Texte intégral
Monsieur le Directeur général,
Mesdames les Ministres et chères collègues,
Mesdames et Messieurs,
J'avais tenu à me rendre à Stockholm il y a un an pour participer à la conférence intergouvernementale sur les politiques culturelles pour le développement organisée par l'UNESCO. Lors de cette conférence, les débats avaient été largement consacrés à la problématique de la diversité culturelle. Je me réjouis de l'initiative de la Commission française de l'UNESCO de nous permettre de prolonger ces débats, dans un cadre qui me paraît tout à fait approprié.
Cette réunion sur " la culture, le marché et la mondialisation " vient à point nommé alors que se préparent les prochaines négociations à l'Organisation Mondiale du Commerce. Les problématiques qui ont orienté les trois demies journées de réflexion me semblent très bien choisies. J'avoue en revanche ma perplexité face au point d'interrogation figurant dans le titre de cette rencontre. Pour moi en effet il n'y a aucun doute : la culture n'est pas une marchandise comme les autres !
1. Pour le pluralisme culturel : les objectifs
Reconnaître la spécificité des biens culturels me paraît constituer un premier impératif. Leur rapport à l'homme, à son imaginaire, à sa civilisation, est en effet très particulier. Les biens culturels véhiculent certaines valeurs, certaines références qui leur donnent un statut unique. Y voir des marchandises comme les autres procède d'une vision extrêmement réductrice.
Les biens culturels sont essentiels à la préservation de l'identité des peuples et du lien social. Le maintien des cultures nationales et leur transmission aux générations futures est capital. Les biens culturels doivent circuler, mais cette circulation ne doit pas conduire à une standardisation appauvrissante.
La spécificité des biens culturels n'est par ailleurs pas que culturelle. Elle est aussi économique. Je souhaite insister sur ce point souvent négligé : nous n'aurions pas seulement tout à perdre culturellement d'une banalisation des biens culturels, nous n'aurions également rien à y gagner économiquement.
Les biens culturels sont rarement produits à partir d'études marketing. Leurs prix de vente sont souvent déconnectés de leurs coûts de production, en raison de leur rareté ou à l'inverse de leur large diffusion lorsqu'ils sont reproduits. Les biens culturels sont souvent des prototypes qui échappent à toute volonté de standardisation. Les conditions de production des oeuvres sont le plus souvent artisanales.
Laisser les livres, les films aux aléas du marché conduirait à la disparition de biens essentiels à la satisfaction des individus. Il importe donc, pour des raisons économiques et culturelles, de défendre la spécificité des biens culturels, gisement de croissance, d'emplois et de développement.
La nécessité de ce traitement spécifique est dans mon esprit, je tiens à le préciser, générale. Elle vaut pour l'ensemble des biens culturels (à condition qu'il s'agisse bien de produits culturels, et non de produits de loisirs), et non pour les seules productions françaises. Je me dois de le préciser car je voudrais tout de suite lever un malentendu au sujet d'une notion qui présente une certaine ambiguïté : la notion d'exception culturelle. Certains ont feint de croire que si la France avait mis cette notion en avant, c'était au nom de sa propension à penser que tout ce qu'elle produisait était exceptionnel. Il ne s'agit bien sûr pas de cela, mais de la volonté de mon pays d'insister sur la nécessité de réserver un traitement spécifique aux biens culturels, à tous les biens culturels.
Nous voulons manifester notre volonté active et offensive de promouvoir la spécificité des biens culturels, le pluralisme et la diversité culturelle, de la manière la plus ouverte et la plus nette.
La nécessité d'une reconnaissance de la spécificité des biens culturels doit en outre être sans cesse actualisée face à l'évolution des technologies. Dans le débat sur la convergence entre les médias et les télécommunications, on voit ainsi apparaître clairement la nécessité de distinguer les contenus du contenant, et de maintenir un traitement spécifique pour les premiers.
Il en va de la préservation de la diversité culturelle qui constitue un second objectif, complémentaire à la reconnaissance de la spécificité des biens culturels. L'homme a besoin de diversité, les différentes cultures constituent un véritable patrimoine de l'humanité, qui s'enrichit continuellement par les apports de chacun, et que sa diversité et une certaine fragilité rendent particulièrement précieux.
La culture elle-même ne peut exister sans confrontations, sans diversité. L'unification des cultures remet directement en cause la notion même de culture. Je crois que nous en sommes bien majoritairement conscients.
Je voudrais souligner que ce pluralisme culturel doit comporter, selon moi, de nombreuses dimensions. Parmi celles-ci, la dimension linguistique n'est pas la moindre. Le pluralisme linguistique revêt une grande importance, et je ne suis pas de ceux qui pensent que l'anglais ait une vocation naturelle à se substituer aux autres langues.
Les langues, les esthétiques, la façon de penser, de se nourrir, de vivre, doivent rester variées. C'est parce qu'il faut reconnaître la valeur de la diversité culturelle qu'il faut par exemple se réjouir, à mon sens, qu'un film comme Rosetta ait pu être primé à Cannes. L'audace du jury a été critiquée, mais je ne crois pas qu'il faille regretter qu'un film si éloigné des canons hollywoodiens, et ceci dit sans remettre en cause l'intérêt de nombreux films produits à Hollywood, ait pu être ainsi mis en avant.
Le pluralisme culturel, impose la reconnaissance de la spécificité des biens culturels et de la valeur de la diversité culturelle. Mais un autre objectif me paraît nécessairement lié aux précédents : reconnaître la nécessité du plus large accès de tous à la culture.
Ces différentes questions sont en effet étroitement liées. Le rapport sur " notre diversité créatrice " l'affirme à juste titre, et la conférence de Stockholm l'a souligné. J'ai fait de l'élargissement de l'accès à la culture la priorité de ma politique, et il s'agit d'un axe étroitement complémentaire de celui de la défense et du développement du pluralisme culturel. A l'échelle de la planète comme au sein de nos Etats, le pluralisme culturel est incompatible avec l'exclusion. Une large participation à la vie culturelle, une réelle capacité du plus grand nombre à profiter de la diversité de la vie culturelle est indispensable à un véritable pluralisme. L'accès de tous à la culture et aux cultures requiert de nombreuses conditions, et une politique déterminée, dans le détail desquelles je n'entrerai pas.
Il convient cependant de mentionner ici le rôle que peuvent jouer les nouvelles technologies pour cet accès de tous à la diversité des cultures, notamment dans les pays en développement. Les évolutions technologiques peuvent susciter de nombreuses inquiétudes, mais elles représentent également des aspects positifs qu'il ne faut pas négliger. Internet par exemple est un formidable vecteur d'expression à faible coût.
En poursuivant l'inventaire des objectifs qui me paraissent s'imposer pour assurer le pluralisme culturel, je voudrais parler maintenant des auteurs, et rappeler la nécessité de reconnaître la légitimité de la protection de leurs droits. Sans cette protection, destinée à assurer une rémunération légitime de leur activité, les auteurs risquent non seulement d'être spoliés, mais même de disparaître à terme.
Toutes nos sociétés sont concernées par cette question des droits d'auteurs. Nous connaissons les ravages effectués par la piraterie dans les pays qui ont du mal à faire appliquer une législation suffisamment protectrice. Dans d'autres sociétés, les problèmes principaux ne concernent pas la piraterie, mais l'incapacité dans laquelle sont les auteurs d'assurer le respect de leurs créations. Le haut niveau d'exigence auxquels nous sommes parvenus en France dans ce domaine me paraît indispensable au développement du pluralisme culturel.
Il est ainsi très clair pour moi que les développements potentiels de la société de l'information ne pourront être effectifs sans contenus de qualité, ce qui suppose que les titulaires de droits soient valorisés et respectés et qu'ils y trouvent leur compte. Il ne pourra pas y avoir sur les réseaux que de l'information libre de droit, car le retour sur l'investissement créatif est indispensable pour faire vivre nos créateurs, producteurs et diffuseurs. Faire croire l'inverse est un leurre dangereux, vis-à-vis même du caractère souhaitable du développement de la société d'information.
Je citerai enfin un dernier objectif que je considère également comme étant fondamental dans cette recherche de la diversité culturelle : il faut que soit reconnue la capacité des Etats à intervenir dans ce domaine. Les Etats ne peuvent en effet pas abdiquer leurs responsabilités politiques, et faire confiance aux seules lois du marché. Un véritable pluralisme exige des contre poids face au marché, des mesures correctrices que les Etats sont dans certains cas seuls à pouvoir prendre.
Je précise qu'il ne s'agit pas là de faire l'apologie de l'interventionnisme étatique en matière culturelle. Je sais bien que le pluralisme culturel n'a pas nécessairement tout à gagner de l'intervention de l'Etat. Mais lui interdire d'intervenir ne m'apparaît pas sain. Les gouvernements démocratiques doivent pouvoir répondre aux attentes des citoyens dans ce domaine essentiel pour la citoyenneté. Ils doivent pouvoir exercer leurs responsabilités, qu'il s'agisse de pays puissants ou de pays moins puissants, dans tous les continents.
2. Pour le pluralisme culturel : les moyens
Après cet inventaire rapide des objectifs qui s'imposent pour le pluralisme culturel, je voudrais maintenant entrer dans des développements plus concrets, et évoquer les moyens qui m'apparaissent nécessaires à cette fin, les politiques qui me semblent devoir être suivies pour assurer le pluralisme culturel. Comment les pouvoirs publics doivent-ils agir pour encourager la diversité culturelle ?
Ils doivent d'abord, me semble-t-il, développer, des politiques culturelles nationales fortes et dynamiques. Il ne faut pas en effet tout attendre de la communauté internationale. En Europe comme dans le reste du monde, c'est d'abord à chaque gouvernement national qu'il incombe de mettre en uvre une politiques culturelle structurée et dotée de moyens suffisants. Il s'agit d'ailleurs là d'une recommandation explicite adressée aux Etats en conclusion de la conférence de Stockholm.
Militer pour le pluralisme culturel sans se donner les moyens d'agir effectivement en faveur de la conservation du patrimoine et du développement de la création dans son propre pays n'a pas grand sens. Le rétablissement d'un budget de la culture malmené au cours des années précédentes a constitué l'une de mes priorités en arrivant à mon poste, et je compte bien poursuivre dans cette voie en refusant tout démantèlement du ministère dont j'ai la charge.
Ces politiques culturelles fortes menées par chaque gouvernement doivent reconnaître la diversité des cultures, et favoriser le pluralisme culturel à l'intérieur des Etats comme sur le plan international. La coopération internationale, notamment sous la forme d'expertises et de formations, doit aussi naturellement être encouragée, de même que l'accueil des cultures étrangères. La " Formation internationale culture " mis en uvre sous l'égide de la commission française pour l'UNESCO me paraît devoir être saluée, et je veille à développer l'action internationale de mon ministère. Mais j'accorde aussi beaucoup d'importance à l'expression des cultures régionales, comme en témoigne le fait que la France s'apprête à ratifier la charte des langues régionales du Conseil de l'Europe.
Les moyens positifs de promouvoir le pluralisme culturel sont cruciaux. Mais il convient aussi de ne pas négliger des attitudes plus défensives, qui me semblent tout aussi indispensables.
Chacun de nous se doit de refuser toute libéralisation excessive du commerce des biens culturels, et de lutter contre le dessaisissement complet des Etats. Lors de chaque nouveau cycle de négociations commerciales internationales, le problème est posé. Les quotas et les subventions qui existent dans les domaines de l'audiovisuel et de la culture sont régulièrement attaqués. Mais nous estimons en France que ces secteurs ne doivent pas être concernés par les procédures de libéralisation des échanges.
L'Accord Multilatéral sur les Investissements n'est heureusement qu'un mauvais souvenir. La mobilisation des professionnels, l'émotion d'une large partie de l'opinion, la détermination du gouvernement ont conduit à l'abandon de ce projet qui présentait de nombreux dangers. Les produits culturels étaient traités comme de simples marchandises, les Etats se voyaient reconnaître moins de droits que les multinationales. Ce projet était si menaçant pour la culture qu'il a paru nécessaire de l'abandonner plutôt que de tenter de l'amender.
Mais les négociations dans le cadre de l'Organisation Mondiale du Commerce vont bientôt entrer dans une phase active, et les mêmes dangers menacent. La position de la France est sans ambiguïté, et elle s'efforce de rallier à ses vues le plus grand nombre de partenaires, au sein de l'Union européenne et au-delà. Les enjeux de ces négociations pour l'avenir du pluralisme culturel sont considérables.
Les quotas ne sont bien sûr pas une panacée, et il ne faut d'ailleurs pas en exagérer la portée. Ils ne concernent aujourd'hui que des secteurs très limités, et sont souvent appliqués avec souplesse. Mais l'efficacité dont ils font preuve dans certains cas, pour stimuler la production et permettre l'émergence de jeunes talents, dans le domaine des musiques actuelles par exemple, impose de ne pas les démanteler.
Mais nous savons que ce sont surtout les subventions qui seront visées par ceux qui veulent à tout prix libéraliser les échanges. Le droit des Etats de prévoir des moyens de soutien appropriés pour encourager les productions nationales, notamment dans le secteur du cinéma, est contesté au nom de la primauté du marché. Or il est évident que ce sont les caractéristiques mêmes de ce marché qui rendent des mesures correctrices indispensables si l'on veut éviter la disparition totale des productions nationales.
Dans le cas de l'audiovisuel, un pays dispose d'avantages tels compte tenu de la taille de son marché, de l'absence de barrière linguistique et de sa capacité à mobiliser des capitaux, qu'il interdit aux autres Etats de bénéficier du libre échange. Les chiffres sont éloquents : les films américains représentent en moyenne 80 % du marché européen, contre 2 à 3 % de part de marché du film européen aux Etats-Unis. Et chaque année le déficit se creuse de près de 500 millions de dollars par an depuis le milieu des années 1980. Une telle situation ne peut continuer sans que nous réagissions.
La démonstration en a été cent fois faite, mais l'évidence se heurte encore à de fortes résistances qui pourraient justifier que la légitimité des interventions de l'Etat soit clairement affirmée dans un nouveau texte.
Cet exercice n'aurait sans doute pas sa place au sein même de l'Organisation Mondiale du Commerce, organisation vouée par essence à la libéralisation des échanges. Il faudrait en examiner soigneusement les avantages et les risques, mais peut-être faudra-t-il effectivement s'engager dans cette voie au sein d'une enceinte appropriée, qui pourrait être l'UNESCO, enceinte vouée à la promotion de la culture et non à la libération du commerce.
Cette réunion d'experts a été l'occasion d'examiner en profondeur des questions essentielles, de lancer quelques pistes et d'envisager de nouvelles initiatives pour la sauvegarde et le développement du pluralisme culturel. Je crois que nous avons tous notre part de responsabilité pour que notre avenir soit celui d'un dialogue fécond entre les cultures, et je compte bien pour ma part y veiller activement.
(source http://www.culture.gouv.fr, le 15 juillet 1999)