Texte intégral
G. Leclerc : Les syndicats font des reproches à votre plan quinquennal. Mais vous avez fait des ouvertures, hier, notamment en liant l'annualisation du temps de travail et la réduction du temps de travail ?
M. Giraud : C'est plus qu'un plan, mais un projet de loi de société. Donc, il faut réfléchir, concerter, négocier, le débat est tout à fait ouvert. Et c'est vrai qu'en écoutant les syndicats, en examinant les préoccupations qui les animaient, j'ai proposé qu'on puisse chercher à mieux lier l'annualisation et la réduction du temps de travail. On doit pouvoir trouver une formule qui satisfasse à la fois les entreprises et les salariés.
G. Leclerc : Les syndicats vous reprochent de faire trop de cadeaux aux entreprises et d'aller toujours vers les mêmes recettes ?
M. Giraud : C'est la rentrée, et comme d'habitude il y a toujours une expression syndicale forte. Je souhaite des syndicats forts. Alors, on parle. Je propose que dans le cadre de la négociation annuelle, on puisse faire le point. Objectivement, quels sont les compensations ou les effets en terme d'emplois, de formation, de raccourcissement du temps de travail ? Ce travail va se prolonger pendant tout le débat sur la loi et pendant la mise en application de cette loi. C'est pour ça qu'on a voulu une loi quinquennale, de telle façon qu'on puisse ajuster en cours de route.
G. Leclerc : tout le monde se retrouve lundi chez le Premier ministre, est-ce qu'il y a encore des choses à renégocier ?
M. Giraud : Soyons clairs. Il y a un projet de loi qui a été très largement réfléchi entre les ministres concernés, il y a eu une grande maturation interministérielle, on ne va pas tout casser. On ne va pas casser la structure, les objectifs du projet de loi. Mais c'est vrai qu'il y a un certain nombre de points où l'éclairage qui se manifeste au travers des concertations, doit permettre un certain nombre d'ajustements. Je crois que le Premier ministre le dira d'entrée de jeu lundi, c'est une vraie concertation. Et c'est en cela aussi que c'est une grande nouveauté. Une grande loi qui couvre l'ensemble du secteur travail, emploi, formation, mais une vraie concertation qui permette un ajustement progressif du projet.
G. Leclerc : Quand espérez-vous faire voter votre texte et quels effets en attendez-vous sur l'emploi ?
M. Giraud : Le calendrier est simple. Nous devrions, avec une session extraordinaire peut-être, en tout cas au début de l'automne, engager la discussion de la loi de façon à ce qu'elle soit votée à l'Assemblée nationale avant le budget. C'est une grande loi pour préparer la reprise, pour faire en sorte que dès qu'on va en avoir les premiers signes, ça soit les plus porteurs possible en terme d'emplois et en terme d'organisation de vie. Mais quand vous avez des mesures comme celle de l'allégement du coût du travail, de l'allégement pour le premier, deuxième et troisième salarié, de l'aide à la création d'entreprise, des emplois de service où il y a un champ important, c'est un projet de loi qui pourrait laisser espérer 300 à 400 000 emplois créés chaque année.
G. Leclerc : Le chômage flambe actuellement, quand espérez-vous infléchir et surtout inverser cette tendance ?
M. Giraud : Au risque de me répéter et le Premier ministre l'a dit lui-même, il est exclu d'imaginer qu'il puisse y avoir un ralentissement rapide du rythme de cette progression de chômage. Parce qu'il y a au moins six mois entre l'annonce d'un plan social et la traduction en terme de chômeurs inscrits. Je préfère avoir eu le reproche de l'avoir dit quand il fallait le dire que d'avoir, à la fin de l'année, celui de ne pas l'avoir dit. Ceci étant, ce qu'il faut espérer et toute la volonté du gouvernement est dans cette perspective, c'est qu'on arrive en 94 à ralentir rapidement la progression du chômage, et je souhaite que 94 nous permettra de commencer à voir la décrue.
G. Leclerc : Les salariés s'inquiètent de la flexibilité des horaires et de la question des jours de repos. Un décret vient de passer supprimant l'obligation du deuxième jour de congé accolé au dimanche. N'est-ce pas un recul social important ?
M. Giraud : D'abord le décret n'est pas passé. Il y aura d'ici la fin de l'année, un décret concerté avec tous les partenaires. Mais ce décret est simplement fait pour reprendre les dispositions qui datent de 1936, 1937. 72 décrets qui ont aujourd'hui près de 60 ans. La société évolue, il faut donc qu'on ajuste les choses. Et puis, à un moment on cherche à réduire le temps de travail, on a des essais de semaines scolaires de quatre jours, il faut quand même que les français puissent aller dans une banque. Donc, c'est un décret concerté et qui doit faciliter la vie des familles françaises.
G. Leclerc : Et de là, on ne va pas franchir le pas et remettre en cause le travail le dimanche ?
M. Giraud : Le principe du repos dominical est un principe fort. Le gouvernement y est attaché. Le droit c'est le droit et c'est la raison pour laquelle j'ai voulu qu'il soit respecté. Mais la droite repose sur une disposition de 1906, là c'est pire, 87 ans. Il faut ajuster les dispositions et en particulier les dérogations, en fonction de l'évolution. Deux principes de base : la référence à l'autorité locale, la responsabilité des élus locaux pour savoir si un secteur est ou n'est pas une zone touristique à forte fréquentation. Et deuxièmement, les services aux familles. C'est à partir de ces deux préoccupations qu'on peut avoir un peu plus de souplesse.
30 septembre 1993
Paris-Match
Michel Giraud : "je ne serai pas le ministre de 4 millions de chômeurs"
Mardi 28 septembre, l'Assemblée siégera en session extraordinaire. Objectif : l'examen du projet de loi quinquennale sur l'emploi. Pilote de ce vaste chantier : Michel Giraud, 64 ans, ministre du Travail depuis six mois, c'est à lui que Balladur a confié l'impossible mission de terrasser le chômage. "Pauvre Giraud", dit souvent de lui le Premier ministre, qui sait combien sa tâche est rude. En exclusivité pour "Le Match de la semaine", Michel Giraud explique l'enjeu de sa loi, que déjà plusieurs députés de la majorité comme de l'opposition ont décidé de malmener. Motif : le ministre du Travail n'irait ni assez loin ni assez vite.
Après six mois de gouvernement Balladur et d'efforts contre le chômage, les grandes vagues de licenciements se multiplient. Thomson, Air France, etc. Est-ce donc une fatalité ? Nous allons tout faire pour que cette situation cesse. Dorénavant, les entreprises publiques ne pourront plus procéder à des licenciements secs, sans plan social, jusqu'en mars 1994. Et, sans at tendre, elles pourront anticiper sur la loi quinquennale pour éviter de licencier. J'ai passé mon dimanche après-midi à travailler avec la direction de Thomson pour qu'elle revoie son plan social. Quant aux entreprises privées, nous leur recommandons impérativement de redoubler d'efforts pour éviter les licenciements.
Paris-Match : Avec Édouard Balladur, n'avez-vous pas eu envie de rétablir l'autorisation administrative de licenciement ou d'instaurer une sorte de "gel des licenciements" ?
M. Giraud : Il n'en a jamais été question. Et, de toute façon, cela ne ferait que reporter les problèmes à six mois, Nous voulons ne jamais passer en force, mais toujours négocier. Ainsi en est-il de notre projet de loi quinquennale. Il a fait l'objet d'une longue maturation interministérielle de trois mois. Nous avons présenté aux partenaires sociaux un texte précis qui définit un projet fortement structuré. Mais ce texte est ouvert. Tout ce qui peut l'enrichir, nous sommes prêts à l'accepter.
Paris-Match : Alors, comment expliquez-vous que ce texte soit autant critiqué ? Certains ont l'impression de lire un énième plan antichômage !
M. Giraud : Les critiques viennent de ceux qui veulent aller plus vite et plus loin. C'est vrai que certaines des mesures que nous proposons pourraient être mises en œuvre plus rapidement, par exemple l'allègement du coût du travail et des charges pour les entreprises. Mais nous avons été obligés de tenir compte des contraintes budgétaires du gouvernement. En ce qui concerne la régionalisation de la formation, on pourrait peut-être la réaliser en un an. Si certaines régions se sentent prêtes, qu'elles le fassent ! Moi aussi, j'aurais aimé aller plus loin.
Paris-Match : les députés, qui se prononceront sur votre texte à partir du 28 septembre, vous reprochent beaucoup de ne pas avoir fait un projet de société comme vous l'aviez annoncé…
M. Giraud : Le premier volet de la loi, qui concerne la diminution du coût du travail, est une vraie réforme de structure, un vrai changement de mentalité. La moitié des salariés sont concernés par ces allègements de charges. Qu'on ne dise pas qu'il s'agit du énième plan emploi. Dans le deuxième volet, nous sortons enfin du placard une réforme essentielle : le ticket-service, qui permettra aux particuliers de déclarer facilement des personnes qu'ils emploieront pour quelques heures. Là il est vrai que nous pourrions aller plus vite.
Paris-Match : Le débat s'annonce houleux à l'Assemblée nationale. D'ailleurs, Philippe Séguin, pour cette raison, veut présider toutes les séances. Accepterez-vous que votre projet soit revu et corrigé par les parlementaires ?
M. Giraud : Je me réjouis que Philippe Séguin préside les débats. Cela prouve qu'il apprécie l'importance de ce texte. Je suis ouvert à toutes les propositions, à condition qu'elles ne sortent pas du contexte économique et social dans lequel nous nous trouvons. Je souhaite que le débat soit sincère, mais je ne veux pas que l'on déforme l'axe général du projet. Je tiens beaucoup aux trois démarches : diminution du coût du travail, organisation du travail et formation professionnelle. Je m'attends à ce qu'il y ait beaucoup d'amendements, mais, si certains seront positifs, d'autres ne seront que de l'obstruction.
Paris-Match : Votre texte ne mentionne pas ce qui était l'une des priorités de Martine Aubry : la chasse aux faux chômeurs. Est-ce volontaire ?
M. Giraud : Je ne veux pas utiliser ce terme. Mais l'une de mes premières initiatives a été de mettre en place un système de croisement de tous les fichiers. Alors que nous avons sauvé l'Unedic de la cessation de paiement, nous avons créé un système de conseil de surveillance pour une meilleure coordination entre l'ANPE et l'Unedic. À partir du moment où l'on maîtrisera mieux l'ensemble, il y aura moins de tricherie.
Paris-Match : Pourtant, on rencontre fréquemment d'anciens salariés qui vivent mieux avec une allocation chômage et une aide au logement que s'ils travaillaient. N'est-ce pas paradoxal ?
M. Giraud : L'ensemble de nos mesures devrait supprimer ce que j'appelle "les tricheries de confort".
Paris-Match : Et vos relations avec les syndicats ? Sont-elles bonnes ?
M. Giraud : Les syndicats jouent leur rôle. Il est normal qu'ils critiquent le texte. Je souhaite des partenaires forts, et si je peux les aider à être plus forts, je le ferai. Quand les syndicats sont faibles, ce sont les coordinations de toutes sortes qui finissent dans les rues.
Paris-Match : Où en est le débat sur l'ouverture des magasins le dimanche ?
M. Giraud : C'est un dossier empoisonné, mais il a bien fallu s'y mettre! le devoir d'un ministre, c'est d'abord de faire respecter la loi. Je suis donc resté insensible à toutes les sirènes de l'ouverture. Tant que la loi est la loi, je la fais respecter ! Mais elle date de 1906, et mérite d'être revue. La meilleure solution consiste à assouplir le système de dérogation et à impliquer dans les décisions les instances régionales.
Paris-Match : Être ministre du Travail par les temps qui courent, n'est-ce pas un sacerdoce ?
M. Giraud : Je suis un soldat, prêt à servir ! Quand le Premier ministre m'a demandé si j'acceptais la fonction, il m'a dit : "C'est une fonction à haut risque." Mais j'avais conscience du défi. Je suis l'aîné d'une famille de six enfants. J'ai le sens du service et de la solidarité. C'est une fonction difficile. La courbe du chômage ne s'inversera pas avant fin 1994. Mais je peux vous affirmer une chose : je ne serai pas le ministre de 4 millions de chômeurs !