Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, au quotidien espagnol "El Pais" le 5 février 2002 à Madrid, sur l'engagement français et européen en faveur de la négociation au Proche-Orient, la poursuite de la lutte anti-terroriste hors d'Afghanistan, la mondialisation, l'intervention de la France dans les relations hispano-marocaines, la coopération franco-espagnole contre l'Eta, la position française sur la libéralisation du marché européen de l'énergie.

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Média : El Pais - Presse étrangère

Texte intégral

Q - La France a toujours défendu la négociation au Proche-Orient, mais la violence ne cesse pas. Que peut-on faire de plus ?
R - Lors de la réunion que le CAG a tenue le 29 janvier, les Quinze ont confirmé leur analyse et leur politique qui n'est pas celle qui transparaît des dernières déclarations des Etats-Unis. Ce n'est pas la même politique. Les Quinze considèrent que, pour éradiquer le terrorisme comme pour construire la paix, Israël a besoin de l'Autorité palestinienne et de son président, Yasser Arafat, comme partenaire des négociations. C'est une position très claire. Et nous avons même ajouté que la capacité d'Arafat et de l'Autorité palestinienne à combattre le terrorisme ne devaient pas être affaiblie. Pour contribuer à sortir de cette impasse, la France a proposé que nous réfléchissions à propos de la tenue d'élections générales dans les Territoires palestiniens, combinées avec la reconnaissance d'un Etat palestinien. En effet, je crois qu'il faut prendre au sérieux le projet de Shimon Peres et d'Abou Ala, qui va dans ce sens.
Q - Est-ce un défi pour les Etats-Unis ?
R - Ce n'est pas un défi, ce n'est pas du tout le but. Les Quinze ont affirmé en 1999 la nécessité de créer un Etat palestinien viable, pacifique et démocratique, dans le but de répondre de façon équitable aux aspirations légitimes des Palestiniens mais aussi pour assurer la sécurité des Israéliens. L'Europe corrobore à présent cette analyse. La politique ne peut pas consister à éliminer l'Autorité palestinienne en recourant à tous les prétextes imaginables. Une politique qui consiste à éliminer l'Autorité palestinienne, sous tous les prétextes, est une mauvaise politique.
Q - Est-ce que tous les gouvernements européens partagent ce point de vue ?
R - J'ai moi-même été surpris de l'extrême facilité avec laquelle les Quinze sont tombés d'accord le 29 janvier, à Bruxelles.
Q - L'Union européenne finira-t-elle par cesser de soutenir totalement Ariel Sharon ?
R - La politique de l'Union européenne ne consiste pas à soutenir ou à combattre qui que ce soit, mais à rechercher la paix, qui ne peut arriver que par le dialogue. Notre rôle n'est pas de dire qui doivent être les dirigeants, mais d'encourager les uns et les autres à renouer le dialogue politique.
Q - Et si les parties en présence, ou du moins l'une d'elles, persistent à ne pas vouloir négocier ?
R - On peut comprendre que, traumatisés par le terrorisme, les Israéliens recherchent la sécurité à travers une politique de fermeté. Mais la politique la plus répressive n'entraîne pas plus de sécurité. Il n'y a pas d'autre solution que de créer un Etat palestinien à coté de l'Etat d'Israël. C'est une perspective que la majorité au pouvoir en Israël redoute mais c'est une nécessité qui s'imposera à nouveau aux deux parties. Beaucoup de dirigeants israéliens qui, au cours d'une partie de leur vie politiques se sont opposés à cette solution, ont découvert que c'était une nécessité. Ni par amour des Palestiniens ou parce qu'ils avaient confiance en eux, mais parce que c'est une nécessité, dans l'intérêt d'Israël. Je pense que cette idée reviendra après beaucoup de malheurs inutiles.
Q - Avez-vous reçu des informations à propos d'une nouvelle phase d'opération anti-terroriste de la part des Etats-Unis, hors d'Afghanistan ?
R - Après les attentats du 11 septembre, nous avons immédiatement reconnu au Conseil de sécurité la légitimité d'une réaction américaine au nom de la légitime défense, et personne n'a remis en cause ce principe. Par la suite, les responsables américains ont fait des déclarations concernant la continuité des actions contre le terrorisme, pas nécessairement militaires, mais dans le domaine des services secrets, de l'information, du financement, etc... Tous les grands pays de l'UE ont fait savoir que si les opérations devaient se prolonger au-delà d'Al Qaïda, il pourrait y avoir des problèmes. Chaque fois que la question a été posée, les responsables américains ont répondu qu'aucune décision n'avait encore été prise.
Q - Vous êtes présent à Davos, qui se tiendra cette année aux Etats-Unis, mais d'autres de vos collègues du gouvernement se trouvent au forum alternatif de Porto Alegre. La globalisation fait-elle désormais partie de l'agenda politique du gouvernement français ?
R - La globalisation est un phénomène historique, économique et technologique à un moment où, après l'effondrement de l'Union soviétique en 1991, un monde divisé en deux pôles n'a désormais aucun sens. On ne peut pas prendre des décisions qui accélèrent les libéralisations sauvages mais plutôt endiguer le phénomène de la globalisation vers des résultats positifs, constructifs. Les représentants du gouvernement français défendent le même message aussi bien à Porto Alegre qu'à New York : le message de la régulation et de la globalisation contrôlée, capable de réduire les contradictions et non pas de les aggraver.
Q - Il y a beaucoup de commentaires qui critiquent l'intervention de la France dans les relations entre le Maroc et l'Espagne. Qu'en pensez-vous ?
R - Nous regrettons beaucoup cette tension entre le Maroc et l'Espagne mais nous sommes convaincus que c'est une mauvaise passe, qui sera dépassée pour une situation meilleure. L'Espagne et le Maroc sont deux grands pays voisins qui n'ont pas besoin de nous pour gérer leurs propres relations bilatérales. Et je peux vous dire que notre intérêt, notre souhait, parce que ce sont deux pays amis très proches, est que les relations existant entre l'Espagne et le Maroc soient les meilleures possibles. La situation de tension est mauvaise pour tout le monde et nous n'avons jamais pensé tirer un quelconque profit d'une situation difficile dans les relations entre les deux pays. C'est pour nous uniquement une source de préoccupation. Je pense que, finalement, une normalisation pourra être trouvée. Nous encourageons les deux pays à trouver ce chemin.
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Q - En Espagne, le gouvernement et d'autres milieux politiques et sociaux reconnaissent que la coopération s'est améliorée. Mais parfois le doute réapparaît de savoir si la France est réellement décidée à en finir avec les bases de l'ETA sur son territoire.
R - Je pense que la France fait tout ce qu'elle peut. Il y a aussi des attentats sur le territoire espagnol, bien que le gouvernement espagnol fasse tout ce qui est en son pouvoir. Je crois qu'il faut abandonner ces critiques des années passées parce qu'elles sont injustes. Ni le gouvernement espagnol, ni le gouvernement français ne peuvent faire disparaître comme cela le terrorisme. Ce qu'il faut faire, c'est continuer à travailler ensemble et avec beaucoup de détermination. Le temps des reproches ou des critiques est désormais révolu.
Q - La France paraît être totalement d'accord avec les priorités de la Présidence espagnole de l'UE, sauf en ce qui concerne la libéralisation du marché de l'énergie.
R - Nous sommes d'accord sur pratiquement tous les points, à propos desquels j'entretiens un dialogue fructueux avec mon collègue Josep Piqué qui préside excellemment le CAG. La France soutient totalement la position espagnole en ce qui concerne le début des négociations d'élargissement, le démarrage de la Convention pour l'avenir de l'Europe... Le Conseil de Barcelone ne travaillera pas uniquement sur la libéralisation d'autant que l'ordre du jour du Sommet contient la coordination des politiques économiques, le marché financier, l'agenda social ou l'enseignement.
Q - Pourriez-vous nous indiquer quelle sera la position de la France lors du Sommet de l'UE à Barcelone ?
R - En ce qui concerne la libéralisation, un dossier important pour le gouvernement du président Aznar, la France ne s'oppose pas au processus d'ouverture du marché énergétique européen. Le marché français est déjà plus ouvert que celui de certains pays voisins. Nous demandons que cette ouverture soit progressive et qu'elle soit contrôlée parce que nous avons déjà pu voir dans d'autres pays les conséquences de certaines libéralisations mal conçues. On ne peut pas fixer de manière dogmatique le principe de la libéralisation totale et on doit préserver le concept de service public. Je ne peux pas imaginer qu'un pays européen puisse souhaiter la disparition des services publics. Le Sommet de Barcelone se tiendra en mars. Nous nous trouvons dans la phase de préparation.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 février 2002)