Déclaration de M. Jean-Jack Queyranne, secrétaire d'Etat à l'outre-mer, sur la proposition de loi sur la reconnaissance de la traite et de l'esclavage comme crime contre l'humanité, au Sénat le 23 mars 2000.

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Circonstance : Débat au Sénat sur la proposition de loi tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité, le 23 mars 2000

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Sénateurs,
Votre Haute Assemblée est appelée à examiner la proposition de loi adoptée par l'Assemblée nationale et tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité.
Cette proposition de loi a été déposée par Madame la députée Christiane TAUBIRA DELANNON et le Gouvernement a chaleureusement appuyé cette initiative. Elle résulte clairement de la volonté de poser un acte chargé de sens et de rendre un hommage aux victimes de cet " attentat contre la dignité humaine " que fut l'esclavage - comme le qualifia le décret d'abolition du 27 avril 1848 - mais aussi une interpellation tournée vers les générations futures.
La rapporteure de la proposition de loi devant l'Assemblée nationale, avec une grande érudition et une singulière force de conviction a rappelé comment l'oubli de ce crime contre l'humanité que fut l'esclavage a été méthodiquement organisé politiquement, administrativement, économiquement et juridiquement.
Cet oubli organisé a été relayé par les victimes elles-mêmes comme si elles avaient voulu oublier la nuit des souffrances.
Aujourd'hui, le temps est venu d'effectuer le travail inverse, celui de la mémoire. Il correspond à une exigence éthique de la conscience mais également à une nécessité collective. Je suis profondément persuadé qu'il n'y pas de possibilité de construire un avenir avec les peuples qui ont été opprimés, détruits dans leur chair et dans leur culture si on ne se résout pas à assumer l'Histoire. Il n'y a pas de justice ni de paix sans vérité. Là est le prix d'un monde fidèle à ses valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité qui fondent notre société.
La proposition de loi de vos collègues députés a cet objet : faire mémoire aujourd'hui de l'ignominie d'un système qui a nié pendant plus de deux siècles la dignité humaine des noirs afin de prévenir des atteintes, insidieuses ou spectaculaires, toujours susceptibles de resurgir, comme, hélas, le bilan du XXème siècle l'a démontré, jusqu'à l'horreur.
1 - Exercer le devoir de mémoire et s'acquitter d'une dette envers des frères humains, c'est à tout cela que nous engage ce texte.
Il faut oser regarder la réalité cruelle des faits en face, ce que fut la traite des noirs et la condition d'esclaves que subirent des générations ravalées au rang de bêtes. Ma collègue, ministre de la justice, a évoqué la réalité de ce que fut l'esclavage " ces victimes razziées dans la brousse, hordes d'esclaves nus et apeurés, des êtres de chair et de sang, hommes, femmes et enfants, vendus comme une marchandise, leur terrible traversée, entassés, enchaînés, vision d'horreur, prémonitoire de l'univers concentrationnaire qui marquera le XXème d'une tâche indélébile".
Comme l'a très bien dit le philosophe LUIS SALA MOLINS, "la réduction en esclavage c'est la précipitation de l'homme hors de l'humanité, l'expulsion de chez les êtres humains et la réclusion dans le monde des animaux, des outils, des choses....".
Mais ce philosophe a aussi montré que cet asservissement a été érigé en système, entouré de toutes sortes de justifications philosophiques et théologiques. L'esclavage a même fait l'objet d'une codification juridique puisque le fameux code noir promulgué en 1685 a " fondé en droit le non-droit à l'Etat de droit des esclaves noirs dont l'inexistence juridique constitue la seule et unique définition légale ".
Et le système a pu perdurer car les maîtres des esclaves disposent pour faire appliquer ce droit d'un appareil de répression redoutable constitué par la milice, la maréchaussée et les chasseurs de " nègres marrons ".
Il faut ensuite prendre toute la mesure du long et laborieux combat mené pour éveiller les consciences et parvenir à l'abolition d'une législation inique.
Certes, quelques hommes d'église et certains philosophes se sont indignés de la condition faite à ces être humains par d'autres êtres humains.
Et on peut mentionner l'engagement de VOLTAIRE et de l'abbé REYNAL et rappeler les noms des membres de la Société des Amis des Noirs, fondée par le journaliste BRISSOT, dont MIRABEAU, LA FAYETTE, CONDORCET ou l'abbé GREGOIRE.
Mais, même la Révolution française, porteuse des idéaux des Lumières, ne parvint pas à faire disparaître définitivement l'ordre esclavagiste. Alors que l'article premier de la Déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789 venait de proclamer que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits, l'Assemblée Constituante, dès 1791, a privé cette déclaration de sa portée universelle en refusant par décret aux hommes de couleur tous droits de citoyen. Et si la Convention supprima en 1794 l'esclavage, celui-ci fut rétabli dans les colonies par BONAPARTE le 10 mai 1802.
Aussi faut-il souligner que le peuple noir s'est d'abord libéré lui-même par la force de justes révoltes et séditions. Dans cette chaîne des insurrections, on rappellera l'action de TOUSSAINT LOUVERTURE ou celle de DELGRÈS en GUADELOUPE, cet officier Français qui s'opposa au rétablissement de l'esclavage en prenant la tête d'une armée insurrectionnelle.
Le combat abolitionniste aboutit avec la Révolution de 1848 et l'impulsion d'un homme, le sénateur Victor SCHOELCHER auquel la République a voulu rendre un hommage solennel il y a deux ans lors de la commémoration du cent cinquantenaire de l'abolition de l'esclavage.
Monsieur Gérard Larché, président du comité de parrainage pour la commémoration de l'abolition de l'esclavage, lui a rendu un vibrant hommage lors de la séance du 28 avril au Sénat. Je souscris tout particulièrement aux propos qu'il a tenus lorsqu'il rappelle que Victor SCHOELCHER n'avait pas pensé que sa tâche était terminée avec le décret du 27 avril 1848 qui abolissait l'esclavage. "L'abolition serait sans portée si des mesures complémentaires n'étaient pas prises, telles que donner des terres aux affranchis, créer des emplois, organiser la continuité de la production agricole. Malgré ces plaidoyers lucides, écriviez-vous, cette part capitale de son programme restera lettre morte".
Ce programme, nous devons tous, en être les continuateurs et personnellement je m'efforce d'être fidèle à la leçon de Victor SCHOELCHER.
2 - Poser un acte symbolique et fondateur pour l'avenir c'est l'autre volet de cette proposition de loi.
Le combat pour un bannissement effectif de l'esclavage s'est poursuivi au XXème siècle et, à la sortie de la première guerre mondiale, les parties signataires de la Convention de Saint-Germain en Laye du 10 septembre 1919 durent réitérer leur volonté d'assurer la suppression complète de l'esclavage.
Les horreurs commises par le régime nazi ont suscité la consécration par le droit international de déclarations et pactes affirmant solennellement les droits inaliénables attachés à la personne humaine.
En 1946, La France, pour sa part, a voulu faire précéder sa Constitution d'un Préambule qui proclame que tout être humain, sans distinction de race, de religion , ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés.
Elle a, par ailleurs, signé et ratifié diverses conventions internationales qui prohibent l'esclavage et les autres formes d'asservissement. Il faut citer, outre la Déclaration universelle des Droits de l'Homme du 10 décembre 1948, la Convention européenne des Droits de l'Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, le Pacte des Nations Unies relatifs aux droits civils et politiques de 1966 et la Convention des Nations Unies relative aux droits de l'enfant.
L'esclavage fait ainsi l'objet d'une condamnation dans tous les grands textes internationaux. En droit interne, il ne reçoit une qualification juridique que dans le nouveau code pénal qui, en son article 212-1, le classe parmi les autres crimes contre l'humanité après l'article consacré au génocide.
D'un strict point de vue juridique, le concept de " crime contre l'humanité " découle du droit naturel et a été consacré en droit pour la première fois dans le statut du Tribunal Militaire de Nuremberg.
Mais, comme a pu le dire Pierre TRUCHE, alors procureur général de la Cour de Cassation, " La réduction en esclavage de populations africaines pour travailler dans les colonies d'Amérique, réglementé par le pouvoir dans le code noir, était un crime contre l'humanité ".
Et Pierre TRUCHE en donnait la définition suivante : " le crime contre l'humanité est la négation de l'humanité chez des membres d'un groupe d'hommes en application d'une doctrine. Ce n'est pas un crime commis d'homme à homme, mais la mise à exécution d'un plan concerté pour écarter des hommes de la communauté des hommes ".
La proposition de loi qui vous est soumise ne comporte pas d'innovation juridique mais elle apporte une dimension symbolique forte de la condamnation de l'esclavage.
En adoptant l'article premier, notre pays reconnaîtrait officiellement que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l'océan indien d'une part, et l'esclavage d'autre part, perpétrés à partir du XVème siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l'océan indien et en Europe, contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l'humanité.
En l'adoptant notre pays reconnaîtrait officiellement que l'esclavage pratiqué notamment dans nos colonies est un crime contre l'humanité.
Inscrire la condamnation de la traite des noirs et de l'esclavage, qui ont eu lieu à tel moment de l'histoire, conduisant à la destruction de telles et telles populations qui vivaient à tel endroit, en tant que crime contre l'humanité, c'est reconnaître que ces formes de négation de la dignité humaine ne sont pas simplement des infractions à la loi mais un attentat contre tous les hommes. Et de plus cet attentat n'a pas perdu toute actualité.
Votre rapporteur ainsi que votre commission proposent de réécrire l'article premier et essentiel de la proposition de loi pour rappeler que l'esclavage, défini par l'article 212-1 constitue un crime contre l'humanité quels que soient le lieu et l'époque où il a été commis.
Vous justifiez cette réécriture pour la raison que vous hésitez à qualifier un événement historique de crime contre l'humanité. Mais si vous reconnaissez que la traite a bien eu lieu, comme vous le faites, et si on admet que la traite est bien un crime contre l'humanité, la qualification de cet événement historique à laquelle on se livre est parfaitement légitime. C'est la raison pour laquelle, je m'opposerai à la réécriture de l'article premier.
S'agissant des autres dispositions que votre commission propose, je dirais lors du débat sur les articles, quelle est la position du Gouvernement.
Le Gouvernement partage tout à fait les préoccupations qui ont présidé à l'élaboration de ce texte. Une telle proposition de loi doit pouvoir recueillir l'adhésion de tous.
(Source http://www.outre-mer.gouv.fr, le 24 mars 2000)