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La Croix
Emploi
Un chef d’entreprise et un leader syndical face au député auteur de l’amendement sur la réduction du temps de travail. Difficile dialogue
Accord introuvable sur le temps de travail
L’amendement de Jean-Yves Chamard a provoqué une relance inattendue des débats sur la réduction du temps de travail qui ont occulté l’examen de loi quinquennale sur l’emploi. Aussi, nous vous posons trois questions : la réduction du temps de travail constitue-t-elle une voie efficace pour lutter contre le chômage ? Quelle va être, selon vous, l’efficacité de la loi quinquennale ? Enfin, estimez-vous que les entreprises font tout leur possible pour éviter les licenciements, voire pour créer des emplois ?
Jean-Yves Chamard : Oui, la réduction du temps de travail est une voie efficace pour lutter contre le chômage. Vous auriez dit « la » voie, j’aurais dit non. Depuis des années, les gouvernements successifs préconisent d’utiliser activement ce que la collectivité publique dépense pour lutter passivement contre le chômage. Dès lors, pour créer des emplois, pourquoi ne pas faire ce qui existe déjà pour des entreprises en difficulté, lorsque, pour éviter de licencier, elles réduisent le temps de travail en demandant aux salariés de réduire leurs salaires, ce qui entraîne aussi une réduction de charges sociales ?
J’ai été très étonné de lire dans la presse que, pour un peu, je demandais de ramener la durée légale du travail à 32 heures. Le montage que je propose, c’est que la masse salariale totale de l’entreprise reste constante et qu’avec cette même masse salariale, on crée des emplois. Je n’affirme pas qu’on pourra créer des millions d’emplois. J’ai simplement dit que chaque fois qu’une entreprise accepte de faire l’expérience pour 10 emplois existants, on devrait pouvoir créer un emploi nouveau.
Marc Blondel : Je conteste le postulat de départ. Ce qui peut réduire le chômage, c’est la relance de l’activité. La réduction de la durée du travail peut simplement participer au maintien de l’emploi. Et encore cela dépend-il de son ampleur. L’erreur est de croire qu’on peut réduire la durée du travail de la même façon dans les entreprises industrielles, les administrations, les ateliers ou les commerces. Si l’idée générale peut plaire, sa pratique semble quasiment impossible. Qu’on le veuille ou non, tout cela sous-entend obligatoirement une perte de pouvoir d’achat. Et je ne pense pas que cela soit salutaire du point de vue économique global.
J’ajouterai que le travail n’est pas défini tous les jours. Il n’est pas exact de dire que le mardi, il y a autant de travail que le mercredi ou le jeudi. Je vois donc mal comment on peut entrer dans une mécanique arithmétique de répartition de la durée du travail. Je ne crois pas que la réduction de la durée du travail soit susceptible d’être un facteur important de réduction du chômage.
Jean-Louis Giral : Le débat auquel nous avons assisté montre le désarroi de ceux qui nous gouvernent et qui essayent de trouver par n’importe quel moyen une solution miracle, sans savoir très bien où ils peuvent la trouver. Soyons clairs : si la réduction du temps de travail est volontaire, nous sommes tout à fait d’accord. Un certain nombre de personnes peuvent souhaiter travailler moins avec un revenu moindre pour avoir une vie plus équilibrée. En revanche, s’il y a une petite baisse de salaire et une forte réduction du temps de travail, c’est de la folie. Les entreprises aujourd’hui ont énormément de mal à survivre et ne peuvent pas admettre une augmentation de leurs coûts de production. Ce débat a été néfaste car il a donné l’illusion qu’on allait pouvoir trouver une solution au chômage.
Marc Blondel : Je rejoins Jean-Louis Giral : le débat sur le temps de travail a été superficiel et a créé des illusions, en particulier chez les jeunes. Je vois déjà le neveu ou le fils qui se plaindrait du père ou de l’oncle travaillant encore 39 heures alors qu’avec 30 ou 32 heures, ce jeune aurait un emploi. On a joué avec le feu sur un dossier où nous tournons tous en rond depuis de nombreuses années. On a lancé là un pétard et cela en définitive a été une illusion.
- Jean-Yves Chamard, vous retrouvez-vous dans les critiques de Jean-Louis Giral et Marc Blondel ?
Jean-Yves Chamard : Pour l’essentiel, Marc Blondel approuve ma proposition : la réduction du temps de travail n’a un effet sur l’emploi que si elle est importante. On ne peut pas non plus réduire le temps de la même manière dans toutes les entreprises. Il est vrai que le débat a été complètement fou. Pendant six semaines, la loi Giraud a disparu et on a parlé des 32 heures. Pourquoi ? D’abord tous, syndicats, patronaux ou salariés, responsables politiques et autres, n’ont pas, jusqu’à maintenant, apporté suffisamment de propositions nouvelles. Si tant de choses ont été dites, c’est parce qu’elles présentaient de l’attrait, même avec une réflexion sommaire.
Jean-Louis Giral, vous avez dit que les entreprises ne peuvent admettre une augmentation de leurs coûts. Bien sûr. Tout le dispositif a pour but de faire en sorte que les salariés supplémentaires aient leurs salaires payés pour une part par les réductions de charges et, pour une autre part, par une réduction de salaire de ceux qui verraient leur temps de travail diminuer.
Jean-Louis Giral : C’est là, Jean-Yves Chamard, que vous manifestez une méconnaissance complète du raisonnement des salariés dans cette affaire. Comment voulez-vous conserver des salariés qui vont être payés quasiment pareil, les uns faisant 39 heures et les autres 32 ? Ceux qui font 39 heures voudront une augmentation parce qu’ils n’accepteront pas 20 % de plus de temps de travail alors que les autres finalement n’ont que 7 % environ de baisse de salaire. C’est évident.
Jean-Yves Chamard : Vous leur proposerez de travailler eux aussi quatre jours…
Jean-Louis Giral : Ce n’est pas possible. C’est là où vous ne voyez pas l’organisation d’une entreprise. Je trouve étonnant, au moment où on abandonne le taylorisme, de vouloir banaliser les salariés. On prend des chômeurs, on les fait rentrer dans l’entreprise, ils remplacent indifféremment d’autres salariés. Bien entendu, on ne parle pas des cadres. Vont-ils travailler du lundi au jeudi avec un cadre supplémentaire le cinquième jour ?
Marc Blondel : On a utilisé toutes les formules de traitement social du chômage. Depuis 1975, nous faisons plus ou moins du partage du travail. Quand on explique à quelqu’un âgé de 57 ans et demi qu’il doit quitter l’entreprise pour faire embaucher un jeune, c’est une forme de partage. Si cela était si simple, comment se fait-il que nous ayons été aussi bêtes pour ne pas promouvoir il y a déjà dix ans la réduction de la durée du travail ? Comment se fait-il que, lorsqu’il y a eu 2 millions de chômeurs on n’ait pas fait la réduction de la durée du travail ?
Jean-Yves Chamard : Les 39 heures payées 40 ont tout bloqué.
Marc Blondel : L’action syndicale m’a appris que les employeurs n’embauchent pas pour faire plaisir. Ils le font quand ils ont du boulot. C’est aussi simple que ça. Et quel que soit le tarif.
- Venons-en à la loi quinquennale. Jean-Louis Giral, pensez-vous qu’elle aura un effet sur le chômage ?
Jean-Louis Giral : Personne n’a voulu regarder les véritables causes du chômage. On part du principe que nous avons le chômage, que la croissance est insuffisante et que, même avec elle, nous avons encore le chômage. Comme on continue la même politique, je ne vois pas ce qui ferait aujourd’hui que le chômage diminuerait. Il y a une erreur d’analyse au départ. J’énumère personnellement quatre causes qui sont un constat et non une critique à l’égard de quiconque.
D’abord, nous avons eu, depuis vingt ans, une immigration de salariés de basse qualification. Nous avons eu une modification du comportement des femmes qui travaillent beaucoup plus qu’il y a vingt ans. Nous avons eu un taux de charges sociales qui n’a fait que croître et leur hausse a poussé à une mécanisation à outrance, à des suppressions d’emplois importantes. Enfin, nous avons les délocalisations dont on commence à peine à mesurer les effets. Qu’on regarde l’importance de ces quatre problèmes et qu’on essaye de voir s’il n’y a pas quelque chose à faire.
Marc Blondel : La loi quinquennale repose sur deux postulats complètement faux. Le premier postulat, c’est la volonté de faire baisser le coût du travail notamment par des exonérations de cotisations sociales ciblées qui plus est, sur les gens payés au Smic, ce qui constitue une prime au mauvais payeur. La baisse du coût du travail n’est pas une solution pour la simple raison que les employeurs n’embauchent que s’ils en ont besoin. Le second, c’est la flexibilité qui est très exactement une démarche pour éviter d’embaucher. Si on fait 32 heures une semaine et 46 heures la semaine suivante c’est pour utiliser au mieux les équipements et éviter d’embaucher pendant la période de suractivité. Ces deux postulats sont mauvais.
Je rejoins Jean-Louis Giral sur les délocalisations. Il faut faire appliquer dans les pays en voie de développement les normes internationales du travail et interdire aux sociétés multinationales d’exiger qu’il n’y ait pas de syndicat dans les établissements où elles se délocalisent. Il faut solvabiliser les pays en voie de développement pour qu’ils créent un marché intérieur et nous achètent aussi à nous.
- Jean-Yves Chamard, vous qui avez voté la loi, quelle est votre appréciation sur ce texte ?
Jean-Yves Chamard : Cette loi est positive. Beaucoup de chefs d’entreprise rêvent d’une certaine manière de l’entreprise avec zéro salarié. Pourquoi ? D’abord parce que notre protection sociale a un mauvais système de financement qui repose presque entièrement sur l’emploi. Le gouvernement a commencé à changer cela pour les bas salaires. Je me bats comme Jean-Louis Giral pour une TVA sociale qui a pour avantage de faire payer indifféremment des produits fabriqués en France ou à l’étranger, notamment dans des pays où il n’y a pas de protection sociale.
La deuxième raison tient à l’insuffisance de dialogue social. Et là, tout le monde est fautif. Outre-Rhin, il y a une coopération entre salariés et entreprises de meilleure qualité…
- La loi ne multiplie-t-elle pas les « effets d’aubaine » avec des primes à des entreprises qui auraient embauché de toute façon ?
Jean-Louis Giral : Effectivement, il faut faire attention à ne pas créer des distorsions de concurrence. Surtout, ce n’est pas sur des bonnes paroles, sur des incitations, en leur faisant miroiter la carotte puis en agitant le bâton, en disant qu’ils licencient à tort et à travers que l’on fera repartir les chefs d’entreprise. Ce sont des gens réalistes qui se trouvent devant un carnet de commandes en baisse malgré les propos actuels sur les frémissements de reprise. Dans certaines professions de main-d’œuvre, on est bien obligé de supprimer des emplois.
- Vous abordez donc le problème de la responsabilité des entreprises…
Jean-Louis Giral : Je suis ulcéré du discours que j’entends périodiquement, quel que soit le gouvernement, qui commence à attaquer systématiquement les chefs d’entreprise en disant qu’ils ne sont pas sérieux. Ce sont les politiques qui ne sont pas sérieux dans ce domaine car ils feraient bien de commencer par balayer devant leur porte et faire une politique cohérente. Cela devient même un peu outrageant.
Jean-Yves Chamard : Ce ne sont pas les chefs d’entreprise qui sont en cause mais l’ensemble du système qui a fait que, en France, plus qu’ailleurs, l’adaptation des entreprises à la conjoncture ne fait pas l’emploi. Je dis quand même aux chefs d’entreprise que, plus il y aura de chômeurs, plus il y aura de charges.
Marc Blondel : A force de faire du traitement social, on est arrivé à un moment où l’entreprise n’est quasiment plus maîtresse de ses embauches. Un « bon » patron n’embauche plus en fonction de ses besoins mais de ce que cela lui rapporte. Cela n’est pas sain. Bientôt, nous n’allons plus pouvoir négocier avec les employeurs les salaires directement parce qu’il y aura tellement d’effets indirects que ça gèlera tout. Je n’ai jamais vu un gouvernement intervenir autant dans la gestion des entreprises. Et cela met en l’air toute la politique de négociation sociale.
Jean-Louis Giral : La situation actuelle me rappelle une anecdote des Propos de Barenton confiseur. C’était l’histoire de la puce dont on arrachait les pattes et à qui on disait : « Saute ! » Constatant qu’elle ne sautait pas, on concluait : l’ablation des pattes de la puce conduit à sa surdité. On est constamment en train de faire de même en refusant de voir ce qui se passe sous nos yeux.
Jean-Yves Chamard : Si on n’innove pas, on ira effectivement aux 4 millions de chômeurs. Si vous trouvez que le pouvoir politique intervient trop, c’est qu’il se sent responsable de tous ceux qui se trouvent sur le bord de la route. Nous pouvons à tout moment avoir une rupture grave de la cohésion et il appartient au gouvernement d’essayer de faire en sorte que des changements nécessaires s’instaurent.
Recueilli par
Gérard Adam
avec Evelyne Anthonioz