Texte intégral
Le Jour : 3 mai 1993
Le Jour : Le partage du travail défraie depuis plusieurs mois la chronique sociale. Les cadres sont souvent réticents à voter des plans de partage dans les entreprises. Quelle est la position de votre syndicat ?
Paul Marchelli : Le partage du travail est une idée qui a germé dans la tête de quelques écolos en mal de programme social et politique, et repris par le Parti socialiste en pleine déliquescence. Ils semblent dire que le gâteau du travail ne grossira plus et qu'il faut le partager. C'est proprement ridicule.
En réalité, le partage du travail, c'est avec nos petits copains asiatiques qu'on va le faire. En Asie du Sud-Est, le travail coûte cinquante fois moins cher, et dans de nombreux cas, les plans de partage du travail masquent des délocalisations, des transferts d'activité vers les pays les moins avancés socialement, là où femmes et enfants travaillent trop.
Un exemple : Thomson crée 20 000 emplois dans le Sud-Est asiatique, et demande par ailleurs à ses employés en France de partager le travail. Il y a aussi ces sociétés d'assurance qui sous-traitent, par le biais du satellite, des travaux écrits renvoyés le lendemain à moindre coût.
Le Jour : Et comment contrer la délocalisation ?
Paul Marchelli : La seule réponse, c'est la préférence communautaire. Boycotter les produits fabriqués par des pays où les niveaux de protection sociale et de législation du travail sont très en deçà des nôtres. Jusqu'à ce qu'ils se rapprochent de nos normes.
Le Jour : Mais le partage du travail ne concerne pas que les entreprises qui délocalisent. Alors pourquoi condamner d'entrée ce qui vous paraît être une fausse bonne idée ?
Paul Marchelli : Le partage du travail, c'est le rétablissement du fait du prince au sein de l'entreprise. On donne un bâton aux chefs d'entreprise. Vous imaginez le chantage ? Le chef d'entreprise a beau jeu de culpabiliser ses salariés en leur proposant de signer de pseudo-référendums. C'est trop facile de faire peser sur les employés les erreurs de gestion et les restructurations. Nous sommes contre ce. partage-là.
Le Jour : Quelle est alors votre solution pour remettre en selle les cinq millions d'exclus ?
Paul Marchelli : Il faut arrêter de pratiquer le traitement social du chômage dans sa forme actuelle. Nous sommes pour un traitement préventif. Vous voyez les gens qui sont au chômage, ils sont cassés, brisés en mille morceaux. L'État dépense ensuite des milliards pour les remettre d'aplomb, avec plus ou moins de succès. Je ne parle pas des CES qui sont une magouille de chiffres.
L'entreprise doit retrouver sa dimension sociale, et ne plus croire que sa réussite ne peut être qu'économique. On ne va pas interdire aux patrons de licencier, c'est con. Par contre, en créant un fonds d'intervention structurel pour l'emploi, on pourrait permettre aux entreprises de reclasser les employés en surnombre. Il faut que les entreprises trouvent les futurs gisements d'emplois. Pour cela, il faut mettre des moyens financiers. D'autre part, il faut adapter la formation aux besoins de l'entreprise. Il faut mettre en place le plus vite possible un système qui nous permette de récolter les informations précises au cœur des entreprises pour connaître le profil de l'emploi de demain et d'après-demain. Nous proposons de mettre en place un système incitatif à la gestion prévisionnelle des qualifications et des emplois.
Le Jour : Contre l'exclusion, l'entreprise a donc pour vous un grand rôle à jouer.
Paul Marchelli : Il faut que le chef d'entreprise retrouve, à côté de sa responsabilité qu'il maîtrise, la responsabilité sociale qu'il doit partager avec les partenaires sociaux.
Le Jour : Avec l'affaire Hoover notamment, l'Europe sociale a pris du plomb dans l'aile. Vous y croyez, vous ?
Paul Marchelli : Je suis un Européen convaincu, et depuis longtemps. Malheureusement, le coût du travail n'est pas le même selon qu'on se trouve en Italie, à Manchester ou en France. Mais on ne peut condamner les chefs d'entreprise qui profitent d'une main-d'œuvre meilleur marché.
En revanche, il faut maintenant que l'Europe sociale progresse rapidement. Elle est à la traîne de l'Europe économique et monétaire.
Le social n'a pas avancé comme le reste. C'est dommage.
Encadrement Magazine : juin 1993
Claude Cambus
Du partage du travail au partage des revenus
Depuis quelques mois, nous assistons à l'éclosion d'un certain nombre d'accords portant sur la réduction du temps de travail et des salaires, prétendument pour éviter des licenciements. Tout a commencé par la Société bordelaise de crédit, une banque, mais depuis il n'est aucun secteur épargné. L'assurance a vu la Mutuelle artisanale de France, la métallurgie : Montabert, Potain, Thomson TTE, SKF, SFIM, Tillieres, la chimie avec Daum, pour ne citer que ceux-là.
Les représentants CFE-CGC ont donné leur accord dans un certain nombre de cas. Est-ce un bien, est-ce un mal ? C'est ce que nous allons essayer de vous faire découvrir, chaque cas étant un cas particulier, et l'ensemble comportant des risques bien plus importants qu'il n'y paraît.
À l'origine de l'utopie
Les responsables politiques sont trop coupés du terrain pour être sensibles aux réalités d'entreprises, ils préfèrent raisonner à partir de données « macroéconomiques » comme on le leur a appris dans les écoles d'administration.
En France aujourd'hui, le taux de chômage est de l'ordre de 10 % au sens du BIT : le coût de ce même chômage 400 milliards entre l'UNEDIC, la formation-réinsertion, le coût de l'exclusion représente aussi 10 % du coût du travail dans l'économie nationale (4 000 milliards environ). L'idée est donc venue à certains qu'en partageant le travail, le revenu, entre ceux qui ont un emploi et ceux qui n'en ont pas, l'équilibre économique se reformerait au plein emploi et que l'on retrouverait en réduction de charge-chômage ce qu'on perdrait en partage du salaire.
L'ancienne majorité nous avait engagés sur cette piste. Cette idéalisation du partage du travail est aussi porteuse de succès que les thèses du Club de Rome : on se souvient que, dans les années 70, il s'était fait le chantre de la « croissance zéro », dont on mesure aujourd'hui l'effet réel. Heureusement que nous ne les avons pas suivies (les thèses).
Les erreurs de raisonnement
Elles sont multiples.
Un : si le travail n'est pas « trop cher » alors la réduction du temps de travail correspond à un partage de la productivité. C'est une évolution justifiée par le progrès comme nous en avons eu durant les 25 glorieuses. La production n'en est pas affectée. Mais cela ne crée aucun emploi pour des chômeurs.
Deux : si le travail est trop cher et que le choix se présente entre réduire le nombre de travailleurs, ou réduire le salaire de tous, ou une solution mixte entre les deux, alors il s'agit de répartir la pénurie et nul n'y a intérêt. Qu'on en juge : la réduction de 10 % des revenus, ou plus si on prend non plus le chômage « BIT » mais le nombre d'exclus, soit au moins 5 millions sur 20 millions d'actifs autrement dit 25 %, se traduira dans le comportement des ménages.
Leurs dépenses ne changeraient pas en terme d'emprunts, de loyers, de charges. de téléphone, d'électricité, de gaz, d'eau, etc. Les arbitrages budgétaires seraient donc reportés sur l'alimentation, l'habillement, l'automobile, les loisirs. La chute de consommations des biens manufacturés serait au moins égale à la baisse de 25 % ! Est-ce bien le moment ?
Cette situation aggraverait encore la récession économique, et conduirait à une nouvelle étape de réduction de la durée du travail et des salaires, les mêmes motifs entraînant les « mêmes punitions ». La seule chose qui ne diminuerait pas c'est le chômage !
Rappelons quand même que le mythe égalitaire et partageur a été le moteur des économies de l'Est qui ne s'en sont pas encore remises…
Trois : le volume de travail n'est pas constant il diminue mais pas uniquement à la vitesse permise par la productivité. Il diminue parce que des entreprises, mues par une logique financière excessive, au mépris de tout sentiment national voire européen délocalisent tantôt leurs fabrications, tantôt leurs services et unités de production. Il leur revient moins cher de faire produire dans des nouveaux pays industriels où la main-d'œuvre est 20 à 50 fois moins coûteuse qu'en Europe et à rapatrier les productions (biens ou services) que de continuer de produire en Europe.
Mais le volume de travail diminue aussi du fait des politiques récessionnistes des gouvernements dictés par la recherche de l'équilibre budgétaire en période de faible activité.
Par conséquent, le discours global de partage du travail est pernicieux car il ne résout rien sur le plan socio-économique mais en plus, faisant appel à des sentiments de générosité, il devient un générateur de chantage à l'emploi et crée, de ce fait, des tensions entre catégories sociales et entre ceux qui ont un emploi et ceux qui n'en ont pas.
Nous sommes dans un cas tout à fait concret d'opposition entre la logique « micro-économique » de l'entreprise et celle, « macro-économique », de la Nation. Dans une situation économique correcte, qu'une entreprise affrontant des difficultés tente de choisir entre licencier ou conserver avec un temps de travail et un salaire réduits n'a aucune importance. C'est dans ce cas donc de la seule responsabilité des acteurs syndicaux de décider d'accepter ou non de s'engager dans la voie.
Mais si au contraire, toutes les entreprises envisagent la même chose, à savoir baisser les salaires, l'effet sur la « demande des ménages » est tel que la consommation s'engage dans une spirale récessionniste. La conséquence est claire : l'économie s'effondre.
Nous ne sommes peut-être pas loin de cette situation au moment où nous écrivons ces lignes.
Au plan de l'entreprise
Dans l'entreprise, les attitudes patronales consistent à utiliser le chantage à l'emploi, avec, pour objectif principal, de gagner encore plus de terrain dans le domaine de la flexibilité salariale.
D'une part, sauf rupture du contrat de travail, l'entreprise n'est pas vraiment en demeure de maîtriser totalement l'évolution de la masse des salaires versés. Les automatismes (ancienneté, évolution des minima) résultant des politiques contractuelles de branche chagrinent fortement bon nombre de dirigeants, surtout en période de faible inflation et de chiche politique salariale.
D'autre part, l'évolution de la productivité du travail a été privilégiée au détriment de l'emploi. Cette évolution, accompagnée d'une culture d'individualisation effrénée, a peu à peu mis à mal l'image de l'entreprise et de son rôle social. Rôle social qu'elle affirmait vouloir promouvoir, à grand renfort de projets d'entreprise sur papier glacé.
Continuer dans la seule voie de l'ajustement de la masse salariale par la suppression d'emplois permise par l'augmentation de productivité, contient un risque certain d'explosion sociale. En outre, cette attitude commençait à interpeller vraiment tous les acteurs de la vie socio-économique et tout particulièrement le personnel d'encadrement. Une étude récente (« Gestion sociale » du 3 avril 1993) montre que l'encadrement doute de l'entreprise et de ses dirigeants, pense que le climat social va se dégrader, et prévoit un grand reflux de l'implication des salariés.
L'entreprise a redécouvert la flexibilité salariale avec un double avantage pour elle : elle déplace la responsabilité des éventuels licenciements, non pas au niveau de non moins éventuelles erreurs de gestion, mais vers les salariés qui refuseraient la solidarité envers leurs collègues « potentiellement condamnés au chômage » et elle bloque l'évolution des salaires.
L'entreprise remet en cause de manière directe la politique contractuelle, tout en affirmant haut et fort sa volonté de la pratiquer. Ce processus étant clairement identifié, il ne suffit pas de dénoncer le non-sens économique d'une pseudo panacée face à l'élan du cœur qu'elle provoque. Il faut, dans les cas de plus en plus nombreux de culpabilisation ou de chantage à l'emploi, contre lesquels il est difficile de résister (au cas par cas, entreprise par entreprise, car c'est là que cela se passe) que nous puissions nous montrer extrêmement vigilants et pertinents.
Il convient de se rappeler qu'avant de recourir à des licenciements, l'entreprise dispose de tout un arsenal de mesures possibles et négociables dans le cadre de la législation actuelle. Il s'agit du recours au chômage partiel, du développement du volontariat de temps partiel, de la mise en place de systèmes de préretraite progressive, d'aménagements du temps de travail, de la modulation du temps de travail.
Il faut aussi garder en mémoire que beaucoup de mesures de réduction d'horaires, présentées comme la panacée du jour, ont été utilisées dès 1982 dans bon nombre d'entreprises lors du passage de 40 à 39, puis à 38 ou à 37 heures avec perte partielle de salaire. Elles ont malheureusement donné les résultats que tout le monde connaît sur le plan de l'emploi.
Fausse concertation
Les chefs d'entreprise ont montré une forte propension à consulter les salariés directement par référendum pour prouver que leurs propositions rencontraient une large audience. C'est faire fi du rôle essentiel des partenaires sociaux dans la transmission et l'exécution des informations sur l'entreprise. Cela évite, en outre, de faire la transparence sur la situation réelle desdites entreprises.
Une fois encore, les chefs d'entreprise mésestiment la place respective des salariés et des organisations qui les représentent ; on ne nous fera pas croire que c'est par inadvertance.
Il est donc essentiel de refuser d'aborder ces questions dans les entreprises où elles se présentent sans commencer par une réelle concertation, et en profondeur, sur les difficultés dont l'entreprise souffre, sur les remèdes envisageables et sur les contributions de chacun.
Le référendum, en tout état de cause, ne peut être que le moyen de valider le résultat d'une authentique négociation.
Pour conclure
La réduction du temps de travail et des revenus est une solution dangereuse si elle est généralisée. Elle aboutit en effet à réduire le pouvoir d'achat des ménages, lequel alimente directement et indirectement 80 % de l'activité économique du pays.
La façon dont elle est introduite dans l'entreprise est, en général, détestable.
Nous sommes loin d'une approche humaniste de la conception de l'entreprise. Nous découvrons tous, parfois brutalement, que la question du temps de travail qui a longtemps été occultée n'est pas démodée. Tant qu'il y aura des gains de productivité, on se posera la question de leur répartition entre l'entreprise et le consommateur, entre l'entreprise et ses salariés et, pour ceux-ci, entre gain de pouvoir d'achat et diminution du temps de travail.
Une autre question encore plus fondamentale nous interpelle : doit-on continuer à privilégier l'économie au détriment de l'Homme ? « Au demeurant, nous ne sommes pas uniquement des hommes au travail, nous sommes aussi des consommateurs, des parents soucieux de l'avenir de nos enfants et pour tout inclure, des citoyens » ; un rôle dans lequel nous avons encore beaucoup de choses à dire.