Texte intégral
La Croix : Qu'est-ce que l'humanité peut espérer de la connaissance de son patrimoine génétique ?
Hubert Curien : La compréhension de la manière dont s'organise la matière vivante. Legé nome englobe l'ensemble de l'information dont dépendent les phénomènes vitaux et, comme tel, il permet de connaître l'origine de ces phénomènes et la régulation d'un certain nombre de mécanismes. Alors, bien sûr, les pessimistes disent : "Vous voulez jouer les apprentis sorciers; savoir où sont les points de déclenchement pour modifier les comportements."
Ceux – dont je fais partie – qui en revanche croient au caractère raisonnable de ces recherches disent : "On pourra corriger les défauts à leur origine par des interventions de nature parfaitement ciblées sur les gènes, l'idée étant d'éradiquer les fléaux génétiques." Enfin, la connaissance pure ne peut que bénéficier de l'investigation en ce domaine.
La Croix : L'entreprise n'est tout de même pas sans Janger. Certains chercheurs, comme Jacques Testart, y volent notamment un risque de dérive eugénique…
Hubert Curien : Je respecte tout à fait la démarche de ce chercheur. S'il n'y avait pas ce type de réflexion, cela manquerait. Mais je raisonne différemment : si l'on ne court pas de risques, on n'accède pas à la connaissance.
La Croix : Il faut néanmoins se protéger contre les dangers les plus menaçants.
Hubert Curien : Mais nous nous y employons en essayant d'avoir des règles générales de bioéthique qui conduisent à une morale acceptable par tous. Car, en ce domaine, le salut viendra le la conviction, pas de la répression.
Les Européens sont probablement parmi les plus actifs dans l'édiction de ces règles. Nous insistons sur la nécessité d'impliquer à la fois la recherche, la justice et la santé, Dans cette configuration, le ministre portugais de la recherche propose d'ailleurs une prochaine réunion à Lisbonne.
La Croix : Comment garantir la confidentialité des informations génétiques concernant les individus, en particulier vis-à-vis des compagnies d'assurances ou des employeurs ?
Hubert Curien : Nous avons dans nos différents pays des instances qui travaillent sur cette question essentielle. C'est notamment le cas en France avec la Commission nationale informatique et libertés (CNIL). Il faut être très clair : le secret qui est le garant de la liberté individuelle doit être protégé. Chaque personne doit pouvoir décider elle-même de la publicité qu'elle souhaite donner aux informations concernant son propre code génétique.
D'autre autre côté, pour obtenir des statistiques utilisables, il faut pouvoir disposer de données individuelles suffisamment détaillées.
Dans les lois que nous préparons, nous insistons donc sur la nécessité de bien définir les personnes qui pourront, pour des raisons d'intérêt général confirmé, avoir accès à ce genre de données. Je pense notamment aux médecins : dans ce cas, on retombe dans la définition du secret médical qui a fait les preuves de la solidité.
La Croix : Contrairement à la position des États-Unis, vous vous êtes récemment opposé à la prise de brevets sur les gènes. Où en sont vos discussions avec ce pays ?
Hubert Curien : Sur ce point précis, la position française est la même que celle de ses partenaires européens : les séquences ou les cartes de gènes ne sont pas brevetables. Nous considérons qu'il y a une différence fondamentale entre l'invention et la découverte. Par exemple, Christophe Colomb aurait pu breveter le bateau qu'il a inventé pour partir à la découverte du Nouveau Monde, mais il n'aurait jamais pu breveter l'Amérique.
La Croix : Oui, mais comment va- t-on empêcher la prise de brevet sur un gène dont l'identification peut avoir des retombées commerciales directes, en particulier la mise au point d'un médicament ?
Hubert Curien : Il est clair pour nous que la brevetabilité ne pourra s'appliquer qu'aux applications découlant de la découverte et de l'identification des fonctions de ce gène. Par exemple, s'il s'agit d'une maladie génétique, on pourra breveter les tests de diagnostic ou les méthodes de traitement qui seront éventuellement mis au point, mais jamais le gène lui-même.
Celui-ci, ainsi que la protéine qu'il code, fait partie d'un patrimoine commun que nul ne peut s'approprier.
La Croix : Les Américains sont-ils bien sur la même longueur d'onde que vous ?
Hubert Curien : Ce pluriel revêt une certaine diversité. Car beaucoup de très bons savants américains pensent comme nous. Par ailleurs, le National bureau of standards vient de s'opposer à la prise de brevets sur 2 500 séquences de gènes que lui demandait le National Institue of health (NIH). Je ne vous cache pas que cette décision m'a procuré une véritable joie. Cela dit, que le NIH se rebiffe en se retournant vers le Congrès ou d'autres instances, c'est son droit le plus strict. Mais on sent bien que sur ce point, l'administration américaine n'est pas soutenue par la majorité des scientifiques de ce pays. Mon sentiment est que nous finirons par nous entendre.