Interview de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, à RMC le 9 janvier 2002, sur le passage à l'euro, la crise en Argentine, l'exception culturelle et sur le jugement de terroristes devant des tribunaux d'exception américains.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission Forum RMC FR3 - Emission le Forum RMC Le Point - RMC

Texte intégral

Q - Le passage à l'euro a marqué ce tout début d'année. C'est un événement à la fois symboliquement très fort dans l'histoire de la construction européenne et puis aussi un événement qui a concerné la vie quotidienne des Français et des Européens. Quel bilan faites-vous de ce passage à l'euro sur un plan pratique ?
R - C'est un bilan qui est, bien sûr, très positif. Je ne dirais pas "de façon surprenante", mais les Français ont empoigné la question de façon plus rapide et plus forte que l'on ne l'attendait. Ce qui prouve que les campagnes d'information et la préparation ont servi à la prise de conscience. J'étais moi-même dans ma circonscription le week-end dernier, et j'ai été très frappé en voyant la très grande sérénité chez les commerçants, par le fait aussi que les personnes âgées - que l'on disait les plus craintives - ont été les premières à s'emparer de l'euro. Et puis la disparition du franc dans les transactions, qui va à un rythme très fort puisque l'on est sûrement au-delà des 50%. Et puis une sorte de plaisir...
Q - ... Un grand Monopoly en quelque sorte ?
R - ... Il y a sûrement cet aspect ludique, c'est vrai que cela ressemble un peu au Monopoly. D'ailleurs, quand on s'amuse, on fait les choses avec plus de plaisir. Mais il y a aussi, je crois, le sentiment de tous faire quelque chose ensemble, entre les Européens. Il va falloir que l'on rebondisse, que l'on ne considère pas que l'euro est une fin en soi mais que cela doit être un début ; le début de la construction d'un ensemble qui, finalement, est un ensemble politique au sens où les Européens rassemblés sont plus forts que les Nations dispersées.
Q - Est-ce que vous avez eu l'impression que les Français étaient moins timorés que leurs dirigeants ? On a eu l'impression que, justement, eux s'emparaient de l'euro alors que, le moins que l'on puisse dire, c'est que les hommes politiques ont peu parlé de l'euro avant de savoir que cela se passait bien....
R - Je trouve que l'on est un peu injuste, car il faut quand même se rappeler que l'euro est une décision politique. C'est une construction intellectuelle qui s'est forgée dans les années 70, avec le rapport Werner, à l'époque où Raymond Barre était membre de la Commission, avec les avancées sous Giscard et Schmidt, avec le système monétaire européen, avec le Traité de Maastricht, initiative conjointe de Jacques Delors, de François Mitterrand, d'Helmut Kohl... Le geste de François Mitterrand, de soumettre ce traité à la ratification du peuple français, n'allait pas de soi, parce qu'on pouvait très bien le ratifier autrement que par référendum. Il y a eu bien des engagements des politiques. Et, pour terminer, en 1997, quand ce gouvernement est arrivé aux responsabilités, la France n'était pas qualifiée pour l'euro. C'était d'ailleurs probablement une des raisons de la dissolution par Jacques Chirac. Ensuite il fallait le faire : donc, en 1997, puis 1998 et 2002 ...
(...)
Q - Sur les premières controverses sur le passage à l'euro, de manière très pratique, il y a eu un échange entre les banques et le gouvernement, ce dernier et la Banque de France reprochant aux banques de ne pas jouer tout à fait le jeu comme il faudrait face à ceux qui ne sont pas clients des banques. Les banquiers ont répondu qu'il s'agissait d'une erreur de prévision du gouvernement qui, précisément, n'avait pas prévu le succès de l'euro. Y-a-t-il eu un déficit de précision ?
R - C'est déjà un peu du passé ; je constate que 88% des Français sont satisfaits, globalement, du passage à l'euro. Et c'est par rapport aux banques, finalement, qu'ils sont le moins contents. Pourquoi ? Parce que l'on a eu la sensation que les banques refusaient le change et qu'elles le reportaient sur les commerçants. J'ai vu beaucoup de commerçants le dire, ils l'ont dit eux-mêmes à leurs clients. Je crois que, certainement, la rapidité du mouvement a pu entraîner des difficultés d'approvisionnement. Cela dit, je crois que les banques ont fait preuve d'un peu de frilosité. Au total, on a pu dépasser cet incident, et les choses se passent extrêmement bien et, je veux le dire, cela n'aurait pas pu se passer si tous les acteurs n'avaient pas joué le jeu. Je pense au gouvernement, qui a joué son rôle d'information de façon considérable autour du ministre de l'Economie et des Finances, je pense aux banques, aux commerçants, à l'Education nationale ... Ce passage à l'euro est une grande aventure collective.
Q - Est-ce que vous pensez que cette aventure collective, qu'est en train de vivre l'Europe, va contaminer la Grande-Bretagne assez vite ?
R - Je crois que oui. D'abord parce que les Anglais vont avoir à faire des transactions en euro, au fond, puisque les monnaies avec lesquelles s'échangera la livre, ce ne sera plus le mark ou le franc mais, justement, l'euro. Il y aura beaucoup d'euros en circulation. Y compris sur les marchés financiers. Il y a cet effet d'acclimatation. Et puis je crois que le succès de l'euro va montrer que ça marche. Les Anglais sont très pragmatiques : la phrase préférée de Tony Blair c'est "what counts is what works" : "ce qui compte, c'est ce qui marche". Et si l'euro est un succès, et apparemment cela en est un, cela donnera davantage d'armes à Tony Blair pour aller consulter son opinion. Alors, pour ce qui est de la Grande Bretagne, je ne sais pas, mais il y a autre chose qui m'a frappé, c'est un sondage suédois. Vous savez que la Suède est un des trois pays qui ne sont pas dans l'euro, avec le Danemark et la Grande-Bretagne. Or, pour la première fois, il y a une majorité de Suédois qui sont favorables à l'euro : 51%. Ils étaient 34% il y a 8 ou 9 mois. Donc oui, je pense que ce passage à l'euro réussi a une force d'entraînement, et je ne serais pas surpris si, dans les années qui viennent, on avait non plus un groupe "euro-12" mais un "euro-13" ou un "euro-14", avec la Grande-Bretagne et la Suède.
Q - Et à l'inverse, que pensez-vous de ce qui s'est passé en Italie ? Comme Laurent Fabius, est-ce que vous demandez une clarification, une confirmation de l'intérêt de l'Italie pour la monnaie unique ?
R - Pas pour la monnaie unique ; pour l'Europe. Il faut sortir la monnaie unique de cela. Avec le gouvernement de l'Olivier, la coalition de centre gauche, avec Romano Prodi qui était à l'époque Premier ministre, l'Italie a fait un gros effort - et nous l'avons soutenu d'ailleurs - pour se qualifier pour l'euro. Et elle l'a fait. C'est fait : l'Italie est dans l'euro. Ce qui se passe en Italie n'a pas d'influence sur l'euro. En revanche, sur l'Europe politique, sur les avancées que nous attendons en matière de service public, en matière d'Europe sociale, en matière d'Europe politique, en matière de Justice, en matière d'industrie ou en matière de Constitution, on sent un flottement, c'est indéniable. Cela s'était manifesté avant la démission du ministre des Affaires étrangères italien. L'Italie ne s'était pas engagée dans le projet d'avion gros-porteur, l'A400M. Quand il s'est agit de définir un mandat d'arrêt européen, pour des raisons sur lesquelles on pourrait gloser, qui tiennent peut-être aux rapports entre l'argent et la politique en Italie, il a fallu faire une pression assez forte sur le gouvernement de M. Berlusconi pour avancer. Sur l'euro, quand même, et c'est pour cela que M. Ruggiero est parti, quand vous avez le ministre des Finances qui explique que, après tout, lui n'a " pas envie de faire la fête sur l'euro", quand vous avez le ministre de la Défense qui explique que ce sera sûrement un échec, alors que paradoxalement c'est le fils du signataire du Traité de Rome, et quand vous avez M. Bossi - pardonnez la vulgarité, mais c'est la sienne - qu'il n'en a "rien à foutre", quand on sent aussi peu d'euro-enthousiasme, on s'interroge. Alors oui, il y a besoin d'une clarification, de la réaffirmation de l'engagement de ce pays qui est un pays fondateur de l'Union européenne dans l'Europe au moment où celle-ci d'ailleurs va connaître de nouvelles aventures.
Q - Est-ce que c'est M. Berlusconi qui est un problème pour l'Europe ou est-ce que ce sont les Italiens qui ont un peu trop de recul par rapport à tout cela ? Est-ce que M. Ruggiero était un problème pour M. Berlusconi ?
R - Il y a des aspects sur lesquels nous n'avons rien à dire qui sont les aspects de politique intérieure italienne. Après tout, qu'un ministre parte, c'est un problème de ce gouvernement. Je constate par ailleurs que "l'affaire italienne", si on l'appelle ainsi, n'est pas la même que "l'affaire autrichienne" ; il n'y a pas de problème de valeurs, il n'y a pas de violation des traités, il n'y a pas de mesure juridique à prendre. Par exemple, je vois que certains ministres à l'étranger ont dit qu'il fallait mettre l'Italie sous surveillance ; je ne le crois pas. Parce qu'il y a des problèmes de politique intérieure sur lesquels nous n'avons rien à dire. Moi, ce qui m'inquiète, c'est le rapport entre l'Italie et l'Europe. Là, je crois que le gouvernement de M. Berlusconi risque d'être confronté à un hiatus. C'est vrai que, d'un côté, il y a des tentations populistes qui existent en Italie. Il y a la tentation américaine aussi, cet attrait de M. Berlusconi, de sa formation politique, qui est une sorte d'entreprise, pour les Etats-Unis. Mais en même temps, de l'autre côté, il y a un peuple qui reste très profondément, viscéralement, européen. Il y a des contradictions qui vont se faire jour. Je souhaite que l'on en sorte par le haut, c'est-à-dire pour l'attachement définitif de l'Italie à l'Europe, mais ce n'est pas joué.
(Question d'un invité sur la solidarité de l'Europe envers l'Argentine).
R - Vous avez raison, c'est une situation qui est absolument insupportable. D'abord insupportable pour les Argentins parce que c'est vrai que voir un pays qui est un grand pays, avec un peuple nombreux, un pays qui a quelque chose à apporter à la culture mondiale, se déliter, passer dans une sorte d'anarchie, avoir son troisième président en trois semaines, c'est là quelque chose de très préoccupant. Contrairement au président Bush, je crois que c'est, de plus, un facteur tout à fait négatif pour l'économie mondiale que cette instabilité qui pèse sur l'ensemble de l'Amérique latine. Et puis c'est quelque chose qui doit effectivement être plus cher encore au cur des Européens qui ont, là-bas, soit des racines, soit des prolongements. Je ne crois pas pour autant qu'il y ait d'action propre de l'Union européenne, si ce n'est au travers des accords que nous avons avec le Mercosur. Mais, en revanche, il faut réfléchir à la façon de régler la crise financière en Argentine, et cela implique sans doute que dans le cadre du Fonds monétaire international, où l'Europe a le plus grand nombre de voix, on soit à même de discuter de façon à ce que les exigences normales que peut avoir le FMI soient adaptées à cette situation et que l'on n'étrangle pas l'Argentine, qu'on lui permette de sortir de cette situation dramatique au travers des choix qu'elle doit faire, des mesures qu'elle doit prendre, mais aussi sans l'étrangler.
Q - Pourtant on a l'impression que le FMI est totalement contrôlé par les Américains.
R - Justement, on voit là un autre phénomène qui incite à réfléchir sur ce qu'est l'Europe. Je dis "l'Europe a le plus grand nombre de voix" ; oui, mais à condition que ces voix votent ensemble. Le problème c'est que si la France c'est 2%, le Danemark 0,5 etc..., nous sommes dispersés face aux Américains, et nous sommes moins, et même beaucoup moins. En revanche, si on globalise les voix des Européens, cela fait à peu près 25% contre 22% aux Etats-Unis. C'est tout l'enjeu de la construction d'une Europe politique. Mais je crois que, sur un sujet comme celui-là, il est important que nous expliquions au FMI que, bien sûr, il y a une responsabilité argentine ; on ne peut pas accepter la mauvaise gestion qui a été absolument dramatique au cours des années passées. Mais en même temps, il ne faut pas étrangler un peuple, il faut lui donner de l'oxygène et il faut lui permettre de sortir de ce type de crise. Et là, l'Europe a une voix à faire entendre, qui est celle d'une mondialisation qui soit plus régulée, plus organisée, plus humaine, avec un dialogue entre différentes zones sur la planète. Il ne peut pas y avoir qu'une seule puissance, les Etats-Unis. Il doit y avoir d'autres puissances, des puissances pacifiques. C'est le cas de l'Europe mais aussi une organisation au sein de l'Amérique latine.
(Question d'un auditeur sur le modèle de construction européenne et sur la place de la France et du français dans le monde.)
R - Il y a des phénomènes qui existent et que l'on ne peut pas nier ; la place de l'anglais comme langue internationale, je dirais presque comme langue "universelle", aujourd'hui, c'est un fait. On a besoin de parler anglais. C'est une langue qui est véhiculaire pour pratiquement tout le monde dans tous les métiers. Il faut sortir un peu l'anglais du lot. Mais pour autant, je ne crois pas du tout que la voix de la France soit en recul et que le français soit en recul. La Francophonie progresse, à la fois au Sud mais aussi à l'Est. Il faut penser que l'élargissement de l'Europe va se faire avec les pays d'Europe centrale et orientale. Dans le cadre des institutions européennes, le français demeure l'une des principales langues. Il faudra se battre pour cela. Et nous nous battrons pour cela. Nous n'accepterons pas, par exemple, que l'anglais devienne la langue unique de travail au sein des institutions européennes. Mais, pour le reste, il y a une bataille à livrer.
Q - Encore une exception culturelle française ?
R - Non, pas du tout, mais je crois à l'originalité française, je crois à l'influence française dans le cadre de l'Union européenne et je crois surtout à la diversité culturelle. Je pense que cette notion est un petit peu différente. L'exception culturelle est une exception culturelle européenne ; la France a sa culture, elle se distingue des autres. Il faut soutenir notre cinéma. Si c'est ce que vous voulez me faire dire, je ne suis absolument pas d'accord avec les thèses de Jean-Marie Messier, absolument pas. Je pense que le mot de "diversité culturelle" exprime mieux ce que nous avons à défendre, notamment dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce, et nous l'avons fait ensemble. Il faut que l'Europe défende sa diversité culturelle. Je suis pour des aides européennes au cinéma, je suis pour des aides européennes à l'audiovisuel, je suis pour le développement du programme Média. Je ne suis pas du tout pour "l'américanisation" de notre culture. Au contraire, je suis pour l'affirmation d'une culture qui soit européenne et dans laquelle la France ait toute sa place et notamment le cinéma français.
Je reviens à ce qui a été dit tout à l'heure : il y a non pas un modèle français, mais une vision française de l'Europe qu'il faut défendre. Non, nous ne sommes pas pour le fédéralisme à l'allemande, nous sommes plutôt pour la fédération d'Etats-nations, qui respecte d'avantage les Etats nationaux, tout en mettant au niveau européen des fonctions très importantes comme la monnaie, comme la défense, comme une partie de la Justice, demain, ou comme la coopération policière. Mais en même temps, sans nier les identités nationales.
Q - Et cela ce n'est pas le modèle fédéraliste à l'allemande ?
R - Non, car le modèle fédéraliste à l'allemande c'est un peu le lissage des identités nationales. C'est faire en sorte, sans être technique, que l'institution principale aujourd'hui de l'Union européenne - qui est le Conseil des ministres ou le Conseil européen - devienne une sorte de deuxième chambre du Parlement européen. Ce n'est pas cela que nous envisageons. Nous voyons un modèle dans lequel il y a des nations fédérées. Mais qui restent des nations puissantes.
Q - Mais qui renoncent tout de même à une part de leur souveraineté ?
R - Non, qui transfèrent une part de leur souveraineté, qui partagent une part de leur souveraineté. Mais prenez le cas de l'euro : on a dit que l'euro était un abandon de souveraineté. Moi je pense que c'est au contraire un gain de souveraineté. Le franc était une monnaie serve, depuis longtemps ; une monnaie serve du mark. Maintenant, aujourd'hui, nous nous retrouvons exactement avec le même nombre de voix dans le cas de la Banque centrale européenne et avec beaucoup plus de puissance dans le cadre mondial. Donc nous avons gagné de la souveraineté et gagné de la puissance. Et puis pour ce qui concerne la vision du modèle social, oui, il y a des débats. Il y a des débats entre le modèle britannique - qui n'est pas d'ailleurs le même modèle lorsque c'est Tony Blair ou Margaret Thatcher -, et un autre modèle qui est le modèle à la française. Et nous avons fait de ce point de vue là, depuis 1997, un certain nombre de conquêtes ; le premier sommet consacré à l'emploi a eu lieu en 1997 à notre initiative, à Luxembourg. Depuis, on a mis en place des indicateurs sur l'emploi, des stratégies pour la croissance, pour l'innovation, etc ... Je crois que l'Europe n'a pas encore la dimension sociale qu'elle veut avoir, qu'elle doit avoir, mais elle progresse fortement à l'initiative de la France. Cela, c'est un beau combat politique à mener pour que l'Europe soit aussi présente dans le domaine social.
Q - Sur l'attitude des Etats-Unis vis à vis des prisonniers d'Al Qaïda et la façon dont leur jugement se prépare, c'est-à-dire plutôt devant des tribunaux militaires, certains se demandent si les Etats-Unis, compte tenu du fait que ce sont des prisonniers de guerre, peuvent les juger. Quel est votre sentiment personnel et partagez-vous cette crainte, comme Le Monde par exemple, d'un certain retour à l'unilatéralisme américain ?
R - Sur cette question, il faut se garder de la précipitation, ne pas condamner. Mais, en même temps, on peut réfléchir, et je vais tâcher de le faire à voix haute. D'abord, il y a une question qui nous est posée : "qui ces terroristes ont-ils frappé ? ". A l'évidence ils ont frappé les Etats-Unis, ils les ont frappés au cur. Il y a une forme de légitimité à ce jugement aux Etats-Unis. Mais nous avons estimé qu'ils nous avaient frappé tous. Cela a été la une du Monde à l'époque, "Nous sommes tous des Américains". C'est aussi le fait que nous sommes engagés dans une coalition. Donc, est-ce que l'on va considérer que ce sont des criminels contre les Etats-Unis ou est-ce que ce sont des criminels contre l'humanité, auquel cas on n'a pas exactement le même type de jugement ? On peut penser, dans le deuxième cas de figure, que ce qui serait plus adéquat, plus opportun, ce serait une justice internationale. Le problème, c'est qu'à l'heure actuelle la cour pénale internationale n'a pas encore pris son essor, et les Américains, pour l'instant, ne s'y sont pas ralliés. Mais je crois qu'il y a là une réflexion à conduire, dès lors qu'il y a une opération internationale, même si elle est menée principalement par les Américains. La logique, c'est aussi la justice internationale. Deuxième chose, et là je m'exprime en tant qu'homme de gauche ; j'ai toujours été réticent, voire hostile, à des juridictions qui seraient des juridictions d'exception. Je crois que ce qui est très important, c'est de toujours faire respecter les droits constitutionnels, les droits de la défense notamment, dans le cadre de ce type de procès. Encore une fois, les condamnations doivent être extrêmement lourdes. Mais un grand pays démocratique s'honore d'avoir des procédures de justice. Souvenez-vous, en 1981, François Mitterrand a été élu, on a supprimé les tribunaux d'exception et les tribunaux des forces armées. Et je crois que nous avons eu raison. C'est à partir de ce type d'analyses que j'ai envie de réagir.
Q - Mais cela c'est votre réflexion d'homme de gauche. Comme ministre des Affaires européennes, est-ce que vous croyez qu'en ce moment l'Europe peut se permettre d'aller dire cela aux Américains, d'avoir peut-être l'air de donner des leçons ?
R - C'est pour cela que j'ai dit qu'il ne fallait absolument pas se précipiter, et surtout ne pas condamner. Le 11 septembre, à 9 heures, j'étais en train de survoler New York dans un avion entre Washington et Boston et j'ai vu ces tours qui étaient submergées par la fumée. C'est une émotion que j'ai vécue précisément. On ne peut pas donner des leçons aux Américains là-dessus car malgré tout, ces 6.000 morts, ils auraient pu être beaucoup plus nombreux. Ce sont quand même des morts américains, c'est une réaction qui est légitime, parce que le terrorisme est un fléau absolu, intolérable, et qu'il doit être condamné avec une force extrême. Ce n'étaient là que des réflexions, je ne donnais pas de leçons, et je ne condamnais pas. Mais, par ailleurs, vous avez posé une autre question qui est celle de l'unilatéralisme américain ; je pense que le 11 septembre sera une leçon salutaire pour nous tous, pour le monde, si les Américains sont capables de comprendre qu'ils sont plus forts en dialoguant avec d'autres, s'ils sont capables de comprendre qu'ils ne peuvent pas être la seule puissance sur la planète, s'ils sont capables de contribuer à l'organisation d'un monde qui ait des règles. Et c'est cela que j'attends, notamment, de l'Europe ; qu'elle soit une puissance dans la mondialisation, une puissance différente des Américains, démocratique, pacifique, avec des valeurs, qu'elle fasse entendre d'autres types de messages. On a parlé tout à l'heure de l'Argentine ; c'est le message de la régulation, le message de la justice. Voilà ce que je souhaite et je crois que ce serait un mauvais choix de la part des Américains de considérer que le 11 septembre a été une parenthèse et puis que, après, on refait exactement comme s'il ne s'était rien passé, voire pire. Et donc, oui, ce débat sur l'unilatéralisme américain doit exister. Il faut éviter aux Américains de se réfugier vers cette solution qui est une solution de facilité. Observons quand même que cette coalition mondiale elle l'a aussi renforcée, elle nous a tous renforcés. Ne perdons pas les acquis de cette crise
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 janvier 2002)