Déclaration de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, sur l'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI) et les négociations internationales en matière de commerce et d'investissement, Paris le 22 avril 1998.

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Circonstance : Colloque sur l'AMI et les négociations internationales en matière de commerce et d'investissement, à l'Assemblée nationale, le 22 avril 1998

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,

Je suis heureux que notre Assemblée accueille aujourd'hui, à l'initiative notamment d'Yves Cochet, cette rencontre sur les négociations internationales en matière de commerce et d'investissement. Dans notre environnement désormais mondialisé, ce sujet conditionne en effet dans une large mesure non seulement l'avenir économique de notre pays, mais aussi l’évolution générale des relations internationales. Avant de laisser place à un débat qui s'annonce stimulant, je voudrais vous livrer trois ou quatre commentaires brefs.

Je noterai d'abord – tel est le privilège de la puissance impériale – que dans toutes ces discussions, ce sont les États-Unis qui donnent le « la ». Or la première règle des Etats-Unis pour mener discussion avec leurs interlocuteurs est simple : tout ce qui ne les avantage pas est négociable, tout ce qui leur profite est définitif. Ainsi il est symptomatique que, par exemple, la réglementation embryonnaire qu'ils veulent voir encadrer les nouvelles technologies de l'information et de la communication, notamment la dénomination des sites, soit le décalque des règles internes qu'ils commencent d'édicter. De même, en vertu de l'arsenal législatif établi théoriquement pour le seul usage du Congrès américain, telle société européenne serait universellement condamnable pour avoir commercé avec l'Iran, comme d'autres pour avoir développé des échanges avec Cuba, alors que à l'inverse aucune contrainte ne viendrait limiter les entreprises américaines lorsque, sur les cinq continents, elles ont pour interlocuteurs des Etats, des corporations ou des individus plus ou moins démocratiquement recommandables. Pourquoi une telle disparité ? Quia nominor leo. Telle est bien la première règle, celle de l'inégalité.

La deuxième règle est celle de la précarité. Tout ce qui a été acté dans une convention malgré les Américains pourrait être – par eux – remis en cause dans une négociation ultérieure. Au prétexte de favoriser l'émergence d'un droit international de la concurrence, on met en place une concurrence de droits successifs. Ainsi, exception culturelle, environnement, nouvelles technologies, droit du travail, c'est-à-dire les garanties d'aujourd'hui et les espoirs du futur, ont déjà fait l'objet d'un certain nombre de consensus ou d'accords précis dans le cadre du GATT, puis de l'OMC ou bien à l'échelon de l'Union Européenne ; mais voilà que, s'intéressant aux investissements, l'AMI remettrait ces mécanismes en cause, en attendant que, demain, le Nouveau Marché Transatlantique (NTM) les fasse exploser avec la bénédiction de Sir Léon Brittan ! J'approuve à cet égard les propos très fermes du Président de la République. Sur ce sujet comme sur tant d'autres, je souhaite que le Parlement européen sorte de son silence, que la commission européenne soit sensibilisée, et que notre Gouvernement soit un des acteurs de ce réveil. Nous ne pouvons pas accepter un ordre international dont le principe serait : Pacta not sunt servanda. Pas question d'accepter cette précarité.

A cet égard, il faut souligner que l'organisation mondiale du commerce, qui a vu le jour il y a seulement trois ans, a seule compétence pour définir une ouverture maîtrisée des échanges et traiter tous les sujets que prétendent couvrir AMI et NTM. Même si on peut porter telle ou telle critique, certaines réussites ont déjà couronné son travail sur les télécommunications, dans les services financiers, à propos des questions culturelles. Elles justifient que ce soit exclusivement dans ce cadre, comme cela est prévu, que débute en l'an 2000 un nouveau cycle de discussions. L'Europe se mettrait en contradiction avec cette position et avec elle-même, si – dans les mêmes domaines – elle acceptait de s'engager maintenant dans des négociations bilatérales à caractère général avec les Etats Unis. Ce tête-à-tête imposé jouerait contre ses propres intérêts.

Ainsi, alors que le mécanisme de règlement des litiges que met en place l'OMC est interétatique, multilatéral, quasi-juridictionnel, le système bilatéral prévu dans le projet d'AMI permettrait aux investisseurs d'intenter des recours juridiques contre les Etats. Acteurs publics et agents privés seraient, dans la négociation internationale, placés sur le même pied. Ce sont en fait les premiers qui devraient rendre des comptes aux seconds, les investisseurs pouvant aller jusqu'à se retourner contre les Etats et leur demander des indemnités si ceux-ci prenaient des mesures qualifiées de « déraisonnables » et équivalant à des « expropriations ». Des mesures prises dans l’intérêt public en matière de lutte contre la pollution par exemple, si elles avaient pour conséquence annexe de diminuer la rentabilité de tel ou tel investissement, pourraient être concernées. De même, une hausse du salaire de référence dans un pays donné pourrait être qualifiée de déraisonnable et donner lieu à la même compensation. Inégalité donc et précarité. Nous ne pouvons pas nous y rallier.

Troisième règle de ces discussions sous influence américaine : la sélectivité, c'est-à-dire la ligne « restons entre pays riches ». Tout ce qui se négocie autour de l'AMI aurait vocation, nous dit-on, à s'appliquer à l'ensemble de la planète. En réalité comment ne pas remarquer que le cadre de la négociation, c'est-à-dire 1'OCDE, est un club réservé à l'hémisphère nord ? Comment parler de mode d'emploi global des échanges alors qu'africains, malgré les discours de Gorée et d'ailleurs, et sud-américains en sont exclus ? Comment parler de règle du jeu universelle lorsque ni la Chine, ni la Russie, ni l'Inde, ni le Brésil n'ont été consultés ? L'OCDE sur le plan économique, comme l'OTAN sur le plan militaire, ne doit pas, sous couvert de libéralisme anglo-saxon, être placée sous un unique leadership. Ce serait s'opposer à une organisation de la société internationale respectueuse de la souveraineté et de l'égalité de tous les Etats.

Qu'on me comprenne bien : nous nous sentons par bien de côtés proches des Etats-Unis. Dans l'égalité, la stabilité et l'universalité, nous l'avons démontré et le démontrerons encore. Nous n'oublions pas l'histoire. Nous avons certes des différences, des divergences, qui – souvent – ne sont pas nouvelles, sur des sujets bien identifiés. Ni attitude de repli, ni complexe d'infériorité, ni réflexe anti-atlantique donc : ce qui motive notre attitude est plus profond. Le danger, de ce qu'on appelle improprement ou trop habilement libéralisme, est qu'il étend ses préceptes du champ politique au champ économique. Il est difficile de ne pas voir dans tout cela une offensive doctrinale du libre affairisme. Or, le marché, s'il est utile, est toujours imparfait. Il n'est qu'un outil, qui a son efficacité et ses vertus, mais qui ne saurait être la seule référence. Alors que les ressources sont reparties de manière inégale entre individus, groupes, nations, continents, ses lois, lorsqu'elles sont imposées sans correctif, tendent provoquer la concentration de la richesse. Pour que le marché serve le progrès social, pour éviter même qu'il ne s'auto-détruise, il a donc besoin de règles.

Cela vaut aussi en matière culturelle. La culture, pour nous, ce n'est pas un simple « créneau » commercial, pas le trafic des images, c'est en quelque sorte la création de l'homme par lui-même. Il nous appartient de susciter les conditions économiques qui permettent l'expression des créateurs, le libre choix du public, la sauvegarde des identités culturelles. Cette activité ne saurait s'apprécier à l'aune des seuls critères des industries hollywoodiennes. Dans tout cela, il y a forcément du hors-marché. C'est pourquoi dans les accords de Marrakech de 1994 concluant 1'Uruguay round du GATT, l'Union européenne avait refusé tout engagement dans le secteur de l'audiovisuel. Les données du problème n’ont pas vraiment changé. Sans rien ignorer des évolutions technologiques et économiques, nous pensons que nous devons, dans le prolongement des bonnes résolutions de Birmingham, nous opposer à ces visées et chercher à créer, autour notamment d'Arte, un grand pôle de développement télévisuel européen ainsi qu'un fonds de soutien de 1'Union à l'audiovisuel.

Un dernier mot concernant l'Etat, présenté a priori par les tenants de l'AMI et du NTM comme un obstacle au libre jeu des forces du marché. Dépeindre l'Etat sous les seuls traits d'une force de contrainte, c'est négliger qu'il peut être aussi l'instrument d'une économie partenaire, un moteur de l'éducation continuelle, un support de la démocratie et un garant du long terme. Personnellement je ne suis pas un zélateur absolu de l'Etat. Je pense que celui-ci doit savoir s'alléger, se reformer, en particulier en France. Mais l'anti-étatisme primaire peut rendre anti-démocratique une certaine idéologie ultra libérale. Cela, nous n'en voulons pas.

Ainsi donc au-delà d'un objet apparemment technique, le débat sur l'AMI et le NTM, débouche sur un débat vital. La priorité aujourd'hui, c'est de nous doter des moyens collectifs de faire prospérer un modèle d'organisation sociale et culturelle conforme à nos valeurs et à l'intérêt de nos concitoyens. Par les hasards du calendrier, nous discutons de l'AMI et du NTM le jour même où 1’Assemblée se prononce sur 1'Euro. La même détermination qui nous pousse à combattre les premiers, parce qu'ils signifieraient la soumission de la France et de l'Europe à des intérêts qui ne sont pas les leurs, doit nous pousser – selon moi – à adopter la monnaie unique, première décision européenne fondamentale du nouveau siècle.

Toutes ces discussions appellent, enfin, notre attention sur un problème qui n'est pas seulement de méthode, mais surtout de fond. Comment le Parlement, comment l'Assemblée, peut-elle et doit-elle se saisir de ces questions parmi les plus urgentes et les plus importantes ? Est-il normal qu'elles lui échappent largement ? J’en doute fortement. Est-il satisfaisant que les députés français n'aient entendu évoquer l'AMI ou le NTM qu'indirectement et tardivement ? Évidemment non ! La procédure suivie pour examiner les affaires européennes, malgré des progrès récents, est-elle suffisante ? Peu le pensent. Plus généralement, s'agissant des engagements internationaux de la France, les mécanismes de contrôle sont-ils adaptés à une politique désormais mondialisée ? Non. On le voit bien, a contrario, avec le très intéressant et utile travail fait par la mission sur le Rwanda.

J'ai souhaité, je souhaite toujours, ouvrir les fenêtres de cette maison. Je suis évidemment au premier chef préoccupé par les progrès indispensables qu'elle doit accomplir dans le contrôle des actes internationaux qui engagent notre pays, L'Assemblée nationale ne peut pas être l'assemblée hexagonale. Notre circonscription, c'est d'une certaine façon aussi le monde. Le contrôle à l’égard de l'exécutif ne peut pas s'arrêter là ou s'arrêtent les frontières... qui d'ailleurs existent de moins en moins. Et nos initiatives ne peuvent pas ne pas porter sur l'international aussi. C'est donc une nouvelle pratique parlementaire qu'il faut établir. Non par esprit de mode. Mais parce que nos institutions doivent s'adapter aux évolutions nouvelles et mieux les anticiper. Je suis déterminé à avancer en ce sens. Ce sera aussi, je l'espère, une des conclusions de cette rencontre. Merci.