Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à France Info le 30 janvier 2002, sur les démarches de la France concernant les détenus français Taleban sur la base américaine de Guantanamo, l'engagement de la France et de l'Union européenne dans la lutte contre le terrorisme et la pauvreté et dans la recherche de solutions négociées aux crises régionales, la politique étrangère américaine.

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Média : France Info

Texte intégral

Q - Hubert Védrine, bonjour.
R - Bonjour.
Q - Qui sont les deux Français détenus par les Américains sur la base de Guantanamo ?
R - Nous avons pu déterminer que, sur les différents Taleban détenus à Guantanamo, il y avait, non pas six, contrairement aux informations qui avaient circulé en un premier temps, mais deux Français. C'est pour vérifier cela que j'avais d'ailleurs envoyé une mission dès que cela a été techniquement possible. Ce n'est pas facile d'aller comme cela à Guantanamo. La mission est passée par Washington. Elle a pu finalement arriver et s'entretenir avec les deux ressortissants français. Leur identité a été formellement établie. Ils sont en bonne santé tous les deux. Voilà où nous en sommes. Ce qui montre qu'il fallait quand même faire attention aux informations et aux chiffres un peu fantaisistes qui circulaient.
Q - Ils auront droit à un avocat, un soutien du consulat ?
R - J'ai demandé, dès le 15 janvier, en écrivant à M. Powell, mon homologue, que tous les prisonniers, quel que soit leur statut juridique, ou leur nationalité bien sûr, bénéficient de toutes les garanties reconnues par le droit international. Cela inclut d'abord les conditions de détention. Il fallait donc voir comment leur détention se passait. Nous allons rester tout à fait attentifs à leur situation. Sur le plan du procès, il serait peut-être préférable qu'ils soient jugés en France. C'est un point sur lequel il faut réfléchir.
Q - Les Américains détiennent-ils d'autres Français en Afghanistan ?
R - Je n'ai pas d'information sûre à ce stade. S'il y en a d'autres, il faudra avoir la même prudence dans la vérification, ce que nous avons fait et dans les commentaires, si vous permettez, parce qu'il s'agit tout de même de réseaux terroristes dans lesquels le premier réflexe est de fabriquer des faux papiers. Il faut quand même vérifier. Ce n'est pas parce qu'une personne dit être de telle ou telle nationalité qu'elle l'est.
Q - Ces Taleban, ou ces terroristes présumés, sont des hors-la-loi. Sont-ils détenus à Cuba hors-la-loi, c'est-à-dire hors-la-loi américaine et hors-la-loi internationale ?
R - Non, je ne pense pas que l'on puisse dire cela. Il n'est pas évident de déterminer la catégorie juridique exacte, leur statut, la convention applicable. Ce n'est peut-être pas une guerre au sens propre du terme entre un pays et un autre après une déclaration. C'est une organisation sans statut légal précis. Quel était le statut de ces gens par rapport à cette organisation ? Tout cela est objectivement compliqué.
Q - Mais puisqu'il y a une guerre, ils sont prisonniers de guerre ?
R - Ils sont prisonniers en tout cas du pays qu'ils ont attaqué. Mais quel était leur rôle à eux ? Quel était leur rôle par rapport à l'organisation ? Si l'on veut se placer sur un terrain juridique, et nous prétendons lutter contre le terrorisme, à juste titre au nom, de nos valeurs, de nos principes, de l'Etat de droit, il faut être très rigoureux et ne pas utiliser de qualification hâtive.
Q - La rigueur n'est pas sur le plan juridique en ce moment, du côté américain?
R - Les Américains ont appliqué des catégories qui sont un peu "sui generis". Cela peut donc poser des problèmes mais, en même temps, ils ont accepté que des missions britannique et française, viennent à Guantanamo voir dans quelles conditions les prisonniers étaient détenus.
Q - A crime global international faudrait-il une justice globale internationale, comme à Nuremberg, par exemple ?
R - C'est une question qui est tranchée normalement par le projet de Cour pénale internationale.
Q - Dont les Américains ne veulent pas ?
R - Dont les Américains ne veulent pas, qui n'est pas encore en fonction parce qu'il n'y a pas eu encore un nombre suffisant de ratification mais qui a été adoptée par le Conseil de sécurité. C'est à la suite d'une décision du Conseil de sécurité, il y a quelques années, que ce projet a été mis en route. Mais les Américains n'en veulent pas parce qu'ils ne souhaitent pas que des ressortissants américains puissent, par le biais d'une inculpation exagérée ou fantaisiste, être inculpés.
Q - Dans son discours sur l'état de l'Union, la nuit dernière, le président Bush a dénoncé trois Etats susceptibles selon lui d'armer les terroristes et de se doter d'armes de destruction massive. Il a dénoncé trois régimes hors-la-loi selon lui : Iran, Iraq, Corée du Nord. Partage-t-on à Paris cette analyse, cette accusation ?
R - Cette présentation des choses relève d'une rhétorique un peu américaine.
Q - Ce n'est pas la rhétorique française ?
R - Non, parce que ce qui nous intéresse plus, c'est de mettre en place des mécanismes ou des instruments multilatéraux qui permettent de contrôler ces risques plutôt que de dire, tel et tel pays est mauvais. Il faut avoir une approche qui soit peut-être plus rationnelle, plus globale.
Q - Avez-vous eu le sentiment que le discours du président Bush était particulièrement belliqueux et ouvrait en quelque sorte un second front à venir ?
R - Il peut donner cette impression. Ce que je voudrais surtout dire, c'est que nous sommes engagés dans la lutte contre le terrorisme et pas uniquement par solidarité avec les Etats-Unis, mais parce que c'est aussi notre intérêt, notre politique. Tout ce que nous faisons en étroite coopération avec nos amis espagnols, par exemple, s'explique comme cela. Nous avons beaucoup progressé au sein de l'Union européenne, ces dernières semaines, pour mettre en place des coopérations justice/police plus efficaces. C'est notre lutte et l'on continuera, mais pas uniquement par des moyens militaires parce que cela relève de beaucoup d'autres procédés. Mais dans le monde actuel, il n'y a pas que cette question. On ne peut donc pas ramener tous les problèmes du monde à la seule lutte contre le terrorisme même si elle est indispensable. Avant le 11 septembre, il y avait des problèmes énormes, des crises régionales tragiques - Proche-Orient, Afrique - il y en a beaucoup, des problèmes de pauvreté considérables : une partie énorme de la population du monde n'a même pas un dollar par jour pour vivre, beaucoup de gens vivent en dessous du seuil de pauvreté. On ne peut pas tout ramener à la lutte contre le terrorisme. Il faut faire les deux.
Q - Et diriez-vous, alors, Monsieur Védrine, que l'hyper-puissance, comme vous disiez, l'Amérique, forte de cette victoire rapide en Afghanistan, a tendance à écouter de moins en moins le reste du monde et à décider seule sans même ses alliés ?
R - Pas un risque pour eux. C'est une tentation quand on est dans cette situation. Mais je ne crois que l'on puisse apporter une réponse durable ni à la question des armes de destruction massive, ni à la question du terrorisme et des drames dont il se nourrit et des racines où il plonge profondément, ni à aucun des autres problèmes du monde, que ce soit les problèmes vraiment globaux comme l'écologie, le climat, les crises régionales, la pauvreté, on ne peut pas apporter des solutions durables, si un seul pays indique quelle est la solution, quels sont les problèmes et ceux qui n'en sont pas. Il faut retrouver l'approche de tout le monde et nous souhaitons des Etats-Unis engagés.
Q - Et pourtant, cette administration Bush est très unilatérale ?
R - Oui, là aussi, c'est une tendance américaine qui est plus ou moins forte selon les administrations. C'est une façon d'être que le poids, la puissance renforcent. Le premier réflexe dans ces cas-là n'est pas de négocier avec des partenaires. Nous, les Européens, nous mettons plutôt en avant un principe de partenariat et nous continuerons à le mettre en avant sur tous les points importants que j'ai cités.
Q - Et puisque le président Bush au Proche-Orient soutient de plus en plus Ariel Sharon, est-il encore en situation de médiateur entre Israël et la Palestine ?
R - Là aussi, c'est un risque qu'ils courent. Ils ont toujours voulu être l'"honest broker" pour pouvoir intervenir entre les deux mais cela suppose de ne pas s'aligner complètement sur la position de l'un ou de l'autre.
Q - C'est un risque ou c'est avéré ? C'est le cas aujourd'hui ?
R - On peut, de plus en plus, se poser la question. En tout cas, il y a une contradiction qui nous préoccupe en Europe entre l'objectif affiché par le président Bush qui dit: il faut créer un Etat de Palestine qui est la solution à ce problème pour que l'Etat d'Israël puisse vivre en sécurité, ce qui est sa revendication légitime et prioritaire, il y a une contradiction entre cela et la politique des dernières semaines. Dans ce cas, il faut ouvrir des négociations politiques, il faut créer des conditions pour qu'un Etat palestinien puisse naître et si l'on veut négocier des garanties vitales pour Israël, il faut négocier avec un interlocuteur et non pas détruire l'interlocuteur. Il y a là une contradiction forte. Les Européens ne sont pas sur cette ligne.
Q - Et pour conclure, vous n'êtes pas optimiste, pour conclure, sur le monde et sa marche sous le sceau d'une hyper-puisssance ?
R - Ce n'est pas forcément au niveau de l'hyper-puissance. Globalement, le monde n'est pas en train de s'améliorer tout seul. Il faut que l'on travaille d'arrache-pied pour que cela aille mieux.
Q - Et il n'y a pas la solidarité, pour l'instant ?
R - Les Européens ont une vision du monde fondée sur le partenariat, le multilatéralisme, qui je crois, apporterait de bonnes réponses. Il faut faire progresser cette conception.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 février 2002)