Texte intégral
Éducation Économie : Monsieur le ministre, comme vous l'avez annoncé récemment, les trois fonctions publiques vont désormais ouvrir leurs portes à l'apprentissage. Quelle préoccupation essentielle à motivé cette initiative ?
André Rossinot : Les entreprises sont de plus en plus exigeantes sur le recrutement des jeunes. Elles leur demandent d'être formés concrètement à un métier et de connaître l'entreprise. Or au même moment, du fait de la conjoncture économique, elles offrent moins de places de stage pour les apprentis. Le secteur public, qui recèle un considérable potentiel de formation technique et humain, vient donc épauler les jeunes à la recherche d'un emploi pour qu'ils abordent le marché du travail avec une formation, un diplôme et une expérience professionnelle.
Éducation Économie : La loi du 17 juillet 1992 avait déjà ouvert le secteur public à l'apprentissage mais sans produire les résultats escomptés. Il s'agit donc aujourd'hui de faire en sorte que cette loi trouve une application effective.
André Rossinot : La loi du 17 juillet 1992 était restée en panne faute de texte d'application et de dispositif financier. C'était une coquille juridique vide. La circulaire du 16 novembre 1993, les moyens budgétaires dégagés, ainsi que les procédures administratives mises en œuvre, constituent le lancement concret de l'opération.
Éducation Économie : Pourquoi faire porter aujourd'hui l'effort de la fonction publique en matière de formation sur la filière de l'apprentissage ?
André Rossinot : Parce que c'est une filière qui a fait ses preuves. Elle est adaptée à tous ces jeunes pour qui l'accès à la connaissance et au métier passe par un équilibre entre formations théorique et pratique. L'apprentissage présente une autre caractéristique essentielle : il permet au jeune apprenti de bénéficier auprès de lui, pendant toute la durée du stage d'un adulte de référence, le maître apprenti, qui sera un véritable guide pour l'aider à préparer sa vie d'adulte. Ce compagnonnage représente l'une des grandes vertus de l'apprentissage.
Éducation Économie : Quelles seront les perspectives professionnelles des jeunes apprentis de la fonction publique ?
André Rossinot : La vocation des apprentis issus du secteur public est avant tout d'être embauchés par une entreprise privée. Les employeurs publics ont comme consigne d'offrir des places d'apprenti dans les métiers du secteur marchand où il y a des besoins en main d'œuvre qualifiée. Ces apprentis pourront, s'ils le souhaitent passer les concours d'entrée dans la fonction publique, ce qui est la règle commune.
Éducation Économie : Quelle sera la nature du contrat de travail et quels en seront les contractants ?
André Rossinot : Il s'agit d'un contrat de travail de droit privé, passé entre l'apprenti et l'employeur public.
Éducation Économie : Quels seront les métiers préparés ?
André Rossinot : Tous les métiers professionnels qui correspondent aux différents diplômes nationaux : CAP, BP, BTS, diplôme d'ingénieur.
Éducation Économie : Qui seront les maîtres d'apprentissage ?
André Rossinot : Les maitres d'apprentissage seront les fonctionnaires exerçant un métier dans les secteurs qui auront été sélectionnés, et qui répondront à un certain nombre de critères relatifs à leur qualité professionnelle et humaine. Naturellement une attention particulière sera portée à leur savoir-faire pédagogique.
Éducation Économie : Les apprentis ne feront-ils pas concurrence aux autres types de stages pour lesquels la fonction publique est sollicitée ?
André Rossinot : Non, il s'agit d'un dispositif complémentaire.
Éducation Économie : Quel sera le coût de l'apprentissage et qu'elles seront les modalités de financement ?
André Rossinot : L'apprentissage comporte trois types de coût : le salaire, calculé en pourcentage du Smic selon l'âge et du diplôme préparé, qui est à la charge de l'employeur. En moyenne, les apprentis gagneront la moitié du Smic ; les charges sociales, qui sont entièrement prises en charge par l'État ; la formation, qui se déroule obligatoirement en CFA, à raison de 400 heures par an minimum, et qui revient environ à 15 000 F chaque année (un stage d'apprentissage dure en général deux ans). L'apprentissage est de la compétence des régions. Néanmoins, l'État prendra directement en charge le coût de la formation de ses services, remboursable aux régions qui rencontreraient des difficultés, et les surcoûts générés par les apprentis des collectivités territoriales, dans le cadre du fonds partenarial pour l'emploi créé par la loi quinquennale.
Éducation Économie : Quand la fonction publique recrutera-t-elle ses premiers apprentis ?
André Rossinot : Tout est fait pour que le dispositif soit pleinement opérationnel à la rentrée scolaire 1994, pour laquelle les inscriptions seront ouvertes dès le printemps prochain. Mais, d'ores et déjà, la ville de Nancy, dont je suis le maire, a engagé ses premiers apprentis.
Éducation Économie : Fixez-vous des objectifs quantitatifs précis à ce développement de l'apprentissage ? À quelle échéance ?
André Rossinot : Nous nous sommes fixé un objectif raisonnable pour la rentrée 1994 de 10 000 apprentis. Car nous voulons développer une formation solide, sérieuse, qui montera en puissance au rythme qui convient. Il faut néanmoins noter que ce chiffre de 10 000 représente également le nombre d'apprentis actuellement en formation dans la première branche industrielle française, l'UIMM.
Éducation Économie : Quelles sont, selon vous, les conditions du succès de l'apprentissage dans la fonction publique ?
André Rossinot : D'abord, une grande rigueur dans la mise en œuvre. Ensuite, bien entendu, la mobilisation de tous, mais nous savons d'ores et déjà que cette condition est aujourd'hui remplie.
15 janvier 1994
Partenaires
Partenaires : Pourquoi l'apprentissage dans la fonction publique n'avait-il pas été développé auparavant ?
André Rossinot : L'apprentissage est une méthode de formation, mais également un mode de recrutement. Lorsqu'un employeur, et cela bien avant la loi de 1919, recrute un apprenti, c'est pour le former, mais avec la perspective de l'embaucher. Ce type de recrutement est radicalement différent de celui qui caractérise la fonction publique : le concours.
Or, habituellement, lorsque l'Administration forme ses agents, elle ne le fait qu'à l'issue de la réussite à un concours d'entrée. C'est la première raison.
La deuxième raison est que pendant longtemps l'Administration n'a exercé que les fonctions régaliennes de l'État. Et on voit mal des apprentis inspecteurs des impôts, douaniers ou policiers.
La troisième raison tient, je crois, à ce que la notion de métier, à laquelle l'apprentissage est fortement lié, est une notion qui est restée longtemps mal définie dans la fonction publique parce que Les termes de référence étaient plutôt ceux de mission, de service, de formation, de corps, de grade. Enfin, la quatrième raison, suffisante, c'est que le secteur privé pourvoyait lui-même jusqu'ici à ses propres besoins de jeunes formés par l'apprentissage. Voilà les raisons historiques.
On peut ajouter, à titre plus conjoncture, que si la loi de juillet 1992 n'a pas été appliquée immédiatement, malgré l'urgence, c'est manifestement parce qu'il y avait de vives oppositions au sein du précédent gouvernement. Aujourd'hui, beaucoup de choses ont changé : les tâches assurées par les administrations se sont considérablement diversifiées ; la notion de métier est de plus en plus souvent retenue pour organiser les services ; le nombre de places de stages d'apprentis offert par le secteur privé est insuffisant. Reste la procédure de recrutement par concours, qui explique que les apprentis formés dans les fonctions publiques aient principalement vocation à travailler dans le secteur privé.
Partenaires : L'apprentissage souffre d'une image restrictive. Dans quelle mesure le secteur public peut-il contribuer au redressement de cette image et à son développement ?
André Rossinot : Dans l'opinion, mais également chez les employeurs industriels, on considère généralement chez nous que l'apprentissage ne s'adresse qu'aux métiers de l'artisanat et du commerce et ne concerne que le niveau de qualification d'ouvrier professionnel. Au contraire, il est conçu chez nos voisins allemands comme un mode d'accès à la connaissance à part entière, pour l'ensemble des professions, y compris l'industrie et les services à valeur ajoutée, et pour l'ensemble des niveaux de qualification. Ce n'est sûrement pas sans influence sur la qualité de l'industrie, ainsi que sur la fluidité sociale qui fait la force de ce pays, où on rencontre en nombre significatif des directeurs d'entreprise qui ont fait leurs premières armes comme apprentis. Il faut rompre avec cette image. Depuis la loi de juillet 1987, l'apprentissage forme à tous les niveaux de qualification. Par exemple, le programme "Ingénieur 2000" piloté par le CNAM et de très grandes entreprises (EDF, Renault, Thomson. Usinor-Sacilor, Schneider et la Snecma) forme déjà par ce moyen des ingénieurs de production de très haut niveau. L'introduction de l'apprentissage dans la fonction publique va amplifier ce mouvement. Les métiers ouverts à l'apprentissage sont d'une variété extrême. Le cadre, la nature même des postes de travail destinés aux apprentis seront tellement différents de ceux proposés habituellement que la perception de l'apprentissage s'en trouvera nécessairement modifiée.
Partenaires : Les apprentis formés dans la fonction publique ont vocation à intégrer le secteur privé à l'issue de leur période de formation. En dehors de cet objectif d'aide à l'insertion professionnelle, que peut apporter cette mesure en interne aux administrations et établissements concernés ?
André Rossinot : Le dispositif n'est pas une charge pour l'administration mais un atout. Il va donner l'occasion à de nombreux fonctionnaires d'exercer ce magnifique métier de formateur, d'entrer en relation étroite avec des jeunes, d'approfondir leur métier et, en quelque sorte de se ressourcer.
Il va également conduire les administrations à réfléchir à la notion de métier et de filière professionnelle, réflexion qui ne peut qu'enrichir le contenu des politiques de modernisation engagées.