Déclaration de M. Michel Rocard, ministre de l'agriculture, sur la politique laitière et la PAC, Paris le 29 mars 1984.

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Circonstance : Assemblée générale de la FNCL (Fédération nationale des coopératives laitières) à Paris le 29 mars 1984

Texte intégral

Monsieur le président,
Mesdames,
Messieurs,

Vous l'avez rappelé tout à l'heure, monsieur le président, il y a un an, le 24 mars 1983, très exactement, le nouveau ministre de l'agriculture que j'étais, venait s'exprimer devant votre assemblée générale.

C'était mon premier contact public avec la profession agricole, que je découvrais alors, et pour un ex-ministre du plan, depuis toujours passionné, par l'économie sociale, il ne pouvait y avoir de meilleure transition.

Nous prévoyions à l'époque que nous aurions à affronter des difficultés considérables, notamment en matière laitière, et dans le domaine monétaire.

Je conviens avec vous que nous étions en déça de la réalité.

Les problèmes que nous rencontrons sont en effet, considérables, et les solutions qui leur sont apportées, difficiles et sévères.

Je voudrais vous les exposer sans détour, car pour leur mise en application, la coopération a un grand rôle à jouer.

Les accords auxquels étaient parvenus les ministres européens de l'agriculture sont très largement connus pour que je n'ai pas à les détailler ici. D'ailleurs, vos dirigeants ont été tenus informés régulièrement du déroulement des négociations.

Vous le savez, ces accords n'ont pas été confirmés lors du sommet des chefs d'État et de gouvernement et un nouveau blocage s'est produit au cours du dernier conseil des ministres de l'agriculture en début de semaine. Vous aurez noté que ces difficultés de dernière heure résultent de l'intransigeance, à certains égards, compréhensible, d'un État dont l'économie dépend très largement du lait : l'Irlande, à cet égard, les solutions qui devront être trouvées ne modifieront pas l'économie et l'équilibre de cet accord car je demeure persuadé que les bases de l'accord intervenu il y a bientôt deux semaines sont les seuls valables et qu'il faut aboutir rapidement, si possible avant le premier avril.

C'est la raison pour laquelle j'ai demandé que soit réuni de toute urgence le conseil des ministres de la communauté qui siégera dès demain.

En tout état de cause, nous devons dès à présent nous préparer aux conséquences de mesures qui devront nécessairement être prises demain ou plus tard.

La crise que connaît l'Europe n'est pas la première du genre, et on a connu par le passé des montagnes de beurre et des fleuves de lait qui ont été résorbés, avec plus ou moins de difficultés mais qui ont toujours disparu, dans le respect le plus strict des règles de l'organisation communautaire de marché, c'est-à-dire en maintenant le prix du beurre et de la poudre au niveau réglementairement prévu.

Toute la différence, avec la crise actuelle, tient dans le fait qu'aujourd'hui, le coût d'écoulement d'un litre de lait excédentaire est très exactement égal à son coût de production. C'est la première fois qu'une pareille situation se produit, et, elle arrive à un moment où le budget de la communauté a atteint son plafond de financement.

Dans ces conditions, la commission a le choix entre trois types de solutions :

- La première consiste à ne rien faire. On continue à payer l'intervention, selon les règles prévues, jusqu'à ce que les crédits soient épuisés, ceci peut nous amener jusqu'à l'été après quoi, il n'y a plus de prix garanti, et le prix du lait payé aux producteurs descend en chute libre, jusqu'au point d'équilibre du marché. Je vous laisse imaginer les conséquences économiques et sociales que pourrait avoir une telle mesure, aussi bien sur le plan de vos entreprises, qu'au niveau des producteurs.
- La seconde consiste, par le biais de mesures ponctuelles, à déguiser la baisse du prix d'intervention. Ce type de solution a reçu un début d'application, au travers de l'allongement des délais de paiement à l'intervention par exemple, ou de la modification des normes de qualité des produits livrés à l'intervention.
- La troisième solution, et c'est celle qui a été choisie, consiste à faire face et à adapter les quantités produites aux possibilité raisonnables d'écoulement, de façon à pouvoir conserver, pour les producteurs, la sécurité que constitue le système de l'intervention.
Ce n'est pas la solution la plus facile. Elle touche en effet des pays dont les intérêts commerciaux, les appareils industriels, ainsi que les structures de production, sont très différents, ce qui a rendu l'accord extrêmement difficile à obtenir, d'autre part, elle intervient après vingt ans d'une période de forts investissements et d'intense modernisation des exploitations agricoles.

Dans ces conditions, un ralentissement de la production est particulièrement délicat à réaliser sans compromettre la bonne marche de l'élevage.

Ce n'est pas la solution la plus facile, mais elle est inévitable. Il ne servirait à rien de retarder l'échéance, sinon à rendre les ajustements encore plus difficiles.

Il nous faut avoir la lucidité de considérer que nous vivons aujourd'hui les conséquences de la réussite de la politique agricole commune, qui avait deux objectifs principaux, à savoir la sécurité des approvisionnements à un coût acceptable par les consommateurs. La présence de stocks, abondant d'une part, et l'évolution de la part des produits alimentaires dans les dépenses des ménages attestent à l'évidence que ces objectifs ont été atteints.

Cette situation a pour conséquence une saturation du marché européen en produits traditionnels et un gonflement des stocks d'intervention dont l'écoulement est rendu de plus en plus difficile, et donc, de plus en plus onéreux, en raison du contexte de crises économique mondiale, que nous connaissons, et de l'insolvabilité des pays potentiellement acheteurs.

Les difficultés des finances communautaires ne sont que la traduction de ce nouvel état de fait, auquel il nous fait désormais nous adapter, cette adaptation, que nous aurons à conduire ensemble me parait devoir être abordée sous deux angles différents, mais complémentaires.

La première urgence consiste, pour éviter la crise financière aiguë qui menace la communauté, à prendre les douloureuses décisions visant à adapter la production aux possibilités actuelles du marché. Les péripéties qui se sont déroulées ces dernières semaines à Bruxelles, les réactions des agriculteurs dans les différents pays de la communauté, montrent que ce n'est pas la chose facile, surtout quand il y a dix partenaires à mettre d'accord sur des questions aussi diverses que les M.C.M. ou la contribution britannique, mais tout aussi épineuses que la maîtrise de la production laitière.

Donc, il n'y a pas eu concrétisation d'un accord et les négociations reprennent dès demain pour tenter d'aboutir avant le 1er avril.

Il se peut que l'échéance soit, une fois de plus, repoussée. Je voudrais dire ici qu'il n'est dans l'intérêt de personne de différer ainsi la mise en oeuvre de décisions inévitables, et que plus on attendra, plus elles seront difficiles à prendre. Tout le monde le sait, et la communauté ne sort pas grandie de ces atermoiements.

Cela dit, il nous faut, en gens responsables, prévoir les modalités de l'ajustement de production que nous aurons, tôt ou tard à effectuer.

Vous savez qu'au terme d'une longue bataille, la France avait obtenu que les divers pays membres aient le choix entre deux modes de gestion des quantités de références, qui pourraient être attribuées, soit individuellement à chaque producteur, soit à chaque laiterie. Nous avions également obtenu que cet ajustement soit étalé sur deux campagnes, ce qui traduisait pour la France par une baisse de 2 % en 1984, comparativement à 1983.

Pour d'autres pays, tels que l'Allemagne, les Pays-Bas, ou le Danemark, cet accord entraînerait des diminutions beaucoup plus importantes, de l'ordre de 7,5 %, ce qui n'est que la juste conséquence de l'évolution excessive de leur collecte depuis 1981.

Nous avons donc le choix entre quotas individuels et quotas par laiteries.

Notre préférence va naturellement vers les quotas par laiterie, car ils nous paraissent offrir une souplesse plus grande que les quotas individuels, et mieux correspondre aux situations si diverses, que connaît l'économie laitière dans les différentes régions de notre pays.

Il reste maintenant à préciser les modalités d'un tel système et à prévoir les répercussions que leur mise en oeuvre peut avoir sur les autres secteurs de l'économie agricole, et tout particulièrement sur le marché de la viande bovine.

C'est un problème qui n'est pas simple. Il s'agit en effet de repartir des « références dans des conditions justes et équitables, tout en préservant un équilibre entre les intérêts des différents partenaires de la filière laitière française, et en particulier des diverses filières régionales. Il nous faut tout à la fois gérer au plus près du terrain, et éviter la création d'un appareil bureaucratique pesant et tatillon.

Cette affaire doit être à mes yeux l'occasion de développer une concertation exemplaire tant par ses modalités, que par son efficacité. C'est dans ce but que j'ai annoncé à Versailles la tenue prochaine d'une grande conférence laitière. Il s'agit dans mon esprit de faire réfléchir ensemble tous les partenaires intéressés et en premier lieu le conseil de direction de l'office du lait, pour la gestion du système, résultant des dispositions réglementaires qui seront, je l'espère, prochainement adoptées à Bruxelles.

A mes yeux, cette conférence ne devra pas seulement traiter des problèmes relatifs à la gestion de la collecte, mais elle aura également à connaître des problèmes posés aux industries de transformation et à veiller à conserver une répartition équilibrée des investissements et des emplois industriels, entre les diverses régions.

Par ailleurs, la mise en oeuvre sur le plan français des dispositions communautaires peut entraîner l'adoption de textes d'ordre législatif ou réglementaire, et les travaux de la conférence devront éclairer les choix que le gouvernement aura à faire.

Je veux saisir ici l'occasion de préciser une nouvelle fois de la façon la plus nette que la gestion par laiterie des quantités garanties ne signifie pas gestion par les laiteries, mais ne signifie pas non gestion sans les laiteries.

Cela ne peut s'organiser qu'avec l'ensemble des professions intéressées, en gardant le maximum de souplesse dans la gestion de la référence nationale, et en permettant les nécessaires transferts entre zones de collecte et de transformation.

Vous avez relevé, monsieur le président, dans les propos que j'ai tenu à Versailles, l'annonce d'un plan d'accompagnement permettant de réaliser dans de bonnes conditions la nécessaire restructuration de notre filière lait. Ce plan,  dont la préparation se poursuit, a été chiffré pour les trois prochaines années environ à 3 milliards de francs, que nous souhaitons naturellement voir financer par la communauté, dans la plus large mesure possible. Comme vous l'avez observé, il me parait hélas difficile d'espérer que la C.E.E. puisse en l'état actuel de ses ressources, prendre en charge la totalité de l'effort. J'ai déjà indiqué au congrès de la F.N.S.E.A que nous aurions, au besoin recours à la solidarité nationale.

Il s'agit là d'un effort particulier, destiné à faciliter l'adaptation du secteur laitier aux rigoureuses nécessités d'une maîtrise de la production.

Cet effort doit bien entendu être accompagné par une politique d'orientation soutenue, visant à produire mieux plutôt qu'à produire plus.

Telle doit être à mon avis, pendant les années qui viennent, la grande préoccupation du développement agricole. Pour cela, vous l'avez dit également, monsieur le président, les instruments existent au travers de l'ANDA et des contrats État-régions, au financement desquels participe l'office du lait. Il conviendra de veiller à ce que les priorités et les cohérences nécessaires soient respectées dans l'affectation des moyens.

Je voudrais maintenant vous parler du prix du lait pour la nouvelle campagne. Selon les termes de l'accord qui avait été conclu à Bruxelles, et qui pourrait être ratifié dès demain l'augmentation en francs français du prix indicatif du lait ressortait à 5,86 % alors que la commission nous proposait moins de 3 %.

Vous faites valoir avec juste raison, que cette augmentation ne serait que de peu d'effet si un certain nombre de mesures prises par la commission n'étaient pas rapportées. Je pense tout particulièrement à l'allongement des délais de paiement des produits livrés à l'intervention.

Il me parait équitable une fois que les mesures de limitation de la production auront été prises, accompagnées des modalités financières assurant l'écoulement des quantités excédentaires, de rendre tout son sens au mécanisme de l'intervention, et je m'emploierai à le faire de façon à répercuter aux producteurs le niveau de soutien qu'ils sont en droit d'attendre.

Il est clair, en effet, que l'on ne peut à la fois demander aux producteurs des efforts pour réduire leur production, et dans le même temps, pratiquer une baisse déguisée des prix.

De même, il ne saurait être question d'admettre que les producteurs européens soient les seuls à consentir des sacrifices, qui ont, en fin de compte, pour résultat, d'assainir le marché mondial des produits laitiers pour le plus grand bien des autres pays exportateurs.

J'ai bien noté l'idée que vous avez lancée de réunir les producteurs et coopératives des pays exportateurs, pour discuter de la situation du marché et aboutir à des concessions réciproques. Cette suggestion me parait intéressante, et il serait peut-être judicieux de l'étendre au marché de la viande bovine. C'est une idée à creuser.

Dans cet ordre d'idées, et vous n'avez pas manqué de le souligner, l'importation en Europe de 83.000 tonnes de beurre néo-zélandais parait choquante.

Je voudrais à ce sujet faire deux remarques. La première pour souligner que cette quantité représente environ 10 % des exportations européennes de produits laitiers, et la seconde pour dire que les tonnages néo-zélandais sont en constante diminution d'une année sur l'autre, puisque nous en importerons en 1984 moins de la moitié du contingent initial, conformément d'ailleurs aux demandes répétées de la France. Enfin, ces importations résultent d'une obligation internationale contractée en 1973, et qui s'impose malheureusement à nous.

Soyons réalistes, la suppression totale de ces importations entraînerait simplement une diminution du stock de beurre communautaire, mais ne modifierait en rien la nécessité de maîtriser la production.

J'ajoute enfin que l'éventualité de la création d'une taxe sur les matières grasses végétales est toujours sur la table du conseil et que la France continuera d'oeuvrer pour la mise en place de cette taxe, qui, je le rappelle, toucherait, selon le projet en discussion, indifféremment les matières grasses végétales importées, et les matières grasses végétales produites dans la communauté.

Ceci m'amène à vous parler de deux sujets que vous avez évoqués, à savoir les produits de substitution des céréales et les montants compensatoires monétaires, qui peuvent tous les deux s'analyse également comme des distorsions de concurrence.

S'agissant des produits de substitution de céréales, vous souhaitez être associés de près à toutes les décisions qui pourraient être prises en vue de limiter les importations.

Cela va de soi, naturellement, vous serez associés à l'élaboration de la position de la France. Je vous rappelle en particulier que le mandat de négociation avec les États-Unis, sur la limitation des importations de gluten de maïs, est approuvé.

Le président de la république, qui est en même temps président en exercice de la communauté, vient de se rendre aux États-Unis. Il a pu, à cette occasion, avoir sur ce sujet, les échanges de vues nécessaires. Il était, comme vous le savez, accompagné d'un certain nombre de dirigeants agricoles français.

C'est l'urgence de l'actualité qui nous a empêché tous les deux, monsieur le président, de participer à ce voyage. Mais, vous le savez, le président de la République est très conscient de la nécessité d'éviter que ne se créent dans l'avenir de nouvelles rentes de situation, jouant au détriment des producteurs français, et ceci au moment même où nous sommes sur le point d'éliminer les distorsions de concurrence dues aux M.C.M.

Certes, et vous l'avez souligné, cette disparition n'est pas totale dans l'immédiat, mais vous conviendrez avec moi, que du fait des accords envisagés, l'écart entre les prix allemands et français devrait se réduire d'environ 80 % d'ici la fin de l'année, ce qui n'est pas un mince résultat.

Je ne m'étendrai pas plus longtemps sur ce sujet qui a fait l'objet de commentaires nombreux et avisés et je voudrais conclure cette partie de mon propos, en vous assurant que le gouvernement, et tout particulièrement son ministre de l'agriculture, veillera à ce que la plus grande attention soit apportée à l'examen des difficultés que vous pourriez rencontrer, qu'il s'agisse des réticences anglaises vis-à-vis du lait U.H.T. de la tarification routière obligatoire, ou du déblocage à Bruxelles des crédits de promotion provenant du versement du prélèvement de coresponsabilité.

Au-delà du tumulte et de la confusion que nous connaissons en ce moment, je voudrais évoquer brièvement les conséquences à plus long terme de la crise actuelle, et les adaptations qu'elle appelle.

Comme vous l'avez fort bien décrit dans votre rapport, la situation du marché des produits laitiers se modifie, en fonction des besoins exprimés par les consommateurs. Ces besoins évoluent vers des produits de plus en plus sophistiqués. D'abord, et de plus en plus diversifiés, en raison même de la diversité des types de consommateurs.

L'économie laitière est donc amenée à mettre sur le marché, non seulement des produits de première nécessité, comme la matière grasse ou le lait, mais également des produits plus élaborés, qui ne bénéficient pas de la sécurité apportée par l'intervention, mais apportent la valeur ajoutée dont toute entreprise a besoin pour assurer son développement. Il faut donc être à l'écoute des consommateurs pour inventer le produit qu'il désire et dans ce domaine, la coopération dispose d'atouts de premier ordre.

Elle demeure à beaucoup d'égards un modèle exemplaire d'organisation, par son mode de fonctionnement démocratique, par la manière dont elle gère son capital et, par les actions irremplaçables qu'elle mène en faveur de la formation de ses adhérents.

Elle doit à son esprit initial qui a continué d'inspirer son développement au cours du temps et aux règles statutaires qui traduisent cet esprit et qu'il ne saurait être question, aujourd'hui, de remettre en cause. Il lui appartient toutefois, de poursuivre son effort d'adaptation pour mieux répondre aux exigences de la compétition économique, au plan national et international, et pour renforcer l'image de démocratie, qu'elle peut donner, en laissant toute leur place aux différentes catégories intéressées par le fonctionnement des entreprises, et notamment aux salariés.

La crise actuelle doit être l'occasion de réaliser cette nécessaire adaptation à laquelle l'État apportera son concours, en maintenant son effort dans le cadre général des actions menées pour renforcer les entreprises agro-alimentaires.

Monsieur le président, le réalisme et le courage dont votre organisation a fait preuve dans l'analyse de la situation présente, et la détermination qu'elle montre pour faire face aux difficultés qui s'annoncent, témoigne de la force et de la vigueur de la coopération laitière.

Je suis persuadé qu'avec le concours des pouvoirs publics et en concertation avec les autres particuliers de la filière, au sein des organisations que nous avons su mettre en place, l'économie laitière saura traverser victorieusement la difficile période que nous connaissons.