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Rebâtir ensemble de nouveaux modèles
"Je reconnais bien volontiers que le monde a si profondément changé que je ne l'ai pas compris sur le moment". Cette autocritique de Michel Rocard pose des questions redoutables. Faut-il continuer à appliquer les recettes classiques ? Peut-on définir une politique économique de gauche ? Celle-ci est-elle capable aujourd'hui, d'élaborer un projet qui éclaire l'avenir ?
Pierre Moscovici, trésorier du Parti socialiste, Philippe Herzog, responsable de la section économique au Parti communiste, et Alain Lipietz, porte-parole de la commission économique des Verts, ont tenté de formuler des éléments de réponse.
Vendredi : Que valent encore les vieilles recettes classiques ?
Pierre Moscovici : Le monde a changé à un point tel que le progrès technologique entre en contradiction avec le progrès social. Tous les remèdes classiques, tous les dogmes doivent être mis en cause : les socialistes y ont sacrifié à l'excès, entre 1983 et 1993. Nous avons progressivement glissé de la rigueur à l'orthodoxie économique et financière, puis à l'intégrisme.
Je ne crois pas que d'autres dogmes s'imposent aujourd'hui, pas plus la relance de la consommation dans un seul pays que le protectionnisme. Je ne crois pas, non plus, que le libéralisme soit une solution, ni que la seule désinflation compétitive, qui a beaucoup apporté, soit encore une stratégie valable. On a trop privilégié, dans le passé, les moyens, les instruments, au détriment des fins politiques. Il faut inverser ce processus, remettre au cœur les objectifs de la politique économique, et d'abord l'emploi. S'il fallait donner un nom à cette stratégie, ce serait la recherche d'une croissance à la fois coopérative et soutenable.
Philippe Herzog : Il est intéressant que Michel Rocard ait commencé une autocritique. Mais les socialistes n'en sont qu'au début. Leurs politiques relèvent du libéralisme d'État. Désinflation compétitive ? En réalité, inflation financière et déflation salariale. Les gouvernements ont fait de nécessité vertu. Ils l'ont assumé dramatiquement, jusqu'au suicide.
Nous ne sommes pas en présence d'une réédition de la troisième révolution industrielle, mais d'une révolution informationnelle. On fait de la productivité contre l'emploi alors qu'un autre type de productivité, où l'on diminuerait les coûts matériels et financiers, serait compatible avec la création d'emplois. L'État ne peut plus corriger les dégâts sociaux du marché. Il faut donc changer la régulation du marché, le maîtriser socialement, opposer aux critères tout puissants de la rentabilité financière des critères d'efficacité sociale.
Alain Lipietz : Au départ, les socialistes ont cru qu'il suffisait de moderniser la production pour que, l'État jouant son rôle redistributeur, le progrès social suive. À partir du tournant de 1983, ils ont gardé les idées de progrès et de modernisation industrielle, en abandonnant celle que l'État pouvait les transmuter en progrès social. Ils disaient vaguement que les entreprises, le jeu régulateur du marché, y arriveraient. Cela ne s'est pas passé ainsi. C'est le culte du progrès technico-industriel dans lequel toute la gauche, les gaullistes et la démocratie-chrétienne, ont communié depuis la Seconde Guerre mondiale qui est en cause, de façon plus fondamentale que les instruments, l'État ou le marché. L'écologie est née du constat que la modernisation technique n'amène pas le bonheur et peut arriver à l'inverse, à la déchirure de la société, à la rupture entre les générations, entre l'homme et son environnement. Nous suggérons de repartir à la base : pourquoi produisons-nos, au nom de quelles valeurs essayons-nous de piloter l'économie ?
Se pose alors la question du cadre institutionnel. Une Europe qui ne formaliserait pas des réglementations sociales, fiscales, écologistes, ne peut être un cadre possible pour un développement soutenable. Mais, même si l'Europe était telle que la souhaitent les écologistes, cela ne veut pas dire que nous serions d'accord sur le modèle de développement à poursuivre. Quand on dit "seule la croissance peut…", j'ai des doutes : la croissance de quoi ?
Philippe Herzog : Gare à ce qu'il y ait deux politiques à droite et carence à gauche. Philippe Séguin critique la rentabilité financière, les règles du commerce mondial. En revanche, il conserve l'obsession anti-salariale. Ma rage est que, avec des amis, nous proposions une solution de rechange de gestion dès les années 80, mais nous avons prêché dans le désert. Aujourd'hui peut avoir lieu un véritable débat de gestion avec les socialistes, ouvert et loyal. Il faut oser lancer l'objectif d'un nouveau type de plein emploi. Certes, avec un emploi plus mobile, à temps de travail réduit, lié à un développement du temps choisi. Mais ne biaisons pas. Nous devons créer plus d'emplois. L'idée de partage est très forte, mais les Verts et d'autres a sabotent en l'enfermant dans une optique de partage des salaires. Construire l'Europe est nécessaire. Mais ne poursuivons pas l'erreur mitterrandienne selon laquelle l'Europe tient lieu de politique nationale. Des gens qui ont dit oui et des gens qui ont dit non à Maastricht devraient travailler ensemble associer une ligne de progrès ici, en France, à une ligne ambitieuse d'ouverture au monde, passant par l'organisation d'une véritable solidarité des Européens. Il faut soumettre les opérateurs sur le grand marché à des responsabilités sociales, établir une fiscalité sur le capital, centrer la coopération sur l'emploi et son efficacité.
Pierre Moscovici : Je ne suis pas bouleversé par l'originalité des propositions de Philippe Séguin. D'autres les ont tenues avant lui. Ce qui fait événement, c'est que ce débat se déroule au sein de la droite, un peu comme si Rocard et Bérégovoy s'étaient opposés en 1988. Philippe Séguin formule deux postulats justes et évidents on ne peut pas considérer l'emploi comme un solde d'une part, on ne peut pas abandonner la puissance publique d'autre part. Mais je n'en tire pas les mêmes conclusions que lui.
Alain Lipietz : La comparaison avec une confrontation entre Rocard et Bérégovoy est très bonne, mais il aurait fallu, justement, qu'elle ait lieu.
Pierre Moscovici : Ce débat n'avait pas lieu d'être à cette époque et avec cette ampleur, mais certains, au sein de la gauche, y compris socialiste, ont soulevé d'importantes questions en termes de politique économique. Ils ne l'ont probablement pas fait suffisamment fort, en tout cas ils n'ont pas été entendus. J'ai voté oui à Maastricht avec des critiques. L'Europe de Maastricht n'est pas l'Europe des socialistes. Elle résulte de compromis, sans doute excessifs, avec le marché qui privilégie, lui aussi, les instruments par rapport aux fins. Mais cette Europe existe et je si attaché à l'idéal européen, même s'il est en crise.
Alain Lipietz : Nous aussi, et c'est pour cela que nous étions contre Maastricht. Ce traité aurait de telles conséquences qu'il vaccinerait l'opinion contre l'Europe.
Pierre Moscovici : Il faut aménager l'Europe, rechercher de nouveaux compromis, même s'il faut pour cela une crise idéologique ou politique. Mais je ne souhaite pas un retour en arrière ni une négation du cadre européen. Ainsi sur l'emploi : toutes les pistes explorées ont besoin de la dimension européenne, qu'il s'agisse d'une relance concertée, de l'investissement physique, public ou de formation, ou encore du besoin de changer de modèle avec un partage du travail véritable. C'est une authentique puissance publique européenne, une Europe sociale, une Europe protectrice, qu'il faut bâtir.
Alain Lipietz : Tous les instruments ne servent qu'à mettre en œuvre un choix de société. La question des valeurs autour desquelles s'articule ce choix de société est décisive. Pour autant que la gauche accepte la critique écologique, nous pourrons, un jour, nous mettre d'accord sur trois thèmes fondamentaux : la solidarité, l'autonomie (c'est-à-dire la capacité de chacun à pouvoir garder le contrôle de son travail et de sa vie), la responsabilité à l'égard de la nature et des générations futures. Cela va avoir des implications sur le modèle de développement et, notamment, sur le fait fondamental que, désormais, la croissance se mesurera essentiellement à la croissance du temps libre. Nous prônerions cette stratégie même dans un contexte de plein emploi. Mais, de façon conjoncturelle et à productivité constante, le chômage doit être combattu rapidement, essentiellement par le partage, et non par le mythe du retour à la croissance matérielle. Nous sommes pour un passage rapide aux trente-cinq heures. Il ne peut pas être payé par les bas salaires mais par les profits financiers la dispense de toute cotisation sociale ou impôt que la gauche à tolérée à leur égard est un scandale. Mais cela ne suffira pas. Avec – 10 % de temps de travail en moins, il n'est pas possible de maintenir intégralement le salaire de la partie supérieure de la hiérarchie.
Philippe Herzog : Beaucoup citent aujourd'hui les valeurs de solidarité, d'autonomie, de responsabilité. La difficulté est que l'on ne peut les faire vivre sans changement profond des conceptions et pratiques du pouvoir. Quant aux buts sociaux, il ne seront jamais atteints sans changement de la gestion et du système de régulation économique. J'insiste encore sur l'objectif d'un plein emploi radicalement nouveau, associé à une pleine activité humaine, les deux appelant un développement sans exclusion des capacités humaines. On n'existe pas socialement, et on est détruit individuellement, sans insertion dans un emploi. Pour aller vers un temps choisi, la question de la redistribution, aussi importante soit-elle, n'est pas la seule. Le défi est de gérer plus efficacement les moyens matériels, les équipements, en faisant appel aux capacités humaines, de façon à produire mieux et plus, avec une dimension de service croissante, d'une façon non polluante, et avec une intense coopération, un codéveloppement, avec le Sud et l'Est. Ne contournons pas ce défi de gestion à un moment où des chefs d'entreprise, comme André Riboud et Jean Gandois, disent: nous nous sommes trompés de productivité, parlons compétitivité globale.
Cela exige de changer la finance. Comment dégonfler toute cette enflure spéculative ? Cette interrogation est cruciale pour la gauche.
Je ne fuis pas les questions de partage pour autant. Le partage des ressources doit intervenir en amont de la production, en solidarisant les entreprises, y compris à l'échelle internationale. C'est un autre type de société mixte, où les principes régulateurs du capitalisme actuel seraient réduits et subordonnés à des critères d'efficacité sociale, avec un nouveau rôle des salariés dans la gestion des entreprises et des ressources.
Pierre Moscovici : En intégrant nos critiques respectives, en débattant de nos valeurs, il y a sans doute un socle sur lequel nous pouvons travailler et, pourquoi pas, parvenir à un accord.
Ainsi en est-il du type de croissance que nous voulons. Recherchons d'autres indicateurs pour la mesurer, d'autres contenus, exigeons qu'elle respecte les équilibres naturels et qu'elle garantisse la vie des générations futures. Les recettes classiques contre le chômage sont épuisées. Afficher les trente-cinq heures très vite est la seule manière de parvenir à une baisse rapide et significative du chômage. C'est un objectif que nous pouvons avoir en commun et, sur ce sujet, je me rapproche aujourd'hui du point de vue d'Alain Lipietz : le partage est une notion globale, qu'il s'agisse du travail ou des richesses.
Cela suppose une tout autre conception de la redistribution. Aujourd'hui, l'inflation est davantage dans les stocks, dans les patrimoines, que dans les flux. Il faut en tenir compte dans la définition du système fiscal pour que le partage soit global. Il faut demander leur contribution aux entreprises, à la finance, car elle est très insuffisante. Les pays occidentaux, notamment la France, ont été trop loin, dans les années 80, dans le partage de la valeur ajoutée au détriment des salariés. En même temps, pour crédibiliser le partage du travail, un partage des revenus est nécessaire, avec une contribution significative des plus hauts salaires. À condition de savoir quel est le rythme de cette contribution, les modalités de négociation et la nouvelle organisation du travail qui l'accompagne.
Philippe Herzog : Le but à poursuivre n'est pas seulement une alternance. François Mitterrand s'est fait élire en 1981 en disant que ce n'était pas pour accaparer le pouvoir mais pour que le peuple puisse l'assumer. En réalité, dix ans après, les gens se sentent plus impuissants. La question centrale est celle d'une conquête de citoyenneté, faisant reculer la délégation des pouvoirs et toutes les conceptions du pouvoir par domination. Il faut aller vers une société capable d'autodirection.
Alain Lipietz : La question de l'autonomie est essentielle. Il faut mettre dans le traitement du chômage les mêmes masses d'argent, voire les augmenter, mais les utiliser différemment. La question n'est plus tant d'indemniser les chômeurs que de les aider à s'auto-organiser pour s'insérer dans la société. Pour cela, beaucoup n'attendent pas le retour au pouvoir des forces progressistes, si un jour nous sommes alliés et arrivons ensemble au pouvoir. La plus grande réduction du temps de travail a suivi les accords de Grenelle, grâce à un puissant mouvement social qui a imposé à droite cette réforme.
Pierre Moscovici : Le bilan n'est pas seulement constitué d'objectifs qui n'ont pas été atteints, mais aussi de modalités institutionnelles à revoir. L'orthodoxie découle largement d'un déficit de pratique démocratique. Nous sommes maintenant devant une exigence de reconstruction, autant que possible ensemble, car nous avons des devoirs à l'égard de tous ceux qui se reconnaissent dans les valeurs de la gauche. La réponse à cette exigence ne prendra pas forcément, et seulement, la forme d'une alternance politique, mais aussi celle du mouvement social. Nous avons le devoir de travailler ensemble pour rebâtir de nouveaux modèles, de nouveaux mouvements sociaux. Beaucoup attendent cela de nous aujourd'hui.