Interview de M. Jean-Louis Giral, ancien président de la commission sociale du CNPF, à France-Inter le 13 octobre 1993, sur les négociations du GATT notamment l'organisation mondiale du commerce et le dumping social, sur la situation économique des entreprises et les délocalisations, le financement de la protection sociale et sa candidature à la présidence du CNPF.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q. - Est-ce que vous partagez l'avis de J. François-Poncet sur la proposition d'accord partiel d'E. Balladur qui arrive un peu tard et puis aussi sur la fermeté dont il faut faire preuve face aux Américains ?

- « Je trouve que J. François-Poncet a fait un très bon exposé et a eu un aveu : nous ne savons pas très bien ce qui est dans l'accord. C'est très difficile de se prononcer sur l'intérêt d'un accord - je suis pour le commerce mondial, je suis pour le développement de échanges, mais faut-il encore que l'on soit sûr que nous ne nous trouvions pas perdants à l'issue de la signature. Ce qui m'ennuie, c'est que dans cet accord du GATT, il y aurait dû y avoir normalement l'Organisation internationale du commerce, un accord sur un commerce loyal, cela n'a jamais été fait et ce n'est toujours pas décidé. Il faudrait également que ça s'appuie sur un équilibrage des monnaies et que notamment les taux de change se maintiennent. Aujourd'hui, vous avez certains pays qui n'hésitent pas à dévaluer leur monnaie pour être plus compétitifs. Alors, à quoi ça sert de faire un accord, de faire des quotas si derrière, par le jeu de la monnaie, vous pouvez absolument rendre caduc l'accord que vous avez fait ? Et puis il y a un troisième volet qui me choque, c'est que nous avons un certain nombre de pays dans lesquels il existe ce qu'on appelle du dumping social - le terme est impropre. Il n'est pas tout à fait normal qu'aujourd'hui l'on fasse du commerce avec des pays qui utilisent des enfants pour produire, qui n'ont aucune règle de protection sociale. Je ne dis pas qu'il faut leur imposer notre système, ce sont des pays en voie de développement, il faut leur laisser le temps   de progresser. Mais il faut qu'il y ait un minimum de règles sociales qui existent dans ces pays, ce que l'Organisation internationale du travail appelle les conventions du droit de l'homme, qui sont des conventions minimales. »

 Q. - Comment vous situez-vous par rapport aux critiques qui viennent de toutes parts, sur le patronat ?

- « Je ne crois pas que les gens qui défilaient hier dans les rues étaient absolument opposés aux patrons. Je suis aussi inquiet qu'eux de la situation économique. Ce n'est pas facile d'être patron, nous sommes dans une crise qui est extrêmement grave et il ne faut pas penser que cette crise est une crise conjoncturelle, demain il va y avoir une reprise économique aux États-Unis et qu'ensuite, immédiatement, nous allons voir les choses s'arranger en France. Nous sommes dans une crise de structure et nous avons aujourd'hui des mécanismes qui détruisent l'emploi. Aujourd'hui, deux phénomènes se produisent : les chefs d'entreprise sont poussés à une mécanisation extrême et on cherche à remplacer à tout prix, parce qu'on n'a pas d'autres choix, les hommes par des machines. De plus en plus, on assistera à des phénomènes de délocalisation où on sera obligé, pour survivre, d'emmener son entreprise hors de nos frontières pour pouvoir bénéficier de conditions préférables. Tant qu'on ne s'attaquera pas à ces causes, on ne réglera pas le problème du chômage. »

Q. - Vous ne pouvez pas mieux faire en matière d'emploi ?

- « Même avec une reprise légère de la croissance - ne croyons pas à des miracles, même si nous avions demain 2,5 ou 3 % de croissance, ce qui serait déjà pas mal - je ne crois pas que nous aurions une nette amélioration du problème du chômage. »

Q. - Pourtant, le gouvernement vous aide de différentes façons.

- « Le gouvernement fait ce qu'il peut. Je ne suis pas sûr que sur ce problème du chômage, les gouvernements successifs que nous avons eus ont bien saisi les causes de ce chômage et qu'on s'y soit attaqué. On dit toujours que le chômage est la priorité et, finalement, je constate qu'on est toujours sur l'économique et qu'on ne va jamais véritablement sur le problème du chômage. »

Q. - Est-ce que les patrons sont d'accord entre eux sur le sujet ? Vous êtes d'accord avec l'analyse de F. Perigot ?

- « Je ne suis pas en désaccord. J'ai travaillé avec F. Perigot pendant deux ans et demi, je le connais bien, nous avons de très bonnes relations. Il a une tâche difficile, celle de mener une organisation comme celle du CNPF, ne comptez pas sur moi pour venir critiquer son action. Peut-être, pour ne pas inquiéter, il a eu un discours peut-être rassurant, en disant que ça allait s'arranger. Ce qui fait qu'aujourd'hui on ne comprend pas toujours les changements de cap qu'a pu faire le CNPF. Mais ça partait d'un sentiment normal, il est toujours difficile d'annoncer qu'il n'y a pas d'espoir et que les choses vont mal. Nous arrivons à un moment où il faut un langage plus dur. Je suis content de lire quelques articles, même d'hommes politiques importants - il y en avait un ce matin dans Le Figaro, de J. Chirac - disant qu'effectivement nous détruisons plus que nous n'intégrons et il est sûr que nous sommes en train de casser notre tissu industriel avec une mécanisation à outrance et avec des délocalisations. Il faut s'attaquer à ces causes. »

B. Jeanperrin. - Vous ne pensez pas quand même que ça suffit que le patronat demande au gouvernement une assistance systématique sur le plan économique et sur le plan social, vous ne croyez pas que c'est aussi à vous de vous réveiller un peu ?

- « Je n'ai jamais demandé d'assistance sur le plan économique ou sur le plan social, je ne crois pas que dans le discours que je viens de tenir je demande une assistance. Je dis  simplement que nous sommes poussés par des mécaniques, le patron n'a pas de liberté, le patron essaye de faire survivre son entreprise. Et quand il voit que son concurrent délocalise, qu'est-ce que vous voulez qu'il fasse, sinon délocaliser ? Est-ce que le consommateur qui va dans une grande surface se soucie où est fait le produit ? Il regarde le prix qui est en bas du produit et il achète le produit qui est le plus bas. Que fait celui qui fabrique ? Il n'a qu'une solution, essayer de fabriquer le produit le plus bas pour pouvoir le vendre. »

 Q. - Est-ce que vous craignez une explosion sociale en France, comme certains politiques le craignent ?

- « Oui, je crains une explosion sociale parce que nous ne pouvons pas continuer à voir sans arrêt augmenter le chômage. Je me rends compte parfaitement des drames que cela représente et il n'est jamais agréable pour un chef d'entreprise d'être obligé de prendre la décision de réduire ses effectifs. Pour lui, c'est un échec. A un moment donné, il vaut mieux se couper une main que d'avoir la gangrène. Qu'est-ce que vous voulez faire ?

B. Jeanperrin. - Relancer la politique contractuelle.

- « La politique contractuelle ne solutionnera pas ce problème. Il faut avoir une réflexion profonde sur la protection sociale. Je ne suis pas pour la remise en cause de la protection sociale, je suis pour des aménagements. Il y a un certain laxisme dans les régimes de protection sociale, il y a des économies à faire, alors cherchons à faire ces économies. Nous ne pouvons pas continuer à parler de protection sociale et puis, sur le plan économique, ne vouloir aucune protection et ne pas se protéger. Je ne suis pas protectionniste, je considère qu'il faut quand même qu'il y ait certaines règles qui soient édictées et qu'on freine un certain nombre d'importations. Nous ne pouvons pas continuer de lutter avec des pays qui ne sont pas du tout au même niveau et avec la même protection sociale et qui n'ont pas les mêmes contraintes que nous. Par ailleurs, ce que je propose aujourd'hui, c'est de réfléchir à financer la protection sociale non plus sur les salaires mais par l'ensemble de la production. Même si vous remplacez des salariés par des machines, vous continuerez à participer à l'effort de protection sociale, et si vous importez des produits de l'étranger, vous continuerez à participer au financement de la protection sociale. Il faut rééquilibrer un petit peu pour freiner ce mouvement qui m'inquiète : mécanisation à outrance et demain, délocalisation de beaucoup d'entreprises. »

Q. - Que pensez-vous de la semaine de 32 heures, F. Perigot dit que c'est une chimère ?

- « Je suis entièrement d'accord avec lui, je considère que c'est une utopie complète parce que la semaine de 32 heures, vous ne pouvez l'envisager qu'en partageant les revenus et ce ne sera une solution pour personne. »

Q. - Si vous êtes toujours d'accord avec M. Perigot, à quoi sert cette candidature à la tête du CNPF, que ferez-vous de différent ?

- « Je ne me présente pas contre F. Perigot. F. Perigot a annoncé officiellement qu'il quitterait son mandat à la fin de l'année 1994, il a chargé trois personnes de réfléchir à sa succession, donc je dirais que c'est lui-même qui a ouvert la campagne. Compte tenu du fait que j'ai présidé pendant sept ans ma fédération professionnelle, que j'ai été pendant dix ans vice-président du CNPF et deux ans et demi président de la commission sociale, je pense qu'il n'est pas anormal que je pose ma candidature à sa suite. »