Déclaration de M. Christian Paul, secrétaire d'Etat à l'outre-mer, sur la mise en oeuvre et en actes d'un musée des Amériques et sur l'identité et le rayonnement culturels de la Martinique, Le Lamentin le 20 janvier 2002.

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Circonstance : Voyage en Martinique les 19 et 20 janvier 2002-Journées d'étude sur le musée martiniquais des Arts des Amériques au Lamentin le 20

Texte intégral

Monsieur le Président du Conseil régional,
Monsieur le Président du Conseil général,
Monsieur le Maire, qui nous accueillez au Lamentin,
Mesdames, Messieurs,
Chers amis,
Je suis particulièrement heureux d'ouvrir avec vous ces journées d'études qui constituent, nous en avons tous conscience, une étape importante dans la mise en uvre et la mise en actes d'un bel et ambitieux projet : le musée martiniquais des arts des Amériques, auquel nous avons, Catherine Tasca et moi, décidé l'un et l'autre d'apporter notre soutien.
La Ministre de la Culture m'a d'ailleurs demandé de vous transmettre, pour vos travaux, ses vux de plein succès. Son représentant vous a confirmé son engagement. Je sais par ailleurs que Mme Lassalle, conservatrice en chef du patrimoine missionnée par la Direction des Musées de France, travaille avec conviction à l'avènement du nouvel équipement qui doit enrichir l'offre culturelle martiniquaise au bénéfice de tous les publics.
Je ne vous cache pas que, pour ma part, j'ai dès mes premières rencontres avec Edouard GLISSANT et Patrick CHAMOISEAU très ardemment souhaité que ce projet puisse voir le jour et que tous ceux dont l'adhésion est nécessaire à sa réussite puissent joindre leurs efforts. Nous avons bien avancé dans cette voie comme en témoigne les propos tenus ce matin : Monsieur le Maire du Lamentin qui a mis à la disposition du projet muséal l'ancienne usine sucrière du Lareinty et permis la réalisation d'études préalables portées par la société d'aménagement de sa commune ; Monsieur le Président du Conseil Régional qui a notamment accepté d'inscrire l'investissement nécessaire dans le contrat de plan conclu entre l'Etat et la région pour les années 2000-2006 ; Monsieur le Président du Conseil général que je remercie également de marquer aujourd'hui l'intérêt qu'il porte à une démarche commune dans laquelle le Secrétariat d'Etat à l'outre-mer et le Ministère de la Culture sont engagés.
Edouard Glissant, père spirituel de ce musée imaginé par lui a su, avec Patrick Chamoiseau, en faire partager le rêve obstiné. Ensemble, ils ont convaincu qu'il devait s'incarner en un lieu où l'art contemporain peut magnifiquement s'inscrire sans rien gommer de la mémoire industrielle et sociale de l'usine du Lareinty. La pierre et le fer y témoignent d'une histoire sucrière indissociable de celle de la Martinique. Dur travail et fierté des savoir-faire ouvriers. Richesse des uns et misère des autres. Luttes sociales parce que la dignité, souvent, est à ce prix. Faire revivre ces lieux au contact de la création contemporaine, mettre des uvres singulières en dialogue avec ce passé collectif, c'est assumer, à travers des temporalités multiples, cette poétique de la relation sous le signe de laquelle sont placées les rencontres d'aujourd'hui et le musée qui, je l'espère, les prolongera demain ?
Ce moment de réflexion commune sur les raisons et les façons d'un musée martiniquais des arts des Amériques n'est pas un colloque ponctuel. Pour ceux d'entre vous appelés à en former le Conseil scientifique, il scelle un engagement dans la durée et doit apporter une contribution de qualité à la préfiguration actuelle de son fonctionnement ultérieur. Martiniquais, Antillais ou venus de plus loin, d'Europe et du continent américain, artistes, responsables de grands établissements culturels, spécialistes de l'histoire de l'art, il vous revient de donner pleinement corps et sens à ce beau parti-pris qui fut, dès l'origine, celui d'Edouard Glissant : celui d'un espace civilisationnel commun subvertissant les frontières, géographiques ou culturelles, réputées étanches. Le parti-pris d'un imaginaire partagé dont les arts plastiques porteraient témoignage autant que les musiques nomades et les littératures métisses. Le parti-pris de déchiffrer, au-delà de la fragmentation des styles, l'unité complexe de leur diversité. Il vous revient de préciser l'identité et le fonctionnement d'un musée dont les collections permanentes doivent évoluer en étroite interaction avec l'élaboration scientifique, en réseau, d'une vaste encyclopédie comparée.
Cet angle de vue et cette hypothèse de travail me paraissent infiniment féconds même s'il va de soi qu'ils ne sont pas les seuls possibles et qu'ils sont, dans un contexte de créolisation croissante du monde, susceptibles de s'appliquer à bien d'autres régions. Car quelles histoires peuvent, de nos jours, être disjointes les unes des autres ? Quelles cultures, fût-ce dans un passé lointain, se seraient épanouies intactes de tous croisements, hybridations, métissages et autres branchements (pour le dire avec les mots des uns et des autres) ? Montaigne, après tout, disait déjà en son temps qu'un " honnête homme est un homme mêlé ".
Reste que les alchimies diffèrent et que, d'une Amérique à l'autre dont la Caraïbe pourrait être l'épicentre, des formes, des récits, des questionnements communs méritent d'être donnés à voir et à penser. A travers des choix artistiques qui font écho, sans jamais s'y réduire, à des choix théoriques et qui nous renseignent, à leur manière, sur ce que nous sommes. Peut-être pourrait-on dire du musée dont le projet nous réunit aujourd'hui ce qu'Edouard Glissant, dans Le Discours Antillais, disait de l'uvre sculptée de Cardenas : elle s'acharne " à rendre notre histoire visible ".
Lors d'un récent colloque organisé à Paris, à la Fondation des Sciences politiques, auquel il nous a fait l'amitié de participer, Edouard Glissant nous conviait à " une insurrection de l'imaginaire ". Pour tâcher de penser la totalité réalisée de toutes les cultures du monde. Pour tenter de regarder ensemble, avec nos nuances respectives, un monde que nous partageons, de fait et en responsabilité. Pour opposer aux formes actuelles de la mondialisation autre chose que l'enfermement ou le repli défensif sur nous-mêmes : une autre pratique de la mondialité.
Mon soutien va à cette inspiration-là en même temps, bien sûr, que je salue le travail engagé pour que ce musée existe, pour que ses collections s'enrichissent, pour que des talents et des compétences comme les vôtres s'y impliquent. Ce sont, à mes yeux, de bonnes raisons d'ouvrir ensemble pour ce projet, un chemin ensemble. Nous n'avons pas besoin, dès lors que la chose nous paraît d'intérêt général, que toutes nos lectures des situations et des enjeux outre-mer convergent absolument en tous points.
D'autres solides raisons militent également en faveur d'un engagement de l'Etat qui m'a conduit, outre le soutien apporté à ces rencontres, à prévoir les moyens nécessaires à la création d'un lieu de stockage de la collection en Martinique. Il s'agit de l'impact que peut avoir ce nouvel équipement culturel sur l'image, le développement et le rayonnement de la Martinique toute entière. D'autres équipements de qualité comme le FRAC, l'Institut régional des arts plastiques, le Musée départemental d'archéologie amérindienne, le Musée national d'histoire et de géographie, le premier et encore unique centre culturel de rencontre de tout l'outre-mer à Fond St Jacques, ainsi que l'Atrium, et bien sûr l'Université, y contribuent déjà, chacun dans son registre. Il n'est naturellement pas question de concurrence mais de complémentarité réfléchie.
Il y a, j'en ai acquis la conviction, place à côté de leurs établissements pour un musée dédié à l'exploration de ce que René Depestre appelle " le prodigieux rendez-vous américain " où fonctionne, à plein régime et de longue date, ce " métier à métisser " qui, dit-il, " rend fécondes les contradictions qui, autrement, risqueraient de zombifier les facultés de notre imagination ". La Martinique, en d'autres termes, donnerait le ton de cette approche à la fois issue de son histoire et en prise sur les mutations les plus modernes de notre monde contemporain.
Comme l'ont fort bien écrit les organisateurs, au musée Dapper à Paris, d'une intéressante exposition consacrée à Wifredo Lam : il s'agit de faire vivre " un humanisme du temps présent " qui récuse aussi bien l'isolement entre soi que la dilution de soi dans quelque fusion mondialiste à sens unique. Wifredo Lam est évidemment présent dans la première collection déjà réunie. Wifredo Lam, disparu un 11 septembre, 20 ans avant qu'un autre 11 septembre ébranle la planète au nom d'une conception radicalement adverse du droit de résister à l'uniformité imposée.
Majoritairement caribéennes et latino-américaines pour l'instant, les uvres que doit accueillir le futur musée s'étendront aux dimensions d'un réseau continental qui signifie l'histoire partagée d'un nouveau monde aux identités multiples et nullement exclusives les unes des autres. Il en va ainsi de la Martinique qui est à la fois si profondément elle-même, si caribéenne, légitimement française et en même temps plus européenne au flanc des Amériques dont elle est également partie prenante.
Je me souviens d'une réflexion d'Ernest Breleur (ici présent) relative à cette question des identités. Je le considère comme un artiste martiniquais de grand talent (Milan Kundera a dit que, dans son atelier, il se trouvait " à un croisement miraculeux où se retrouvent l'Afrique d'antan et l'ancienne Bohême ". Je sais son engagement pour le musée martiniquais des arts des Amériques. Lors d'une soirée-débat à laquelle je l'avais convié, avec Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, à nous parler de " l'errance ", il nous a mis en garde contre la tentation de ne chercher que dans le passé des signes de reconnaissance et d'appartenance En effet, selon lui, le concept d'identité le plus opératoire devenait une pensée critique du monde. Du Tout-Monde, dirait Edouard Glissant. J'imagine que c'est aussi de cela qu'il s'agit avec le musée que nous appelons de nos vux.
Ce nouveau musée martiniquais, s'il combine conception de qualité et fonctionnement viable, peut apporter une contribution de taille au combat, jamais achevé, contre les stéréotypes qui assimilent de manière expéditive la Martinique à un décor de vacances ensoleillées ou n'aperçoivent pas sa richesse culturelle et intellectuelle. Je crois aussi, et vous en parlerez au cours de ces trois jours, que la démocratisation de l'accès aux uvres, au plaisir qu'elles procurent et aux questions qu'elles posent, doit être un objectif ardemment poursuivi. Je crois également, sans qu'il faille en faire la recette-miracle aux difficultés que peut rencontrer le secteur touristique, que cette nouvelle offre culturelle peut être un atout pour son renouveau, dont la Martinique doit tirer un vrai parti. Je crois, mais cela va de soi et en constitue d'une certaine manière le cur, que ce projet doit être aussi un bel outil de coopération régionale, de mutualisation d'un bien commun culturel à l'initiative de la Martinique. Par sa démarche, il doit viser plus que l'exception culturelle : il doit prétendre à l'exemplarité culturelle.
Il se pourrait bien que les artistes d'aujourd'hui et de toutes les Amériques, dont les uvres seront réunies au Lareinty et promises à de nouvelles circulations, administrent ensemble la preuve palpable de cette conviction qu'Edouard Glissant exprime souvent et que je trouve, pour ma part, un bon programme : " je peux changer en moi-même en échangeant avec l'autre sans me perdre ni me dénaturer ".
Victor Segalen, adepte en son temps d'une esthétique du divers, tenait l'homogénéité pour " le royaume du tiède ". L'unité, précisait-il, ne se représente à elle-même que dans la diversité. J'ajouterai, pour ma part, que l'égalité n'oblige pas à l'uniformité. Je ne sais si Segalen aurait aimé l'idée de ce musée. J'y suis, personnellement, d'autant plus sensible que je ne peux m'empêcher d'y voir une sorte de correspondance ou de coïncidence avec le nouveau regard qu'il m'a paru nécessaire de porter sur les outre-mers. Loin des antagonismes stériles et des catégories figées où la réflexion et l'action s'enlisaient. Au plus près, à l'inverse, de la volonté de conjuguer pluralité et égalité. Car c'est non seulement justice mais peut-être tout simplement ainsi que notre démocratie peut renouer avec cette part d'invention créative sans laquelle elle tourne vite au cadre vide. Voilà pourquoi je n'exclue pas que les uvres d'art, avec un temps d'avance, ouvrent la voie aux autres
Merci, donc, à toutes et à tous de consacrer à ce beau projet de musée le temps et l'énergie d'y réfléchir. Merci d'y travailler afin que se précise la préfiguration qui doit servir de base à des engagements que, je l'espère, nous pourrons prendre ensemble.
Permettez moi pour conclure d'observer que les hasards du calendrier font parfois sens. J'ai hier officiellement ouvert la commémoration de l'éruption de la Montagne Pelée qui détruisit Saint-Pierre il y a exactement 100 ans. Ce fut, pour la Martinique et ses habitants, une catastrophe cruelle, d'une violence meurtrière dont, malgré les récits, nous peinons à prendre la mesure. Cela causa, dans un très grand nombre de familles, des chagrins étouffés mais au long cours. L'île, courageusement, s'en est relevée.
Chacun sait bien que le devoir de mémoire gagne à être tempéré d'un certain droit à l'oubli faute de quoi le passé inhibe et entrave à l'excès l'avenir. Ni amnésie ni ressassement : la bonne distance est quelque chose qui se construit. Dans la vie collective, le passé est à assumer avec le souci d'en conserver ce qui permet de s'inscrire dans une histoire partagée, d'hier et pour demain. Ce passé-là n'est pas un boulet mais une force car il est connaissance de soi et légitime fierté. Tels sont, pour moi, l'enjeu de connaissance et le sens de l'évocation de ce que furent Saint-Pierre et sa destruction.
Je suis tenté d'établir un lien avec l'ambition, pourtant différente, du musée martiniquais des arts des Amériques : deux façons nullement jumelles mais peut-être cousines d'accueillir une expérience collective qui, jamais, ne se réduit à une seule dimension et dans laquelle, chacun peut puiser " des réserves d'avenir ".
Je vous souhaite d'excellents travaux. Je serai personnellement attentif à vos conclusions car j'en attends de quoi éclairer les choix à venir pour donner à cette impulsion martiniquaise sa pleine portée nationale et internationale. Je vous remercie.
(Source http://www.outre-mer.gouv.fr, le 14 février 2002)