fiscales. Cette information sera délivrée dans le rapport annuel portant sur le réseau conventionnel de la France en matière d'échange de renseignements, annexé au projet de loi de finances.
Je comprends tout à fait les remarques des uns et des autres sur le retard pris par le Gouvernement dans la remise de ces rapports : c'est pourquoi je m'engage à ce que ledit rapport soit bien remis chaque année. Je peux d'ores et déjà vous annoncer que le retard accumulé dans la production de ce rapport annuel est en passe d'être rattrapé grâce à la remise imminente d'une version couvrant les années 2015 et 2016.
M. Albéric de Montgolfier, rapporteur. Mieux vaut tard que jamais ! (Sourires.)
Mme Delphine Gény-Stephann, secrétaire d'État. Enfin, le quatrième sujet important concerne la fiscalité des géants du numérique. Comme cela a été dit, il existe des dispositions dans les articles de la convention multilatérale relatifs à l'établissement stable qui permettraient quelques avancées par rapport aux entreprises du secteur numérique, même si ces mesures ne règlent pas le problème dans son ensemble.
Le Gouvernement reste attaché à une solution de long terme qui s'appuiera sur les discussions en cours dans le cadre du BEPS à propos d'une conception élargie de l'établissement stable, discussions que nous souhaitons poursuivre et mener à bien.
D'ailleurs, une task force coprésidée par la France a été créée au sein de l'OCDE pour travailler sur ce sujet de la fiscalité du numérique. Elle remettra le fameux rapport mentionné à l'action 1 de la convention multilatérale et a d'ores et déjà récemment produit un rapport intermédiaire, qui appelle de ses voeux une solution de court terme fondée sur une taxation du chiffre d'affaires. Cette solution correspond à l'option défendue par la France au sein des instances européennes. La task force s'est donné l'année 2020 comme horizon pour achever ses travaux sur la fiscalité du numérique.
Nous restons extrêmement actifs et exigeants sur ces discussions internationales qui devraient aboutir à une solution de long terme. À court terme, nous promouvons une solution européenne opérationnelle qui consiste à taxer le chiffre d'affaires des géants du numérique en Europe, par le biais d'une directive dont un premier projet a été élaboré. Il s'agit d'une étape importante que nous encourageons sur le court terme, ce qui n'exclut pas notre travail pour trouver une solution de long terme.
Mme la présidente. La discussion générale est close.
Source http://www.senat.fr, le 27 avril 2018