Texte intégral
J.-P. Elkabbach : Que pensez-vous de l'action de Balladur dans la lutte contre le chômage depuis qu'il est arrivé ?
M. Aubry : La situation est évidemment très difficile. Au-delà des discours mesurés, sympathiques d'ailleurs, il y a des mesures qui sont extrêmement marquées par la tradition de droite, un manque d'imagination et un peu d'impréparation. J'ai envie de dire à M. Balladur : où est votre projet et quel est votre projet ? On nous avait dit : on va faire des réformes. Les réformes que l'on voit, ce sont essentiellement des réformes marquées par son électorat le plus classique le code de la nationalité, l'immigration. Une fois de plus, on prélève aux salariés pour donner aux entreprises. On a aidé les propriétaires-bailleurs et on n'a pas donné d'aides au logement social ; on a donné aux entreprises énormément d'argent : baisse des cotisations d'allocations familiales fiscalisées, le changement de la TVA, l'argent donné sur l'apprentissage et la formation, sans aucune contrepartie.
J.-P. Elkabbach : Vous vous lancez dans la polémique.
M. Aubry : Non, ce n'est pas de la polémique, car j'ai dit que c'était difficile, et je comprends, qu'aujourd'hui, on ait des difficultés.
J.-P. Elkabbach : Vous ne croyez pas qu'on va dire : mais jusqu'à quand ils vont donner des leçons, ils viennent de prendre une raclée ?
M. Aubry : Vous n'allez pas nous dire cela pendant deux ans ! On n'a pas tout réussi, mais nous avons aussi ouvert des perspectives. Le discours de M. Balladur est purement défensif, négatif. Les Français attendent qu'on ouvre des marges de manœuvre.
J.-P. Elkabbach : Prenons des exemples: la compensation partielle par l'État de la réduction des salaires pour préserver l'emploi dans les entreprises en difficulté ?
M. Aubry : Franchement, je ne comprends pas ! Cette mesure qui vise à ce que l'État paye une partie de la baisse des salaires, est d'abord contestable dans son principe car une fois de plus, on donne l'impression de dire que c'est la masse salariale qui est la cause des difficultés dans l'entreprise. De plus, ce n'est pas très cohérent avec ce qu'a annoncé par ailleurs M. Balladur. Il nous avait dit : les bas salaires, c'est un vrai problème. Il avait même prévu que la contrepartie de la fiscalisation des allocations familiales allait être une augmentation des bas salaires. Non seulement on ne la fait pas, mais en plus on pousse à la baisse des salaires.
J.-P. Elkabbach : Peut-être qu'il découvre l'ampleur de ce qui lui est laissé ?
M. Aubry : M. Balladur est un expert dans les problèmes économiques. Les problèmes, tout le monde les connaissait et à un moment où on prélève sur la consommation, pousser encore à la baisse des salaires, c'est une vraie difficulté. Au-delà de ça, cette mesure de compensation salariale m'apparaît complètement dangereuse. Ou alors, c'est qu'on ne connaît pas la réalité des entreprises. On va pousser les entreprises à annoncer des licenciements pour avoir droit à cette aide. Ou bien on les contrôle, et dans ce cas-là, ce n'est même plus l'autorisation administrative de licenciement dont parlait M. Vernes, on va être obligé de contrôler la situation économique, la situation de l'emploi et la masse salariale des entreprises ; ou bien, on ne les contrôle pas, et cette mesure, c'est le tonneau des danaïdes. C'est la raison pour laquelle – et cela montre un état d'impréparation et même de méconnaissance de la réalité économique – cette mesure ne sera pas appliquée. Elle est dangereuse, elle est contestable, elle est inapplicable.
J.-P. Elkabbach : Et le CNPF ?
M. Aubry : On a un patronat qui, depuis des années, considère que tout est toujours la faute de l'extérieur, et ne se pose pas de question.
J.-P. Elkabbach : Mais les chefs d'entreprises sont inquiets.
M. Aubry : Je comprends que les chefs d'entreprise soient inquiets. Mais une institution patronale est là, pas seulement pour être un groupe de pression, mais pour solliciter, pour créer des énergies. Je serais M. Perigot, je commencerais par dire merci à M. Balladur.
J.-P. Elkabbach : Il dit que ce n'est pas assez…
M. Aubry : Oui, ce n'est jamais assez ! Il voulait des taux d'intérêt qui baissent, les taux d'intérêt ont baissé, maintenant on nous dit qu'il faudrait 2 %, il demande 100 milliards, on leur en donne 40… Il faut arrêter ce schéma-là ! Il faut dire merci à M. Balladur, prendre des engagements. Si j'étais M. Perigot, au lieu de me plaindre tous les jours, je prendrai contact avec les patronats de tous les pays européens pour essayer de faire pression pour qu'on renégocie le GATT pour qu'effectivement on négocie par groupe de pays pour taxer les pays qui sont actuellement dans une situation sociale avec des salaires extrêmement bas.
J.-P. Elkabbach : Le gouvernement va-t-il arriver à l'immigration zéro ?
M. Aubry : La gauche avait pris beaucoup de mesures pour limiter les visas. Tout le monde est d'accord pour dire qu'il faut maîtriser les flux migratoires. Mais il ne faut pas raconter des histoires aux Français. M. Pasqua le sait mieux que tout le monde : il n'y a que 15 % des mesures d'expulsion que l'on arrive à exécuter parce qu'on ne connaît pas la nationalité des gens, parce que les pays d'origine ne veulent pas collaborer avec nous. Il y a des bonnes mesures les mariages blancs, le fait d'attendre un an de vie commune, c'est une bonne chose, le fait de donner en revanche au maire l'appréciation sur le fait de savoir si les gens s'aiment vraiment, cela me paraît aberrant ! D'autant plus, qu'on a derrière ce discours général les étrangers qui sont considérés comme les boucs émissaires de tous nos maux : le chômage, le vol, la délinquance. Faire croire aux Français qu'on peut arriver à l'immigration zéro, comme on n'y arrivera pas, ce sera des désillusions, des réactions extrémistes, violentes, de racisme.
J.-P. Elkabbach : Est-ce que vous avez des raisons réelles de douter du trio Veil-Pasqua-Méhaignerie ?
M. Aubry : Pour l'instant, je n'entends qu'une voix, celle de M. Pasqua.
J.-P. Elkabbach : Avez-vous l'intention de devenir le chef de file des opposants à M. Rocard ?
M. Aubry : Le seul souhait que l'on peut avoir, c'est que M. Rocard réussisse à ce que nous fassions ensemble un bilan.
J.-P. Elkabbach : Allez-vous consacrer votre vie à l'action politique ou retourner dans une entreprise privée ?
M. Aubry : J'ai décidé de ne pas retourner dans le privé. Je suis en train de monter une fondation sur les problèmes d'exclusion. C'est une autre façon de faire de la politique.
26 août-1er septembre 1993
Le Nouvel Observateur
Il y a de bonnes idées dans le "plan emploi" de Balladur. Elles se traduisent malheureusement, dans la pratique, par des cadeaux aux entreprises, sans contrepartie pour les salariés
Le Nouvel Observateur : Que pensez-vous du projet de loi quinquennale sur l'emploi ?
M. Aubry : Dans la conjoncture actuelle, on doit regarder avec intérêt et sérieux les propositions de ceux qui veulent s'attaquer au chômage. Mais dans ce projet, je trouve des dispositions de natures diverses, sans cohérence d'ensemble. Et de nombreuses mesures – comme l'annualisation du temps de travail, la modification de la représentation du personnel dans les PME – ne visent qu'à répondre à de vieilles revendications patronales et n'ont pas de rapport avec l'emploi. Ce texte aurait d'ailleurs dû s'appeler : "Projet de loi pour une plus grande flexibilité du droit du travail et des aides financières pour les entreprises". Il faut avoir le courage de dire ce que l'on fait. Mais je ne suis pas en désaccord avec l'ensemble des propositions, même si certaines sont extrêmement dangereuses.
Le Nouvel Observateur : Pourquoi cette hostilité à la flexibilité ?
M. Aubry : La seule flexibilité traitée ici est celle qui vise à limiter les droits des salariés, comme si l'augmentation de la précarité était favorable à l'emploi ! La bonne flexibilité, c'est celle qui anticipe les évolutions technologiques et y prépare les salariés, qui modifie l'organisation du travail en qualifiant les emplois. Pas un mot là-dessus, alors que c'est une des conditions de la compétitivité et une manière d'éviter l'exclusion.
Le Nouvel Observateur : Quelles mesures approuvez-vous ?
M. Aubry : La fiscalisation des allocations familiales. Je remarque simplement que dans le programme du gouvernement ce cadeau fait aux entreprises avait une contrepartie : la hausse des salaires directs – mais ce n'est peut-être pas le moment – ou une augmentation de la taxe d'apprentissage. Là encore, plus un mot ! D'autres dispositions – comme la lutte contre le travail clandestin ou l'extension des exonérations pour l'embauche des premier, deuxième et troisième salariés – complètent des dispositifs que nous avions mis en place. En revanche, je regrette que sur les chèques-services et le capital-formation – deux idées que j'avais lancées – on en reste aux vœux pieux. Les réductions d'impôt pour les emplois familiaux ont permis, en un an, la déclaration de 200 000 salariés. Pourquoi ne pas avoir utilisé l'augmentation de la CSG, dont le montant aurait été réparti entre les maires, pour que les municipalités puissent créer ces emplois de proximité ?
Le Nouvel Observateur : Et les mesures dangereuses ?
M. Aubry : Prenez l'annualisation du temps de travail. Depuis des semaines, on nous disait que l'aménagement du temps de travail rimerait avec réduction du temps de travail. De cette réduction, il ne reste rien. En revanche, les chefs d'entreprise pourront jongler avec les horaires, faire travailler leurs salariés 30 heures pendant trois semaines et 48 heures les trois semaines suivantes sans payer d'heures supplémentaires. Ceux qui ont des emplois fatigants, les femmes qui ont des enfants, pourront notamment juger des bouleversements considérables dans leur vie quotidienne.
Le Nouvel Observateur : Mais cette annualisation sera négociée avec les syndicats dans l'entreprise.
M. Aubry : Oui, mais un accord est valable s'il est signé par une seule organisation syndicale. Et lorsqu'on ne trouve pas de signataire, on peut très bien créer un syndicat. C'est pourquoi, aujourd'hui, quand on déroge sur les horaires, il y a des garde-fous. Qu'on ne nous dise pas que l'on ne revient pas sur les avantages sociaux ! Car il n'y a pas que cette mesure qui soit dangereuse.
Le Nouvel Observateur : Quoi d'autre ?
M. Aubry : La régionalisation complète de la formation professionnelle. Sur ce sujet, il y a fort à craindre que certaines populations défavorisées soient oubliées dans certaines régions. Quant à l'apprentissage à partir de 14 ans, c'est une erreur: chacun sait qu'une formation générale longue permet aux jeunes de progresser. En outre, comme le projet supprime l'agrément préalable de l'État, les risques d'exploitation sont évidents. Au moment où l'on veut revaloriser l'apprentissage, on favorise les risques d'abus.
Le Nouvel Observateur : Quel bilan au total ?
M. Aubry : On aurait dû aller plus loin, notamment sur le cumul emploi-retraite. Ne sont pas traités des sujets aussi importants que la réduction du temps de travail et le développement des services. Même si certaines dispositions sont bonnes, d'autres sont dangereuses et inefficaces. Comme en 1986 avec la suppression de l'autorisation préalable de licenciement, elles sont fondées sur une idéologie: seule la flexibilité à sens unique est favorable à l'emploi. Mais ce texte peut être amélioré les syndicats seront là, je l'espère, pour rectifier le tir.