Interviews de M. Philippe de Villiers, député UDF PR et président de Combat pour les valeurs, dans "Le Point" du 23 janvier 1993, "Le Figaro" du 18 février et à RTL le 4 mars, notamment sur son rejet de la cohabitation et son souhait d'un départ de M. François Mitterrand.

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Média : Le Point - Le Figaro - RTL

Texte intégral

Le Point : 23 janvier 1993

Le Point : Vous êtes parti en guerre contre la cohabitation. Pourquoi refusez-vous en 1993 ce que vous aviez accepté en 1986 ?

Philippe de Villiers : Précisément parce que j'ai l'expérience de la première cohabitation. Le tireur d'élite qu'est François Mitterrand nous attend en embuscade. Il est en fait impossible que la cohabitation réussisse. C'est comme si on voulait franchir l'Himalaya à Vélo Solex !

Le Point : Si la nouvelle majorité refusait de cohabiter, ne prendrait-elle pas le risque d'ajouter une crise politique à la crise économique ?

Philippe de Villiers : Les futurs cohabitants disent en effet : « Il faut accepter la cohabitation pour éviter une crise. » Je leur réponds, pardon de paraphraser, à la manière de Churchill : « Non seulement vous aurez la cohabitation, mais vous aurez aussi la crise. » Certes, les Français vont voter contre la gauche et Mitterrand, mais l'usure du nouveau Premier ministre sera immédiate.

Le Point : Refuserez-vous la confiance au nouveau gouvernement s'il la demande par un vote aux députés ?

Philippe de Villiers : Si le Premier ministre pose la question de confiance, je ne pourrai pas dire que « j'ai confiance », ce qui ne signifie pas mon opposition à lui-même ou à son programme, mais à la situation impossible dans laquelle il se placera.

Le Point : Vous opposez à la cohabitation des raisons plutôt tactiques. Avez-vous aussi des raisons de fond ?

Philippe de Villiers : En effet, ce sont les principales ! En 1993, la vie quotidienne des Français est dominée, plus encore qu'en 1986, par la vie internationale. C'est un fait incontestable qui, pour tout nouveau gouvernement, rend nécessaires, je dirais même impératifs, trois voyages pour trois négociations : à Bruxelles, sur la préférence communautaire ; à Francfort sur les problèmes monétaires, et à Washington, sur le GATT. Mais qui peut les faire, sinon le Président ? Gouverner vraiment en cohabitant signifie qu'il faudrait dépouiller le chef de l'État de ses prérogatives. C'est impossible.

Le Point : C'est peut-être l'intention des futurs cohabitants ?

Philippe de Villiers : Peut-être, mais, moi, j'estime que ce n'est pas sain. Le Président, de par notre Constitution, a une véritable prééminence pour les questions internationales et la représentation de la France. Cette représentation est essentielle, et il faut la préserver. On ne va tout de même pas jouer le « Bébête Show » à l'étranger ou Polichinelle contre Pierrot ! Ce serait dramatique pour l'image du pays, mais aussi aux yeux de Français hantés par la progression du chômage.

Le Point : Justement, dans votre livre « Avant qu'il ne soit trop tard », qui paraît cette semaine aux Éditions Albin Michel, vous affirmez que le chômage n'est pas une fatalité…

Philippe de Villiers : En effet. À condition de refuser d'apprendre à vivre avec. Pour essayer de comprendre, j'ai fait un tour de France des experts ; il ne s'agit pas de faire un catalogue de La Redoute quand il n'y a plus rien dans le magasin, c'est- à-dire plus d'emplois. Il faut sortir de tous nos vieux schémas.

Le Point : Mais encore ?

Philippe de Villiers : Le chômage résulte de trois dérèglements. Le dérèglement mondial du libre-échange. Le mot de passe, désormais, dans l'entreprise, c'est « la délocalisation ou la mort ». Les entreprises sont aspirées par les « nouveaux dragons » d'Asie du Sud-Est qui exploitent leurs ouvriers pour conquérir les marchés extérieurs. Chez moi, aux Herbiers, un anorak revient à 400 francs : le même revient à 150 francs en arrivant de Taïwan. Il faut instituer des droits de douane compensateurs au niveau européen négociés produit par produit pour compenser les coûts de main-d'œuvre ou se préparer à l'implosion finale de la croissance du chômage.

Le Point : Vous évoquez aussi le dérèglement communautaire ?

Philippe de Villiers : La préférence communautaire n'existe plus. Il faut la rétablir d'urgence, pour que l'Europe devienne une puissance commerciale. Ou bien vous verrez surgir en France des poussées de protectionnisme incontrôlables.

Le Point : Vous insistez enfin sur le dérèglement national de l'emploi.

Philippe de Villiers : L'emploi est parasité par les prélèvements obligatoires et une économie d'administration qui tue l'initiative.

Le Point : C'est-à-dire ?

Philippe de Villiers : Face au drame du chômage, on multiplie les aides aux « victimes ». Il faut arrêter de décréter qu'on crée des emplois ou de chercher des rebouteux. Rien ne se décrète d'en haut. Il faut que les citoyens eux-mêmes puissent relancer la machine. Il est immoral d'accepter durablement un apartheid civique et social, pseudo-prix à payer pour sauver ce qui peut l'être du système. Pour réussir aujourd'hui, il vaut mieux faire de l'argent avec son argent plutôt qu'avec son travail, ce qui est profondément immoral. Tout cela va bien au-delà d'une simple loi-cadre sur l'emploi ou de l'autonomie de la Banque de France ! On nous demande d'être concrets et imaginatifs.

Le Point : Qu'allez-vous faire quand la droite aura gagné en mars et que vous aurez choisi d'être hors du gouvernement ?

Philippe de Villiers : Vous supposez que la cohabitation aura lieu ? Attendez un peu !


Le Figaro : 18 février 1993

Le Figaro : Quelles réflexions vous inspirent le projet de réforme constitutionnelle ?

Philippe de Villiers : Il propose de bonnes idées, mais il est tout à fait inopportun dans l'instant. Il est à la fois un mirage et un piège. C'est un mirage, car il repose sur une succession de retouches institutionnelles qui sont bien loin des préoccupations des Français concernant le drame du chômage. Et c'est un piège installé par François Mitterrand pour gêner l'opposition et, si possible, la diviser. Ce projet de réforme constitutionnelle doit donc être purement et simplement rejeté pour être éventuellement rediscuté après l'élection présidentielle, c'est-à-dire au moment de la véritable alternance. Il n'est pas question de cogérer je ne sais quelle réforme constitutionnelle avec un président qui va devenir, dans quelques semaines, le premier opposant de France.

Le Figaro : Les récentes déclarations du chef de l'État vous ont-elles rassuré ou, au contraire, renforcé dans votre hostilité à la cohabitation ?

Philippe de Villiers : Elles la confirment, sans aucun doute. Pour comprendre ce que sera cette dernière, il faut essayer d'évaluer les moyens et les objectifs de François Mitterrand. Voyons d'abord les moyens. Contrairement à ceux qui croient que la Constitution est un « texte caoutchouc » qu'on peut adapter en toutes circonstances, je crois pour ma part, comme Bernard Debré et tous nos amis, qu'en cas de cohabitation François Mitterrand aura les moyens de faire très exactement ce qu'il veut. En effet, seul le président a le pouvoir de représenter la France. On ignore trop souvent l'article 52 de la Constitution qui dit : « Le président de la République négocie et signe les traités. » Il a seul le pouvoir de nommer, et il a seul le pouvoir de présider non seulement le Conseil des ministres, mais aussi le Conseil supérieur de la magistrature. En d'autres termes, il est le seul vrai patron de la justice en France, alors même que le développement des affaires pourrait bien remonter jusqu'à lui. Ce n'est donc pas une cohabitation qui se prépare, mais une véritable cogestion.

Le Figaro : Et quels sont, selon vous, les objectifs du chef de l'État ?

Philippe de Villiers : François Mitterrand a deux objectifs pour cette cogestion. Le premier touche son grand œuvre de Maastricht. Aujourd'hui, le traité de Maastricht est un canard sans tête. Ce que cherche à faire François Mitterrand, ce qu'il demandera à son futur Premier ministre, c'est de faire une monnaie unique réduite aux acquêts, une sorte de petite Lotharingie monétaire autour de l'Allemagne.

Curieusement, le programme de l'opposition, sans doute par la coïncidence des fortes pensées, fait précisément allusion à une « initiative politique franco-allemande ». Il s'agit purement et simplement de réduire la petite Europe à un club de cinq ou six pays dans lequel l'indépendance de la Banque de France répondrait à la toute-puissance de la Bundesbank. Sur ce premier objectif, c'est-à-dire le sauvetage d'un grand projet que François Mitterrand laisserait à l'histoire pour son second septennat, il n'y a pas de différence majeure entre l'interview de François Mitterrand dans Le Monde et le programme de l'opposition.

Le Figaro : Mais le président de la République trouvera-t-il dans l'opposition, dont tout annonce qu'elle redeviendra demain la majorité, un homme pour l'aider dans ses desseins ?

Philippe de Villiers : Le deuxième objectif de François Mitterrand consiste précisément à choisir un Premier ministre qui aurait les qualités nécessaires pour accomplir à ses côtés la tâche dont je viens de parler. Donc un premier ministre qui ait ce qu'on appelle à la Bundesbank une « surface » et qui ne souhaite pas entrer en conflit direct avec le chef de l'État. Je rejoins là tout à fait, dans cette analyse, un papier génial écrit dans Le Figaro par Jean d'Ormesson je crois que la future cogestion sera paisible parce que les désaccords entre François Mitterrand et son gouvernement seront finalement périphériques. Notamment pour ce qui concerne la politique étrangère.

Le Figaro : Vous avez des exemples ?

Philippe de Villiers : Je peux vous en citer quatre, dans l'ordre des urgences. D'abord, l'idée d'un « couple franco-allemand » qui s'isolerait au cœur de l'Europe et qui, s'il devait en être ainsi, serait alors une mutilation de la grande idée européenne. Ensuite, l'absence totale de débat actuel sur le libre-échangisme mondial, que j'ai largement abordé dans mon livre Avant qu'il ne soit trop tard, récemment publié aux Éditions Albin Michel. Troisième exemple : l'absence de débat sur la nécessité de reprendre l'ouvrage européen en rétablissant la préférence communautaire non seulement pour l'agriculture, mais aussi pour l'industrie. Enfin, l'absence de débat, aussi, sur le collapsus démographique de la France et de l'Europe. Au lieu de tout cela, de quoi nous parle-t-on ? Les uns, de casser le Smic. Les autres, de partager le travail.

Le Figaro : Voyez-vous d'autres raisons de ne pas cohabiter ?

Philippe de Villiers : Je ne me résous pas à l'idée d'une cogestion morale de la France avec François Mitterrand, l'homme qui a couvert de son autorité magistrale les plus grands scandales de toute l'histoire de la République.


RTL  : 4 mars 1993

J.-M. Lefèvre : Vous préférez cogestion à cohabitation.

P. de Villiers : Parce que la cohabitation est un état, il suffit d'accorder les humeurs. La cogestion, c'est l'idée que les pouvoirs sont partagés. Le président de la République a le pouvoir de représenter, de nommer, de présider. Il y a une raison morale qui domine dans mon refus de la cogestion avec F. Mitterrand : je souhaite qu'il s'en aille. Je ne veux pas m'asseoir à la table d'un homme dont on sait qu'il a couvert de son autorité morale les plus grands scandales de toute l'Histoire de la République. Je pense qu'il est discrédité et qu'il discrédite la France. Il est à la racine de la crise morale. Il a mis sur pied un système mafieux qui repose sur la corruption politique avec un réseau de financement, d'écoutes des amis, l'affairisme de l'économie mixte qui mélange intérêts privés et publics et une société de clientèles. On case par fournées et on recase pour récompenser en sinécure. Quand on est arrivé au pouvoir avec l'idée du socialisme moral et qu'on multiplie les réseaux de financement, d'écoutes, de copinage, on tient compte du souhait des électeurs. Je dis aux Français, il faut un raz-de-marée pour en finir avec le socialisme. Il faut que le message soit fort pour être entendu par F. Mitterrand, et personnalisé : il est le chef de la campagne, le chef du bilan. Pour qu'il parte, il faut que les Français donnent à leur vote le poids d'une motion de censure contre F. Mitterrand.

J.-M. Lefèvre : C'est une nouvelle lecture de la Constitution.

P. de Villiers : Dans la Constitution, il y a le pilote, le président de la République, en charge du destin de la France, et le copilote, le Premier ministre. On ne peut pas imaginer de monter dans un avion si les deux pilotes ne s'entendent pas. Dans la situation d'extrême gravité où nous sommes, sur ce toboggan moral, économique, social, quand on voit les pêcheurs, les paysans qui désespèrent, les entrepreneurs asphyxiés par les taux d'intérêt, et un président de la République qui se promène et qui entre deux voyages propose de réformer la Constitution… Il y a un déphasage entre cette situation ubuesque, immorale et la réalité quotidienne des Français.

J.-M. Lefèvre : Mais qu'est-ce que vous faites encore à l'UDF !

P. de Villiers : Il y a un débat et ceux qui iront cogérer la France avec F. Mitterrand font une erreur pour eux, la France, la future majorité. Dans deux ans, il y a les présidentielles. Il ne faudrait pas que, sacrifiant l'unité de temps et d'action, trop pressés, il y ait des gens chez nous qui mettent la charrue avant les bœufs. Il faut un choc psychologique, une rupture, un changement de cap. Sinon, nous ne rétablirons pas la confiance. Nous avons les moyens constitutionnels, question de confiance, censure, si nous le voulons et si nous sommes déterminés de faire partir F. Mitterrand. Les Français sont d'accord. Si les élus se donnent pour mandat de dire non à la question de confiance, non à un Premier ministre choisi par F. Mitterrand car c'est lui qui choisit, F. Mitterrand devient l'organisateur de sa défaite. Il s'agit de légitimité. Il faut que F. Mitterrand entende le message des Français.

J.-M. Lefèvre : Si jamais l'UDF arrive avant le RPR, quel est votre candidat comme Premier ministre ?

P. de Villiers : Foin des étiquettes. Ce que les Français attendent, c'est qu'on s'intéresse à leurs problèmes. Il faut d'abord savoir ce qu'on va faire. Je dis trois choses pour rendre la confiance : il faut aller négocier pour demander à l'Allemagne de changer sa politique monétaire et budgétaire qui casse l'Europe. Il faut ensuite faire savoir au GATT que la France considère comme nulles et non avenues les accords agricoles et demander au GATT de changer de philosophie. Il faut exiger de Bruxelles, très vite, que se tienne un conseil des chefs de gouvernement où le Parlement français donnera mandat de négocier le rétablissement de la préférence européenne. Parce que l'Europe est une passoire. Je ne veux pas une Europe-forteresse, mais pas une Europe passoire non plus. Je veux une Europe communautaire, celle du Traité du Rome. Quand on pense à nos pêcheurs, nos agriculteurs, au désossage industriel de la France, on ne peut pas ne pas penser à apporter un souffle nouveau à la construction européenne.